CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’imaginaire collectif reste nourri par une utopie, qui voit en l’océan un espace maritime quasi infini, synonyme de liberté, où l’esprit d’aventure et les vertus cardinales de courage et de prudence restent nécessaires à la survie des hommes. Cette idée de liberté des mers, déjà évoquée par Cicéron et Sénèque (Potter, 1924) (Sénèque observant dans le souffle des vents tous azimuts l’expression divine d’une liberté de navigation et de commerce inaliénable) est reprise au xviie siècle par le juriste hollandais Hugo Grotius (1990). Son influence va largement contribuer à concevoir la mer comme un espace ouvert, à l’exception d’une bande de trois milles marins à partir de la côte, distance approximativement égale, à l’époque, à la portée des canons.

2À partir des années 1950, le principe de liberté des mers est battu en brèche par la multiplication des revendications de nombreux États sur les étendues marines et par un progrès technique qui va permettre d’occuper et d’exploiter davantage les océans. Les zones uniformément bleues et apatrides sur le globe, qu’Élisée Reclus qualifiait encore en 1889 de « grand océan enveloppant la planète sur sa rondeur entière et de nappe sans borne », vont devenir l’enjeu d’une véritable course mondiale pour un nouveau partage des espaces maritimes et de leurs richesses.

3Passer de la loi des corsaires à celle des organismes internationaux nécessite de faire évoluer un droit international de la mer fondé sur un partage progressif de la souveraineté des espaces marins tout en préservant, dans un régime commun sur lequel veille l’Organisation maritime internationale (OMI), la « liberté des mers ».

4Pour la France, la notion de frontière « naturelle » défendue par Danton le 13 juin 1793 à la Convention – « les limites de la France sont marquées par la nature, nous les atteindrons des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République » – n’est donc plus véritablement d’actualité. Au xxie siècle, le territoire national terrestre ne représente que 6 % des espaces maritimes sous contrôle français (Metzger, 2011). Il est donc devenu capital que les gouvernements français successifs participent pleinement à l’élaboration des nouvelles règles internationales maritimes dont l’objet est d’obtenir à terme, un « découpage territorial et horizontal, d’une part et fonctionnel et vertical d’autre part, [qui] conduit à assimiler la mer à une mosaïque juridique tridimensionnelle » (Fleury, 2004).

5La conférence de Genève en 1958, mais surtout le cycle de conférences qui aboutit à la signature, le 10 décembre 1982, de la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) à Montego Bay vont donner un cadre au nouveau découpage maritime mondial. Appliquée à partir de 1994 et signée par la France en 1996, cette convention va définir, à partir d’une ligne de base (la moyenne des eaux à marée basse), la mer territoriale (12 milles nautiques [MN]), la zone contigüe (24 MN), la zone économique exclusive (ZEE, sur 200 MN) et les extensions possibles de cette ZEE sur le plateau continental avec une limite de 350 MN. Au-delà, ce sont les eaux internationales, encore appelées haute mer. Un domaine qui devient lui aussi fortement convoité depuis qu’en 2010, l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) a réglementé et autorisé l’obtention de permis sur ces espaces. Ces autorisations donnent droit à exercer des activités de recherche et d’exploitation exclusives dans les eaux internationales sur 1 000 kilomètres carrés. On est très loin de l’esprit de la résolution 2 749 (XXV) des Nations unies de 1970 qui qualifie le fond des mers et des océans de patrimoine mondial.

6À partir de cette nouvelle donne, l’Europe présente dès 2006 son Livre vert intitulé Vers une politique maritime de l’Union : une vision européenne des océans et des mers, préambule à la définition des grands axes de la politique européenne sur le sujet. Chaque pays concerné s’est, dans le même temps, attelé à mieux répertorier ses espaces maritimes et à refonder ses stratégies océaniques. La France n’échappe pas à la règle et redéfinit sa politique maritime dans le Livre bleu de 2009, Stratégie nationale pour la mer et les océans. Devant l’urgence de la situation et la rapidité d’action des autres pays, le Conseil interministériel de la mer (Cimer) décide en 2011 de rassembler et d’homogénéiser l’ensemble des textes législatifs et des réglementations concernant les espaces et frontières maritimes français, pour plus d’efficacité face au droit international. Il s’agit également de mieux connaître nos zones marines avec le programme de délimitation des espaces maritimes porté par le Service hydrographique et océanographique de la marine (Shom) et le programme Extraplac (Extension raisonnée du plateau continental) visant à déposer auprès des instances internationales les dossiers techniques et demandes pour les ZEE potentielles. Enfin, en janvier 2011, a été créé le Comité pour les métaux stratégiques (Comes) afin de mettre en place une stratégie nationale sur les ressources minérales profondes.

7Cette course aux armements juridictionnels et à l’élaboration d’outils de contrôle des mers répond à une formidable et rapide montée en puissance des enjeux de souveraineté nationale sur les surfaces et profondeurs marines. Si l’économie financière peut se nourrir d’une mondialisation apatride, les États se justifient encore principalement par leur emprise territoriale et ceux qui en ont les moyens se doivent de participer au nouveau grand jeu océanique en cours.

8Les implications pour le futur de nos économies ne sont plus à démontrer. Mais aux enjeux stratégiques déjà connus (protection du trafic maritime, contrôle des approvisionnements énergétiques, préservation et création de nouvelles zones d’exploitation offshore de gaz, de pétrole et de métaux rares, préservation des zones de pêche) vont s’ajouter de nouveaux éléments.

