CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Et si l’analyse la plus pertinente de la frontière linguistique belge se trouvait dans Schtroumpf vert et vert schtroumpf (1973) du dessinateur Peyo, l’inventeur des célèbres petits lutins bleus au nom imprononçable ? Le Schtroumpf gourmand y demande un jour au Schtroumpf bricoleur de lui prêter un « tire-bouschtroumpf », c’est-à-dire un tire-bouchon en langue schtroumpf. Ce dernier lui réplique qu’il veut bien mais qu’il faut dire « schtroumpf-bouchon ». Nos deux amis ne parviennent pas à se mettre d’accord et, le Schtroumpf étant par nature soupe au lait, leur argutie dégénère. En quelques heures, les Schtroumpfs du Nord se coalisent contre les Schtroumpf du Sud et tracent une frontière linguistique qui scinde le village schtroumpf en deux. Comment mieux démontrer ce qu’une frontière linguistique a d’arbitraire, de passionnel et d’absurde ?

2Toute ressemblance avec la situation que connaît actuellement la Belgique n’est évidemment pas fortuite. Longtemps traités en parents pauvres, les Flamands n’ont obtenu le droit d’utiliser leur langue qu’en mai 1878 et la reconnaissance de leur égalité linguistique en juillet 1921. Une frontière évolutive, réévaluable tous les dix ans, avait été tracée à cette occasion entre la Flandre, au nord-ouest, et la Wallonie, au sud-est, étant entendu que Bruxelles, la capitale, devait rester bilingue. Mais tout a changé depuis la Seconde Guerre mondiale durant laquelle l’occupant nazi a fait tout son possible pour monter les Belges les uns contre les autres. Le français, langue internationale, ayant tendance à progresser, les Flamands ont obtenu en novembre 1962 que la frontière linguistique soit figée à partir du recensement linguistique de 1947. Dans de nombreux cas, dont certains ont défrayé la chronique comme les Fourons, non loin de Liège, des majorités d’administrés parlant une langue se sont retrouvées livrées à la vindicte tatillonne de fonctionnaires minoritaires ne parlant que l’autre langue.

3Comme de bien entendu, ce rideau de fer linguistique n’a fait qu’aviver les tensions, d’autant qu’il s’est alourdi au fur et à mesure que la Belgique unitaire s’est transformée en royaume fédéral (1970-2001). De querelles picrocholines en incidents ubuesques, la frontière linguistique est devenue une pierre d’achoppement nationale, notamment en région bruxelloise, que les Belges désignent sous le nom d’arrondissement BHV, pour Bruxelles-Hal-Vilvorde, située en zone flamande mais de plus en plus francophone. D’avril 2010 à décembre 2011, le pays a même dû vivre près de deux années sans gouvernement de plein exercice, jusqu’à ce qu’il soit finalement décidé de scinder BHV en deux. Schtroumpf vert et vert Schtroumpf !

4En attendant de nouveaux rebondissements, le cas belge démontre que les murs linguistiques ne donnent pas de meilleurs résultats que les murs de pierre ou les barbelés. Flamands et Wallons ne manquent pas de sujets de division autrement importants que leurs langues : traditions familiales, ancrage social et professionnel, engagement religieux et surtout idéologie. Mais ils ont aussi un patrimoine commun et des intérêts liés. Paradoxalement, leur diversité linguistique les poussait à en parler. La frontière linguistique cherche à les en dissuader. Il ne semble pas qu’elle y parvienne. Au contact entre les deux communautés et notamment en région bruxelloise vivent désormais plus de bilingues, de bicommunautaires et de biculturels, de réfugiés, de dissidents et de divorcés linguistiques qu’avant la partition de 1921, la pétrification de 1962 et la fédéralisation des années 1980. Et pour ceux qui maîtriseraient mal la langue de l’autre, il y a maintenant l’anglais, de plus en plus utilisé par les jeunes, les étudiants et les fonctionnaires européens. Autrement dit, la Belgique le prouve, ce ne sont pas les langues qui divisent. Elles sont faites pour communiquer. En faire des gardes-barrières semble voué à l’échec.

Pascal Dayez-Burgeon
Pascal Dayez-Burgeon est normalien, agrégé d’histoire et ancien élève de l’École nationale d’Administration. Il a été juriste au Conseil d’État de 1990 à 1995 et diplomate de 2001 à 2009. Il occupe actuellement le poste de directeur adjoint à l’Institut des sciences de la communication du CNRS. Auteur de plusieurs travaux, en particulier sur l’histoire de l’empire byzantin, il a également publié sur l’histoire de la Belgique (Belgique, Nederland, Luxembourg, Belin, 1994) et plus récemment sur la Corée (Les Coréens, Tallandier, 2011).
Courriel : <ctpl1453@hotmail.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48336
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