1La théorisation relative à la sociolinguistique du pluri linguisme repose largement sur la notion de frontières linguistiques ; la plupart de ses concepts fondamentaux – tels que « contact de langues », « bilinguisme », « diglossie », « code-switching », « emprunt », « continuum » ou « langues véhiculaires » – sont plus ou moins pensés par rapport à l’idée que les chercheurs se font de cette notion. Par exemple, la définition précise de « contact de langues » constitue un objet de dissension entre les linguistes : pour Jean-Baptiste Marcellesi (1981), elle est « trompeuse [...] dans la mesure où elle paraît évoquer une sorte de phénomène d’intersection d’aires géographiques, par ailleurs différentes, alors qu’il y a en réalité (ou qu’il peut y avoir) recouvrement complet ; le problème n’est pas un phénomène de marge : il est consubstantiel à la communauté linguistique dans laquelle il apparaît ». Pour ce qui est de la théorie de la diglossie – entendue au sens de Ferguson (1959), c’est-à-dire comme coexistence au sein d’une communauté sociolinguistique de deux variétés linguistiques proches parentes (haute versus basse) qui se répartissent les fonctions, la variété haute étant parlée dans des situations formelles et la variété basse dans des situations non formelles –, l’existence de la frontière entre les deux variétés en constitue le fondement. Pour Ferguson, il s’agit de frontières étanches : on ne saurait parler la variété haute dans des situations linguistiques informelles et inversement. Ceux qui le font s’exposent systématiquement à la risée des autres, insiste-t-il. D’ailleurs, c’est contre la séparation arbitraire en deux variétés différentes que des spécialistes du créole tels que David Bickerton (1973), Lambert Félix Prudent (1980) ou Jean Bernabé (1983) – pour ne citer que ceux-ci – ont rejeté le modèle binaire de Ferguson et proposé de lui substituer celui du continuum : entre la variété haute (« acrolecte »), sous son aspect le plus formel, et la variété basse (« basilecte »), il existe des systèmes intermédiaires, appelés « mésolectes ». La différence dans l’approche théorique – diglossie versus continuum – dépend du sens que l’on accorde à la notion de frontières linguistiques : les créolistes rejettent le modèle de la diglossie car, pour eux, il érige des frontières entre les variétés en contact là où elles n’existeraient pas.
2Aussi est-ce le phénomène d’emprunt linguistique qui retient ici mon attention ; ce dernier a toujours joué un rôle capital dans le rapprochement des peuples et des idées, c’est le voyageur qui n’a besoin ni de visa ni de passeport pour franchir la frontière. N’en déplaise aux puristes et autres concepteurs de la langue comme entité inaltérable, les emprunts linguistiques ne sont pas des signes de « contamination » linguistique mais de vitalité ; ils constituent le véritable moteur du changement linguistique et préservent les peuples des ghettos culturels.
L’emprunt, un bien qui n’est jamais restitué
3Si l’on conçoit la langue comme un véhicule des cultures des peuples qui la parlent, elle ne peut être un système figé ou clos mais est une entité en perpétuel mouvement et en élaboration continue, qui ne cesse de s’enrichir par des apports externes. Cet enrichissement est principalement dû à un phénomène que les linguistes appellent l’emprunt linguistique, processus par lequel une langue prend à une autre un élément (mot, expression, etc.) et l’assimile complètement, au point que les natifs de cette langue ne s’aperçoivent pas de son origine étrangère. Sans entrer dans le détail des discussions techniques sur les différents types d’emprunt, voire sur leur degré d’intégration, il existe un consensus entre les linguistes selon lequel l’intégration du mot venu d’ailleurs pourrait se produire à trois niveaux : phonologique, sémantique et morphosyntaxique. Sans doute peut-on parler d’euphémisme, voire d’emploi inapproprié, à propos de l’« emprunt » linguistique car, de tous les emprunts, c’est le seul à n’être jamais restitué. En réalité, la langue n’emprunte pas le mot, elle le fait sien.
4Quelques exemples issus des contacts linguistiques franco-arabes suffiront pour illustrer ce métissage linguistique. Foued Laroussi et Ibrahim Albalawi (2010) ont montré que le mot truchement, de l’arabe tarjama « traduction », a voyagé dans presque toute l’Europe. Pour suivre ses traces et comprendre son origine, il faut remonter au vie siècle avant J.-C., quand l’araméen était la langue administrative de l’Empire perse et la lingua franca de l’époque. Du iiie siècle avant J.-C. au ve siècle après J.-C., l’araméen était la principale langue écrite au Proche-Orient. En Palestine surtout, les Hébreux avaient recours au targmono (interprète) pour interpréter les lectures des Écritures saintes hébraïques. Ces interprétations furent désignées comme des targums. C’est donc le terme araméen targmono qui a donné turjumân en arabe. Dans son ouvrage, Lisân al-Arab [1], Ibn Mandhûr (1232-1311) en propose deux sens : 1) « celui qui explique » ; à ce propos, l’un des compagnons du Prophète, Abdullah ibn Abbas était surnommé turjumân al-Qur’ân [2], car il fut un illustre connaisseur du Coran ; 2) tarjama kalâmahu, « a traduit sa parole » : il s’agit, pour quelqu’un d’expliquer la parole d’autrui dans une autre langue, ce qui a donné le sens de turjumân, « interprète ».
