1Les peacelines ou lignes de paix [1] – euphémisme désignant les murs de sécurité – sont une manifestation spectaculaire des Troubles, le violent conflit qui a opposé nationalistes irlandais (principalement catholiques) et unionistes britanniques (principalement protestants) [2] en Irlande du Nord depuis la fin des années 1960. Ce conflit d’origine coloniale n’avait pas été résolu par la partition de 1920, mais a été circonscrit à l’Irlande du Nord nouvellement créée. Belfast, la capitale, a été décrite comme la « miniature urbaine du conflit national » (Boal et Murray, 1977) car la plupart des affrontements civils s’y sont déroulés, devant Derry/Londonderry [3], la deuxième ville d’Irlande du Nord. L’urbanisation y est marquée par une ségrégation communautaire forte, spécifiquement dans les faubourgs ouvriers péricentraux, où sont construits les murs.
2Ceux-ci ne divisent pas la ville en entités hermétiquement séparées, mais constituent des franchissements plus ou moins perméables, ce qui interroge sur leurs finalités. Un ensemble discontinu de murs et de portails, fermés en fonction des tensions et nécessités du maintien de l’ordre, cloisonne partiellement divers secteurs de la ville. Leur forme a évolué au fil du temps pour prendre un aspect plus amène, mais de manière disparate, notamment lors d’opérations de rénovation urbaine qui les ont transformés en barrières paysagées intégrées aux programmes d’habitat (Ballif, 2009).
3L’apparent paradoxe est la multiplication des murs malgré le processus de paix lancé au milieu des années 1990, car les tensions persistent entre les communautés. L’association Belfast Interface Project recense 15 peacelines en 1994 – date de l’abandon de la lutte armée par l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA) et les milices paramilitaires loyalistes –, 17 en 1998 – date des accords de paix – et 41 en 2012 [4]. D’après nos recherches, en nous appuyant sur un document de recension de 15 dispositifs [5] et sur nos observations de terrain (Ballif, 2006), nous estimons que ces structures totalisent environ 7 kilomètres en 1998. Michel Foucher annonce que ces dispositifs s’étendent sur un total de 20 kilomètres en 2007 (Foucher, 2007).
4Le premier mur, le plus emblématique, date de 1969 et fait suite aux émeutes extrêmement violentes de l’été. Annoncée à la télévision par le Premier ministre d’Irlande du Nord, la ligne de démarcation est matérialisée par l’armée le 10 septembre ; le 14 septembre, un mur en béton est achevé, s’ajoutant aux tôles en acier et aux barbelés. Des patrouilles et contrôles aux checkpoints complètent ce dispositif. Parallèlement, des tractations avec les habitants rue par rue aboutissent au démantèlement des barricades. D’après le général Ian Freeland, commandant des Forces armées britanniques, la peaceline est une mesure « très temporaire », dont la durée ne sera pas supérieure à six mois [6]. Cette déclaration a été abondamment citée depuis pour pointer l’anormalité du phénomène.
5La situation d’ordre public et de maintien de l’ordre a changé durant les quarante dernières années, mais les autorités ont apparemment apporté une réponse identique – la construction de murs – aux diverses manifestations violentes du conflit. Toutefois celle-ci accompagne les transformations de l’État et les évolutions de la gestion du conflit. On peut ainsi identifier quatre périodes. Aux débuts, l’édification de murs apparaît comme un élément de contrôle militaire en substitution aux barricades érigées par les civils. Dans les années 1970-1980, le mur devient un dispositif de police discrétionnaire dans un contexte d’attentats et de guérilla urbaine ; puis, dans les années 1990, un instrument de gestion des tensions par la police en concertation avec les riverains, dans un contexte de transformation du conflit, les émeutes et assassinats étant plus localisés et de moins forte ampleur. Enfin, après 1998, la politisation de telles mesures de sécurité renvoie à la normalisation politique, à la réforme institutionnelle et à la constitution d’arènes politiques locales autour de conflits micro-territoriaux prolongés.
6Davantage de murs ont été érigés après les accords de paix, et nombre de ceux existants ont été renforcés et surélevés, alors que les bases militaires et les grilles de sécurité autour du centre-ville commerçant ont été démantelées. Malgré le règlement politique et la baisse significative des violences, la société reste profondément divisée et les espaces urbains polarisés par la séparation communautaire. Des croyances et valeurs d’ordre culturel, politique et social sont liées aux pratiques socio-spatiales. La quasi-totalité des écoles sont confessionnelles, les espaces publics et les équipements, publics ou privés, les commerces, ainsi que la plupart des lieux de travail (hors administration) sont perçus comme réservés à l’usage exclusif d’une communauté ; les espaces de loisirs sont souvent fréquentés de manière différentielle, les votes et partis se structurent selon des lignes confessionnelles, tant au niveau local que national, et la ségrégation résidentielle est élevée [7] (Shirlow et Murtagh, 2006). Malgré des programmes finançant la promotion d’espaces partagés (shared space) par les autorités et hormis le centre-ville commerçant, les espaces sont marqués par un système symbolique d’attachement territorial. Les murs sont l’un des marqueurs visibles (avec les drapeaux, fresques murales ou monuments aux morts) du maintien des affiliations communautaires et de leur inscription spatiale fortement enracinée dans les mentalités collectives.
