« What is truer than truth ?
The Story. »
Les enjeux de la frontière
1À la frontière mexicano-américaine, tout comme dans les romans d’Haruki Murakami, il est difficile de distinguer la réalité de la fiction. Si le réalisme magique devait avoir un lieu d’origine, ce serait certainement l’Imperial Valley Desert, tant la réalité semble s’y résumer à ses multiples récits. Fiction du pouvoir, fiction d’un État encore fort et de l’idée de nation ; fiction d’une vie meilleure et du rêve américain ; fiction d’une démocratie emmurée, d’une race hégémonique et de pureté : la frontière semble héberger une multitude d’imaginaires et se trouve être le lieu d’excellence pour cet art de l’illusion. Dans cet article, je montrerai comment les minutemen, milices performant leur propre fiction aux confins du territoire national, interrogent la frontière. Sur cette ligne – où parfois on trouve un mur aux couleurs rougeâtres de la rouille –, plusieurs frontières immatérielles, liquides, se superposent. Une fois la vulnérabilité de l’État pointée du doigt par les milices, la place reste vacante pour établir la nature et la cohérence du territoire national. C’est à la frontière, à la marge de l’État, que s’invente, se pense et se construit le cœur d’une fiction d’identité américaine particulière. La question n’est dès lors pas tant de savoir à quoi servent les frontières, mais plutôt de comprendre comment elles opèrent, de quoi elles sont le lieu et quels en sont les usages.
Militarisation de la frontière
2La politique de militarisation de la frontière telle qu’on la connaît aujourd’hui a été initiée au début de l’année 1993 par l’administration Clinton. Sa finalité était triple : 1) faire face aux mouvements anti-immigration qui remettaient en cause la capacité de la puissance étatique à régler le problème de l’immigration illégale ; 2) neutraliser la critique du parti républicain avant la campagne pour les élections présidentielles de 1996 ; 3) et, enfin, afficher le président Clinton comme une personnalité forte et compétente sur cette question. Il s’agissait de mettre en place une politique réalisable rapidement, mais surtout très visible médiatiquement. Les ressources seront concentrées autour de quatre segments relativement restreints de la frontière sud-ouest, qui représentent les quatre points de passage utilisés par 70-80 % des immigrants. La première opération menée est l’opération Hold the Line à El Paso au Texas, en 1993, suivie de l’opération Gatekeeper aux alentours de San Diego en 1994. En 1995, l’opération Safeguard se concentre sur l’Arizona central puis, en 1997, l’opération Rio Grande a lieu au sud du Texas. En 2004, l’administration de G. W. Bush accorde à l’opération de militarisation de la frontière en Arizona un surplus budgétaire de 23 millions de dollars, doublant ainsi l’investissement financier pour la région. La logique officielle consiste à contrôler ces portes d’entrée en supposant que la géographie fera le reste – San Diego, par exemple, jouxte une zone de montagnes (Otay Mountain) et une zone désertique (Imperial Valley Desert). La première implication de cette stratégie est la construction d’un mur de trois mètres de haut sur les zones de San Diego et El Paso, coupant ces deux villes de leurs « jumelles » mexicaines Tijuana et Ciudad Juárez.