5Dans les langues indo-européennes, cet emprunt à l’arabe a donné lieu à un paradigme très riche. Sans être exhaustif, on pourrait mentionner dragoumanos (grec byzantin), trujaman et truchiman (espagnol), drogman, drugement, truchement (respectivement, français du xiie siècle, du xive siècle et de l’époque contemporaine), Drutzelmann (ancien allemand) ou Quartschen et Tratschen (allemand contemporain). Ce mot a également été transmis à des langues non indo-européennes comme le turc. Sous l’Empire ottoman, le mot drogman désignait un interprète entre les Européens et les peuples du Proche-Orient. Mais dans un sens plus étroit, on l’utilisait pour nommer les interprètes officiels de la Porte [3]. À partir de 1665, le grand drogman était le chef des services diplomatiques ottomans.
6La déformation du pluriel du mot « ouvrier » – plus précisément le syntagme « les ouvriers » [lezuvrije] – a donné, en arabe tunisien, le mot zoufri, « voyou ». Sur le plan morphosyntaxique, il s’agit de l’agglutination du /z/ (le morphème du pluriel du déterminant <les>) avec le nom « ouvrier ». Sur le plan sémantique, le mot a perdu son sens d’origine en français pour signifier « voyou » en arabe tunisien. En effet, pendant la colonisation française de la Tunisie, les ouvriers se livraient à des opérations de saccage et de vol des récoltes, notamment des olives. Dans leurs discours, les colons les traitaient souvent de voleurs et de voyous, d’où le glissement sémantique qui s’est produit.
7Le mot français bâbord a été emprunté au néerlandais (xve siècle) qui utilisait le terme bakboord pour désigner le côté gauche d’un bateau en tournant le dos à la poupe, autrement dit en regardant de l’arrière vers l’avant. Les variétés d’arabe maghrébin ont emprunté ce mot pour nommer le « bateau ». Par l’intermédiaire d’une figure de substitution – la synecdoque, utilisant la partie pour le tout –, l’emprunt s’est accompagné d’un glissement sémantique.
8Le mot arabe quffah, « panier », a également voyagé dans le bassin méditerranéen pour donner kophinos en grec (« corbeille »), cophinus en latin (« corbeille », « panier »), alcofa en portugais, cofano en italien, coffin en provençal et enfin couffin en français, auquel le dictionnaire Le Petit Robert (1994) attribue deux sens : « grand cabas » ou « corbeille à anses servant de berceau ».
9Quant au mot « zéro », il est issu de la contraction de l’italien zefiro qui vient de l’arabe sifr, « vide ». Cet emprunt est lié à l’introduction de la numération arabe en Europe, laquelle est redevable à l’ouvrage Kitab al Jami’wa Tafriq bi Hissab al Hind [4] de Muhammed Ibn Mussa Al-Khawarizmi (780-850) à qui on doit le concept d’algorithme (Algoritmi en latin). Son livre est le premier qui a expliqué de manière détaillée la numération décimale de position et les méthodes de calcul d’origine indienne. Mais Al-Khawarizmi fut surtout connu par son ouvrage al-Jabr wal-Muqâbalh [5] (825), traduit en latin en 1135. C’est Léonard de Pise (1175-1240), connu sous le nom de Fibonacci, qui a introduit la numération arabe en Europe et a fait connaître le zéro dans son livre Liber Abaci. Il avait latinisé sifr en zephirum qui sera attesté plus tard dans des écrits italiens sous la forme zefiro, puis zefro pour aboutir enfin à zéro en français et cero en espagnol. Par ailleurs, le même terme sifr a donné cifra en latin médiéval, à l’origine du mot chiffre en français.
Les formes hybrides, un processus créatif
10Les mots voyageurs franchissent souvent les frontières linguistiques sans obstacles, mais cela a un prix : ces derniers, comme on vient de le montrer, peuvent changer de forme ou de sens. De plus, les formations hybrides ne montrent pas seulement que les frontières linguistiques sont perméables, mais illustrent surtout le génie des langues vivantes et leur capacité à assimiler ce qui est étranger.
