1Au xixe siècle, Français et étrangers perçurent Paris comme un paradigme urbain et le laboratoire de la modernité naissante. La capitale close en ses murs bénéficia d’une héroïsation la haussant au rang des cités mythiques, Babylone ou Babel : « Dieu lui-même a posé le centre du compas » à Paris, s’émerveillait Vigny (1986). Engels précisa le rayonnement parisien en 1899 dans Die Neue Zeit : « La France seule a Paris, une ville où la civilisation européenne trouve son éclosion la plus parfaite, où se rassemblent toutes les fibres nerveuses de l’histoire européenne et d’où partent, à intervalles réguliers, les impulsions électriques qui font trembler tout un monde. » (Benjamin, 1989) Étonnante exception parisienne ! « Naples a plus de grâce, Londres plus de richesse » mais, en raison de la Révolution, « Paris est, sur toute la terre, le lieu où l’on entend le mieux frissonner l’immense voilure du progrès », déclarait Hugo dans le Paris-guide de l’Exposition universelle de 1867 (Ulbach). Outre l’effet de 1789, une combinaison de motifs explique cette hégémonie : nous choisissons ici d’interroger l’impact des murailles – mur d’octroi et fortifications de Thiers – sur la physionomie [1] de la capitale française au siècle de son apogée.
Du seuil au cocon
2Paris se développa rythmiquement à l’intérieur de murailles souvent débordées. Sept enceintes se succédèrent depuis le rempart qu’édifia Philippe Auguste vers 1200. « Dès 1367, la ville se répand tellement dans le faubourg qu’il faut une nouvelle clôture [...] Charles V la bâtit. Mais [...] Paris est dans une crue perpétuelle. [...] À la fin du xve siècle [...] la puissante ville avait fait craquer successivement ses quatre ceintures. » (Hugo, 1975) Vint alors le mur des fermiers généraux ou mur d’octroi construit en 1780 – « ce mur murant Paris rend Paris murmurant » répétait-on – puis, en 1840, Thiers éleva ses fortifications militaires. Cocon le plus souvent, prison lors du siège de Paris en 1870, l’enceinte parisienne a généré une perception spécifique de la ville tout en œuvrant à son extension harmonieuse et ovale.
3Le mur d’octroi, bordé par un chemin de ronde intérieur et par un boulevard extérieur, était coupé par cinquante-cinq barrières pratiquées dans des forts aux allures de palais antiquisants. Tout autour, « la plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines. L’enceinte des fortifications y faisait un renflement horizontal » (Flaubert, 1951). La zone [2] extra muros, exemptée de la taille, abritait de misérables commerces, bals ou cabarets prodigues en vin de barrière, le casse-poitrine, ainsi que des villages de chiffonniers : « De huit heures du soir à cinq heures du matin, c’est un va-et-vient de gens portant la hotte et la lanterne. […] Le jour on dort ou on trie la récolte. » (Grison, 2001) Le roman conserve le souvenir des barrières défendant l’accès à Paris comme le passage de l’ombre à la lumière, de l’exclusion à l’élection. Nerval fut le témoin d’une rixe à la barrière de Clichy : « À dater de ce moment, j’errai en proie au désespoir dans les terrains vagues qui séparent le faubourg de la barrière. » (1974) On retrouvait les mêmes misères à toutes les portes : Germinie, héroïne des frères Goncourt, marchait « dans la suspecte horreur d’une avenue de barrière et […] trouvait ses amours entre un hôpital, une tuerie et un cimetière : La Riboisière, l’abattoir et Montmartre » (1990). C’étaient les limbes de Paris, ses lisières, la face sombre et fangeuse de la grande ville, un lieu intermédiaire entre la banlieue et la cité. « Il y a quarante ans, écrivait Hugo en exil, le promeneur solitaire qui s’aventurait dans les pays perdus de la Salpêtrière et qui montait par le boulevard jusqu’à la barrière d’Italie, arrivait à des endroits où l’on eût pu dire que Paris disparaissait. » (1951)
4À la vocation fiscale du mur d’octroi s’ajoutait une sacralisation du seuil [3], dont le franchissement marque deux espaces qualitativement différents : après la traversée des non-lieux de la zone, approcher la barrière dans la bousculade des voitures et pénétrer dans Paris revêtait une aura quasi sacrée et constituait une forme d’initiation. L’enceinte cernant la capitale paraissait l’enchâsser tel un joyau en suscitant un lieu privilégié dont l’air même semblait unique : après les remugles de la zone, Frédéric, héros de Flaubert, savoure « le bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureux et des émanations intellectuelles » (1951). Un personnage de Balzac, le plus sociologue de nos romanciers, « arrivé sur le boulevard Poissonnière, avait repris des couleurs en respirant cette atmosphère des boulevards où l’air a tant de puissance ; car là où la foule abonde, le fluide est si vital » (1990) : l’enceinte parisienne doit être pensée en relation au boulevard, car la perception du Paris-cocon naît de ce rapport dynamique. Le Parisien se sentait chez lui sur ce boulevard, immense artère qui, menant de la place de la République à celle de la Madeleine, comprenait les boulevards Bonne-Nouvelle, Poissonnière, Montmartre, des Italiens et des Capucines. Offrant à chaque classe sociale ses cafés, restaurants, bals, spectacles et promenades, le boulevard apparaissait telle une forme extériorisée et sociale de l’intérieur – chambre, bureau ou salon – protégé par ses murs, les enceintes : depuis son hôtel parisien, Gervaise, dans L’Assommoir de Zola, entendait « des cris d’assassinés » (1961) venus de la zone derrière la barrière Poissonnière, tandis que sous la protection de ses murailles s’ouvrait « la grande ville charitable et fraternelle » (Goncourt, 1990).