Efficacité et conséquences
3Si, dans un premier temps, le mur semble freiner le désir d’entrer illégalement sur le sol américain, les années 2003-2004 sont marquées par une augmentation du nombre de tentatives de passage [2]. Ainsi, malgré la fortification de la frontière, le nombre d’immigrants illégaux travaillant, par exemple, dans le secteur agricole en Californie n’a cessé d’augmenter. Néanmoins, cette politique de fortification n’est pas sans conséquence. Tout d’abord, les ressources allouées au contrôle et à la construction du mur ont plus que quadruplé depuis 1993. Ensuite, les points de passage se sont redistribués le long de la frontière, faisant des alentours des quatre portes d’entrée le théâtre du passage illégal. Parallèlement, le nombre de migrants ayant trouvé la mort lors du passage a considérablement augmenté, car la traversée est devenue plus compliquée et plus dangereuse. Enfin, des groupes anti-immigration faisant des patrouilles à la frontière ont vu le jour. Le signal est donné le 1er avril 2005 par Jim Gilchrist, qui appelle les citoyens américains à se rendre sur la frontière de l’Arizona et du Mexique. Il s’agit de la première opération anti-immigration de patrouille à la frontière réellement médiatisée, même si d’autres groupes existaient avant 2005. L’objectif est de compter le nombre d’immigrants qui traversent la frontière illégalement. De fait, beaucoup moins de volontaires se présentent le 1er avril que ce qu’en espérait Gilchrist. Mais la couverture médiatique est tellement importante que, dans les jours qui suivent, le nombre de participants augmente de façon exponentielle. Par la suite, le Minuteman Project se développe dans d’autres États, comme la Californie. En 2006 cependant, une dissension interne au mouvement autour de la personnalité critiquée de Gilchrist et de ses méthodes scinde l’organisation en deux groupes : la structure originelle, le Minuteman Project (MMP) demeure, avec Gilchrist à sa tête ; Chris Simcox quant à lui, fonde les Minuteman Civil Defense Corps (MCDC), aujourd’hui dirigés par Carl Braun et basés à San Diego. Depuis 2005, nombre de mouvements ayant une parenté plus ou moins directe avec les MMP ont fait surface le long de la frontière. Plus qu’un mouvement unifié, les minutemen – dont le terme doit être pris ici au sens générique – constituent une nébuleuse, jouant sur plusieurs registres d’action et de discours.
4Les milices qui effectuent des patrouilles le long de la frontière entre les États-Unis et le Mexique sont nombreuses et éparpillées entre les quatre États frontaliers (Californie, Arizona, Nouveau-Mexique et Texas). Le présent article rend compte d’une enquête auprès de deux de ces groupes, le MMP et le MCDC. L’étude s’est concentrée sur la Californie, puisque cet État se révèle être un laboratoire en termes de mouvements anti-immigration. C’est ici que fut proposée au vote en 1994 la proposition 187 – appelée SOS : Save Our State, elle visait à interdire aux étrangers en situation irrégulière et à leurs enfants l’accès gratuit aux services sociaux de l’État – ou encore la proposition 209 – remettant en cause les lois d’affirmative action. La Californie symbolise la figure du rêve américain de réussite sociale et économique en même temps qu’elle semble être à la source de la plupart des mouvements politiques qui marquent l’histoire raciale de ces dernières années (Douzet, 2007).
Les border patrols auxiliaries : un problème de différenciation
5La branche action du MCDC, les border patrol auxiliaries (BPAux), s’occupe des opérations de surveillance, des sorties à la frontière et des rondes de nuit dans les camps.
Ambiguïté dans l’apparence et l’identification sur le terrain
6La frontière, symbolique, entre l’organisation militante et l’organe officiel est ambiguë sur le terrain, grâce aux efforts constants des BPAux pour ressembler en tout point aux border patrols. La profession de foi [3] des BPAux est explicite. Ils s’y réfèrent volontiers au travail des border patrols et utilisent une rhétorique du terrain et de l’action. Les week-ends de rencontre au Vigilance Camp sont d’ailleurs exclusivement destinés à organiser des patrouilles à la frontière. Ils donnent aussi l’occasion aux membres de proposer des training sessions et des formations aux patrouilles ou à l’utilisation du matériel radio. Les BPAux offrent une formation aux armes à feu, aux premiers soins, ainsi qu’une formation certifiée par le département de la Sécurité intérieure qui « aide les citoyens à mieux comprendre les missions du département de la Sécurité intérieure, de la Border Patrol et de l’Immigration and Customs Enforcement et de comprendre quel rôle les citoyens jouent dans la défense intérieure [4] ». Le logo des BPAux ressemble fortement à celui de la Border Patrol officielle, tout comme l’uniforme beige. Ils en adoptent d’ailleurs en grande partie la structure et les codes (radios, vestimentaires). Le site Internet des BPAux annonce même l’arrivée de nouvelles voitures 4x4 ayant sur la portière avant l’insigne des BPAux et qui ressemblent en tout point aux voitures des border patrols. Tout est ainsi fait pour ressembler sur le terrain à ces derniers.