11Le toponyme Guadalupe (littéralement « fleuve du loup ») est formé à partir du nom arabe wad, « cours d’eau », et du nom latin lupus, « loup ». Dans les langues romanes, en particulier l’espagnol et le portugais, il existe nombre de mots qui ont été formés avec l’article défini arabe <al> suivi d’un nom latin, comme dans al-monaster, al-fuente, al-monte, etc. On reconnaît, ici, les mots français d’origine latine : monastère, fontaine et montagne.
12Dans un autre contexte, l’humoriste algérien Mohamed Fellag joue avec la langue en utilisant des mots hybrides afin de faire rire son public. Dans un de ses sketchs, il parle d’un hittiste (un jeune qui, pour passer le temps, reste toujours à la même place, dos au mur). Le mot a été créé par des jeunes animateurs de radio algérienne à partir du radical arabe hit, « mur », et du suffixe français –iste. Mais c’est surtout Fellag qui l’a vulgarisé dans ses sketchs (Caubet, 1996). Suivant le même principe, le radical arabe khobz, « pain », et le suffixe français –iste a donné le mot hybride khobziste, désignant un opportuniste qui n’agit qu’en fonction de ses intérêts personnels. Ce procédé est productif en français : on peut signaler, à titre d’exemples, djihadiste, salafiste, islamiste, etc.
Les voyages aller-retour
13Le mot arabe makhâzin (pluriel de makhzin, « entrepôt ») est à l’origine du latin magazenum, qui a donné magasin en français et magazzino en italien. Au Maghreb, le mot makhzin a gardé son sens d’origine, alors que magasin, revenu au Maghreb avec la colonisation française, désignait les grandes surfaces de l’époque. Le terme français « magasin » va donner à son tour maghâza, en arabe littéraire, avec une transformation sémantique cependant étant donné que le mot n’a pas gardé son sens d’origine (« entrepôt »), mais désigne une grande surface. Sur le plan phonologique, le système arabe ne disposant pas de l’occlusive vélaire sonore /g/ l’a remplacée par la fricative uvulaire sonore /g/ (orthographiée <gh>, comme dans « Maghreb »). Sur le plan morphosyntaxique, si, lors du passage de l’arabe makhâzin au français « magasin », le genre masculin a été maintenu, ce n’est plus le cas lors de son retour, plus précisément lors du passage de magasin à maghâza, ce mot étant de genre féminin. La terminaison <in>, correspondant à la nasalisation en français, phénomène que ne connaît pas l’arabe, a été remplacée par un <a> (la marque du féminin pour les noms en arabe) et avec un allongement de la syllabe médiane : ma-ghâ-za.
14Le mot arabe foulk, « navire », a aussi voyagé au sein du bassin méditerranéen, puisqu’on le trouve en espagnol (faluca), en catalan (faluca ou faluga, xvie siècle) ou dans les parlers italiens : le sarde feluga ou le sicilien filuca. Vraisemblablement, c’est le mot espagnol faluca, lui-même transmis par le catalan, qui est à l’origine du français felouque. Ce mot a effectué un retour dans les variétés d’arabe parlées au Maghreb sous la forme flouka, « petite barque ». Sur le plan phonologique, le <e> final a été remplacé par un <a>, la marque habituelle des noms féminins.
15À défaut de preuves historiques attestant du passage d’un mot d’une langue à une autre, la phonologie peut aider à retracer le parcours du mot voyageur. Henriette Walter (2005) donne l’exemple du mot babouche qui vient persan papouch. Elle s’interroge sur l’explication de la présence de la consonne <b> dans le mot passé en français alors qu’elle n’existe pas dans le mot persan d’origine et que le système français n’a pas de difficultés à prononcer avec un <p> des mots d’emprunt. Elle suppose que le mot a transité par une langue intermédiaire avant de parvenir en français. Pour savoir laquelle, elle s’appuie sur deux arguments : 1) les emprunts réciproques entre le persan et l’arabe ont été constants ; 2) le système phonologique de l’arabe, qui ne connait pas la bilabiale sourde /p/, la remplace par la bilabiale sonore /b/. Henriette Walter en déduit que le mot babouche a transité par l’arabe avant d’arriver en français.
Opportunités de la contrebande…
16Les langues sont donc « loin d’être des forteresses isolées » (Walter, 2005) ; une caractéristique commune les rassemble toutes : la perméabilité de leurs frontières. Bien que, souvent pour des raisons politiques, on crée des gendarmes linguistiques, chargés de surveiller leurs frontières, les mots passent d’une langue à une autre et franchissent les frontières sans obstacles.
Notes
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[1]
La langue des Arabes.
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[2]
Littéralement, « le traducteur du Coran », l’exégète.
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[3]
Le gouvernement des anciens sultans turcs.
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[4]
Livre de l’addition et de la soustraction d’après le calcul des Indiens. Il a été traduit en latin sous le titre : Algoritmi de numero Indorum.
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[5]
La transposition et la réduction.