9La très grande majorité des populations du monde se concentre aujourd’hui le long des littoraux. Sur ces espaces côtiers vont se développer de nouvelles économies, de l’agriculture marine aux immenses possibilités de captage d’énergie comme les énergies hydrolienne (courants marins puissants) et houlomotrice (vagues) ou l’énergie thermique des mers (ETM) produite par la différence de température entre les eaux de surface et celles (plus froides) des profondeurs. L’éolien, le captage direct de l’énergie solaire en mer ou la biomasse marine font également partie des immenses possibilités pour l’aménagement des espaces maritimes de demain.

10Longtemps analysé de manière plutôt sectorielle (défense et stratégie, énergie, recherche, ressources), l’espace marin apparaît désormais sous un aspect plus homogène ; un espace plus global, un monde plus accessible où de nouveaux modèles économiques, de nouveaux métiers verront le jour. En s’humanisant, les espaces maritimes se soumettent de plus en plus aux logiques terrestres. Deviendront-ils un continuum recouvert d’une mince couche d’eau ? (Louchet, 2009) Ils passeraient peu à peu d’une immensité mal connue à un espace plus directement colonisable par l’homme, presque une nouvelle frontier au sens nord-américain du terme. Le rivage, comme limite stratégique, n’aurait plus alors de pertinence.

11Aujourd’hui, les batailles juridiques et les conflits feutrés en cours pour le contrôle des océans et des profondeurs marines dans les instances internationales ont déjà entraîné une redistribution de l’équivalent de 40 % des terres émergées en espaces maritimes transformés en ZEE. Ces arbitrages ont efficacement remplacé les guerres, le sang et les larmes versés pour des surfaces terrestres pourtant bien moindres au cours des siècles passés.

12L’apparition de nouveaux types de frontières polymorphes sur les mers va créer de nouvelles lignes aux équilibres fragiles. Ces lignes de force, que Jacques Ancel (1939) appelait des « isobares politiques », font déjà naître de vives tensions et entraînent les pays concernés vers un accroissement de leurs capacités à intervenir en mer et en haute mer. La Russie s’efforce de reconstituer rapidement sa flotte et nombre de pays d’Asie se dotent de l’arme sous-marine ; quant à la Chine, elle vise une rapide accession à une capacité navale océanique. À mesure que ces armadas se constituent ou se renforcent, les discours, annonces ou revendications se font de plus en plus prégnants sur d’importants espaces maritimes. La « langue de bœuf » plaquée par Pékin sur les cartes de la mer de Chine méridionale traduit à elle seule l’émergence de futurs territoires de tension, plus ou moins critiques, qui opposeront sans aucun doute les pays de la région, notamment pour le contrôle des îles Spratley et Paracel. Pour des espaces marins riches en hydrocarbures par exemple, il n’est pas impossible que quelques « cygnes noirs » au sens de Michel Foucher (faits et éléments brutaux venant bouleverser une géopolitique établie) nous viennent des mers dans les prochaines années.

13La France compte aujourd’hui 39 frontières avec 30 pays, dont le Venezuela et l’Australie, 34 se situant hors du territoire métropolitain (Taglioni, 2007). En s’appuyant sur ses « poussières d’empire », notre pays a pour politique de préserver les acquis et veiller à l’acquisition de droits futurs pour ne pas hypothéquer l’avenir. Si la reconnaissance internationale de l’extension de notre plateau continental en Atlantique est accordée, la France se retrouvera avant 2020, au premier rang mondial des surfaces maritimes devant les États-Unis.

14Devant ce rebondissement historique, la question de nos actions sur l’espace maritime français de demain et les responsabilités que cela implique réapparaîtra comme un enjeu crucial pour l’avenir du pays. Une plus grande prise de conscience est nécessaire sur ce sujet peu connu du grand public, afin que nos dirigeants soient davantage sensibilisés et prennent mieux conscience du destin maritime du pays pour les décennies à venir. Ce faisant, ils feraient enfin mentir Richelieu qui écrivait : « Les larmes de nos souverains ont le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée. »

Références bibliographiques

  • Ancel, J., Géographie des frontières, Paris, Gallimard, 1939.
  • Fleury, C., « Des frontières sur la mer : introduction à une critique du processus d’appropriation étatique de l’espace marin », revue ESO [en ligne], no 21, mars 2004.
  • Grotius, H., Mare Liberum. De la liberté des mers (traduit du latin par Antoine de Courtin et Claude Monet), Caen, Presses de l’université de Caen, 1990.
  • Louchet, A., La Planète océan, Paris, Armand Colin, 2009.
  • Metzger, P., Zimeray, A., Desclèves, E. et Lugan, B., Sentinelle des mers. Regard sur la marine nationale au xxie siècle, Rennes, Marines éditions, 2011.
  • Pitman, B. P., The Freedom of the Seas in History, Law, and Politics, New York, Longmans, Green and co, 2002.
  • En ligneTaglioni, F., « Les petits espaces insulaires au cœur des revendications frontalières maritimes dans le monde », L’Espace politique, no 1, 2007, p. 61-75.
Olivier Archambeau
Olivier Archambeau est maître de conférences au Département de Géographie de l’Université Paris 8, membre du laboratoire CNRS Ladyss UMR 7533 et enseigne au sein de l’UFR Territoires, Environnements, Sociétés. Il est également président de la Société des Explorateurs Français et vice-président de l’Université numérique francophone mondiale.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/48333
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