La banlieue
5Si l’octroi conforta une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, les fortifications, achevées en 1843, c réèrent la banlieue dans son acception moderne. Ces fortifs, rempart ponctué de dix-sept forts, doublèrent l’octroi et annexèrent huit communes rive droite et deux rive gauche : elles demeurèrent à l’intérieur des fortifications mais à l’extérieur du mur d’octroi, limite officielle de Paris jusqu’à sa destruction par Haussmann – les taxes furent alors perçues aux nouvelles portes, et Paris passa de douze à vingt arrondissements. Henri Dabot décrit la nuit du 31 décembre 1859 : « Toute la superficie de cette banlieue était recouverte de petits bourgeois et d’ouvriers chargés de victuailles, d’ânes et de chevaux attelés à des voitures remplies d’objets soumis aux droits […]. Au dernier coup de minuit, les anciennes barrières tombant fictivement, toute cette armée pantagruélique fit son entrée triomphale dans la ville sans payer aucun droit. » (in Maneglier, 1990). Le vaste corridor maintenu près de vingt ans entre l’octroi et les fortifs créa une sensibilité particulière à la banlieue. Entre les deux murailles, la première banlieue reculait l’accès à la seconde (au-delà des fortifs) tandis que Paris et la campagne devenaient plus désirables : l’attrait de Paris suscita des constructions bâclées dans les communes du nord et de l’est façonnant ainsi un espace intermédiaire entre la ville et les champs, la banlieue moderne. Le roman des Goncourt éclaire cet effacement de la campagne sous un semblant de ville… Une fin de journée de printemps, Germinie montait la chaussée Clignancourt pour aller « à l’entrée des champs » avec son amant : « Au Château Rouge, ils trouvaient le premier arbre, les premières feuilles. » Sitôt le pavé quitté « commençait ce qui vient où Paris finit, ce qui pousse là où l’herbe ne pousse pas, un de ces paysages d’aridité que les grandes villes créent autour d’elles, cette première zone de banlieue intra muros où la nature est tarie, la terre usée, la campagne semée d’écailles d’huîtres » (1990). Ces quelques arbres ne font point la campagne et Huysmans, dans Croquis parisiens en 1880, pleura la disparition de ces plaines où, jadis, herborisait Rousseau le long de la Bièvre ou à Gentilly : la banlieue était née.
Affaire de cœur
6Les enceintes accentuèrent le discrédit de la banlieue sans ternir l’aura de la capitale – hormis, bien sûr, durant le siège de Paris de 1870 quand les Parisiens mouraient de faim derrière les fortifications. Avant le siège et après la Commune, les murs contribuèrent à la fascination pour Paris en en facilitant la lecture : on les perçut tel l’écrin du joyau urbain. Dès 1799, un panorama pictural, Vue de Paris depuis les Tuileries, avait procuré une vision d’ensemble rendue nécessaire par la croissance de la capitale ; la toile circulaire montrait Paris enveloppé dans les murailles préservant ses splendeurs : les monuments disposés autour du fleuve mais, aussi, les jardins qui, invisibles aux passants, compensaient la minéralité urbaine. Plus tard, les frontières du Paris recréé par Haussmann mettaient en valeur l’architecture de la ville qu’aéraient les squares, les jardins et les deux bois aménagés : il importait que l’univers sous toutes ses facettes soit présent dans le microcosme de la cité bien close sur ses merveilles, édifices, parcs, musées ou expositions universelles, etc.
7L’héroïsation parisienne s’acheva dès le second procès Dreyfus, dont la teneur scandaleuse avait déçu les thuriféraires de la capitale, désormais rendue aux contes de la vie ordinaire. Les fortifs furent démolies dans les années 1920 et les lignes du métro, jadis bornées à l’octroi, pénétrèrent peu à peu la banlieue. L’effet des enceintes défuntes perdure, cependant ! La ceinture des boulevards des Maréchaux maintient une clôture symbolique qu’entretient le souvenir de l’exception parisienne : inlassablement célébrée par les écrivains au xixe siècle, Paris demeure la ville littéraire par excellence. La capitale française fut le « cœur du monde » (Goncourt, 1990) près de cent ans durant et, avec le projet du Grand Paris, la ville aujourd’hui cernée par le boulevard périphérique deviendra l’incontestable cœur de la capitale future : elle conserve, intactes, l’harmonie urbaine et l’aura culturelle créées en son siècle d’or.
Notes
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[1]
Au terme d’identité, nous préférons celui de physionomie qui, fort usité au xixe siècle (par Mercier et Balzac notamment), s’appliquait à la ville, aux rues ou aux classes sociales pour désigner tout à la fois l’allure, le caractère et la tendance.
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[2]
Depuis Philippe Auguste, la zone désigne la zona non aedificandi enserrant les murailles et interdite à la construction.
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[3]
« Un sentiment mythique et religieux très profond s’attache au fait du “seuil” spatial. Des usages mystérieux traduisent, presque partout, et sous des formes identiques ou semblables, le culte du seuil et le respect craintif qui entoure son caractère sacré. » (Cassirer, 1972, p. 130)