7Les crispations se fondent sur les réajustements démographiques et le relatif déclin des protestants dans les quartiers de la ville-centre en regard du relatif rattrapage socio-économique des catholiques et de leur mobilité sociale ascendante. La question territoriale recoupe la question de l’équilibre des pouvoirs dans les nouvelles institutions exécutives et législatives, et ravive les frustrations socioéconomiques des communautés ouvrières se sentant écartées des bénéfices de la croissance liés au processus de paix. Les peacelines représentent pour la population autant un moyen de diminuer le potentiel de violence qu’une manière de stabiliser les enjeux territoriaux en prévenant les mouvements de population, et plus précisément le transfert des catholiques vers les zones protestantes qui se vident [8]. Cela entraîne également une radicalisation des conflits, qui deviennent des lignes de front instrumentalisées par les milices paramilitaires [9]. Le plus souvent, les incidents violents conduisent à la construction de murs de sécurité supplémentaires. En 2007, un mur a ainsi été érigé autour de l’aire de jeux de l’école primaire de Hazelwood, bien que celle-ci soit mixte, après qu’un cocktail Molotov a été lancé sur les habitations voisines. Les murs procurent un sentiment de sécurité aux résidents, mais rendent plus visibles les divisions territoriales.
8Cependant, depuis 2008, le débat sur la démolition des peacelines est publiquement lancé. Une enquête de janvier 2008 [10] montre que 81 % des 1 037 personnes interrogées vivant à proximité d’une peaceline sont favorables à leur démolition – mais pas dans l’immédiat pour la grande majorité d’entre elles, qui ne considèrent pas la situation comme « sûre ». Le 1er septembre 2011, la municipalité de Belfast a signé un accord de principe pour étudier une stratégie globale de démolition. Des initiatives portées par des associations locales ont résulté dans l’ouverture de murs « à l’essai ». L’exemple le plus médiatisé est un portail installé en septembre 2011 dans Alexandra Park, jardin public situé dans un quartier populaire de Belfast Nord, divisé par un mur depuis 1994 [11]. En janvier 2012, le Fonds international pour l’Irlande a lancé un appel à projets vers les associations locales pour la démolition des peacelines, en allouant 2 millions de livres à ce programme [12].
9Ce programme est ainsi un indice d’une normalisation progressive des espaces urbains. S’il peut réussir à donner des signes d’ouverture symboliques, il n’est pas certain que les peacelines soient démolies dans un avenir proche. La persistance de ces artefacts signale une autre division de la ville, fondée non sur la communauté mais sur les inégalités économiques. Le centre-ville, regroupant les lieux « neutres » de la culture, de la consommation et du tourisme du « new Belfast » (Neill, 2006) liés au capitalisme global, est séparé de l’inner city, espace de la ségrégation et de l’exclusion sociales, contenant les soubresauts de la violence intercommunautaires. Cependant, tout comme le vibrant centre-ville, les peacelines ainsi que les fresques populaires – qui disent de « chaque côté » leur version de l’histoire – sont indiqués dans les guides touristiques comme des hauts lieux de la ville.
Notes
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[1]
Cet article intègre notamment des analyses antérieurement présentées dans « La construction des murs de sécurité et l’évolution de la politique de maintien de l’ordre à Belfast », Les Cahiers du Mimmoc, n° 5, octobre 2009.
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[2]
Catholiques et protestants sont la désignation la plus courante des deux communautés, mais le conflit est d’abord politique et social, le religieux constituant un aspect symbolique très fort.
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[3]
La toponymie conflictuelle entre les deux communautés a conduit à cette appellation consensuelle.
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[4]
Belfast Interface Project, interface map (carte interactive), à consulter sur : <www.belfastinterfaceproject.org/interface%20map.html>, consulté le 13/04/2012.
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[5]
Environmental Design Consultants, Belfast Peacelines Study, Belfast, NIHE, 1991. Il s’agit d’une étude commanditée par le Northern Ireland Housing Executive (NIHE, Agence nord-irlandaise pour le logement social) à un bureau d’études privé, EDC, qui consiste en une analyse formelle des quinze peacelines recensées.
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[6]
« Barriers to Come Down Tomorrow », Belfast Telegraph, 10 sept. 1969.
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[7]
D’après les recensements de 2001, plus de 61 % de la population vit dans des îlots (correspondant aux découpages administratifs du recensement) confessionnellement homogènes à plus de 90 %.
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[8]
Entretiens avec un chargé de mission d’Intercomm, association de développement local de Belfast-Nord, 24 février 2000, et avec un travailleur social du North Belfast Community Development Centre, 8 mars 2000.
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[9]
Si les principales milices ont cessé le combat, les milices dissidentes sont encore actives sur le terrain.
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[10]
« Interface Poll », janvier 2008, commanditée par la US-Ireland Alliance, et disponible sur leur site : <http://www.us-irelandalliance.org/content/155/en/About%20the%20Alliance/Press%20Releases/2008%20Press%20Releases/Peace%20Poll%20Results:%20Belfast%20Residents%20Asked%20if%20Peace%20Lines%20Should%20Come%20Down.html>, consulté le 26/04/2012.
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[11]
« À l’ombre des “murs de la honte” de Belfast », Le Monde, 30 jan. 2012.
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[12]
Communiqué de presse : « International Fund for Ireland announces £2m Peace Walls Programme ». Voir : <www.internationalfundforireland.com/media-centre/449-internationalfund-for-ireland-announces-p2m-peace-walls-programme>, consulté le 13/04/2012.