Le mur comme symbole de l’ambiguïté des rapports avec l’État
7Certaines « sorties » à la frontière visent à répertorier les endroits du mur endommagés afin de les signaler auprès de la Border Patrol. Sur des kilomètres, nous marchons, le soleil chauffant nos pas. Au croisement de sentiers si ténus que l’on croirait qu’ils sont imaginaires, des traces de passages. Là, des bidons d’eau laissés pour les prochains qui passeront illégalement : Mike et Bob s’en chargeront, les perçant et laissant se déverser l’eau sur la terre aride. Pendant des heures, embusqués derrière les rochers, dans le silence ponctué de messages radio, nous sommes à la recherche du mur. Je commence à croire que cette ligne frontalière n’existe que dans l’esprit de ceux qui la pratiquent, des deux côtés. Une ligne à défendre pour les minutemen, une ligne à franchir pour les immigrants illégaux. Pour celui qui se retrouverait perdu ici, bien difficile de savoir de quel côté il se trouve. Une clôture de fil barbelé surgit de nulle part, une centaine de mètres plus loin : un mur d’environ deux mètres, en fer rouillé. De nombreuses portions du mur n’ont pas été construites, faute de moyens, ou nécessitent d’être réparées. Il faut noter les coordonnés GPS avant de reprendre la longue route qui nous mènera à la jeep. Au milieu de nulle part, ce mur souligne la relation ambiguë qu’entretiennent ces groupes avec l’État. En prenant en charge son entretien ou sa construction, les milices se substituent à l’État, dont elles se considèrent comme des supplétifs. Elles l’interpellent et le poussent à marquer sa souveraineté. Elles rappellent alors que cette souveraineté est toujours reliée « aux gens », et non à une élite politique. Pourtant, les activités des minutemen sont faites au nom de l’État, comme l’exprime leur slogan : « Opérer avec la loi pour aider à l’application de la loi [5]. » Les minutemen s’inscrivent ainsi, par leurs actions et leurs revendications, dans une longue tradition de vigilantism américain. Les groupes de vigilance sont des organisations extralégales dans lesquelles les membres « prennent la loi entre leurs mains » (Abrahams, 1998). La violence exercée est inhérente à ce modèle de vigilantism, et ces groupes se situent sans arrêt à la frontière de la légalité. Revendiquant l’exercice de cette violence, puisque l’État est considéré comme trop faible pour faire exercer son droit, le vigilantism n’a d’existence qu’à ses côtés. Plus critique envers les « performances » de l’État qu’envers l’État lui-même, le vigilantism peut être compris comme l’exercice d’une violence extralégale au nom de l’ordre établi. Il implique un moment de tension sociale, de frustration à l’égard de l’action du pouvoir en place. Il émerge typiquement dans les zones de frontières où s’expriment de nombreuses critiques envers la faillite de la machine étatique. Ici, le terme de frontière n’est pas à prendre uniquement au sens de lignes officielles séparant deux États, mais également comme limites (boundaries) de l’État (Kopytoff, 1987).
8MCDC et BPAux ne s’inscrivent plus dans l’extra-légalité comme les anciennes formes de vigilantism, mais en relaient la critique formulée à l’encontre de l’État, lui indiquant ses faiblesses et lui rappelant son origine populaire. La construction du mur a permis un brouillage des prérogatives attachées à l’armée, à la police et aux citoyens – brouillage qui, selon Wendy Brown, remet en question la souveraineté étatique et le monopole de la violence légitime. Il n’est pas facile de reconnaître, sous la chaleur de l’Imperial Valley Desert, qui détient l’autorité, à supposer que quelqu’un le sache et l’exerce. Il semble qu’à la marge, l’autorité est ici inventée, pensée et construite dans les actes et les interactions quotidiennes.
Le mur comme outil de la définition identitaire
9La forte médiatisation de la construction du mur a eu pour effet paradoxal l’émergence d’un fantasme d’invasion. Le mur a contribué à la création d’un « nous », localement et racialement défini. En définitive, il est au centre de la reconstruction d’une américanité, excluante et exclusive, basée sur le fait d’être blanc (whiteness). Si le problème de l’immigration est d’abord posé de manière politique, la réponse des minutemen s’inscrit dans une « poétique du langage » éthique et racial.
Du discours politique au discours éthique
10La frontière est marquée par un langage spécifique : celui d’une fétichisation des armes, de l’allégorie de la chasse aux migrants ou encore d’une militarisation phallique (Mbembe, 2005). C’est aussi le lieu d’un discours particulier sur les migrants, qui se porte d’abord sur le politique (par pudeur en face de l’anthropologue qui assiste aux discussions), puis se déplace sur l’éthique et la morale. La frontière se dématérialise alors, se définissant comme le lieu où l’on parle ce langage. En 1929, le Congrès américain fait de l’entrée illégale sur le sol national un crime passible de prison. Mais c’est surtout en 1954, avec l’opération Wetback (du nom des travailleurs illégaux saisonniers), que commence véritablement la criminalisation des immigrants illégaux. Les termes de criminal alien ou de deportable alien entrent alors dans le vocabulaire officiel. La rhétorique anti-immigration recourt, selon Inda (2006), à un registre de langage spécifique (voleur de travail, fardeau, danger public, etc.) qui est celui de l’éthique. Ce vocabulaire tend à construire socialement et médiatiquement les immigrants, légaux comme illégaux, comme étant incapables d’exercer aucune responsabilité.
11Ainsi, Gilchrist défend l’idée selon laquelle le coût de l’immigration illégale se reporterait sur les classes moyennes américaines. Les étudiants californiens paieraient le prix de la perte de vitesse du système éducatif, due à l’arrivée d’enfants d’immigrants illégaux faisant baisser le niveau scolaire. Fardeaux pour la société, les immigrants illégaux sont aussi aux yeux des minutemen des irresponsables. Irresponsables économiquement, irresponsables socialement, ils sont perçus comme des dangers pour le corps public. Hors-la-loi, voleurs de travail ou assistés, ils pèseraient sur l’aide sociale et gouvernementale.
12Peu à peu, l’immigrant est construit comme un criminel, représentant un réel danger pour la population américaine. L’inscription dans la loge du Vigilance Camp est sans appel : « Appeler un immigrant illégal un immigrant sans-papiers est comme appeler un voleur de drogue un pharmacien sans licence [6]. » L’amalgame effectué dès les années 1970, tant par les médias que par les responsables politiques, entre flux migratoire et guerre contre la drogue a permis le glissement d’un discours politique à un discours social et moralisant sur l’immigration.
13Le mur trouve alors une autre fonction, puisqu’il permet de séparer concrètement deux populations frontalières ; c’est le cas par exemple à San Diego, ville d’implantation des MCDC, séparée de sa « ville jumelle » Tijuana par un mur s’étendant jusqu’à la mer. Pour Davis (2000), si la frontière se militarise elle tend aussi à (pour)suivre les populations migrantes : c’est ce qu’il appelle la third border ou « troisième frontière », qui induit la ségrégation des populations latinos dans les villes étasuniennes.
14« Homeland security begins at home [7] » : après les attentats du 11 septembre 2001, le mouvement anti-immigration a réussi le coup de force de lier son agenda à celui de la sécurité nationale, en jouant sur les peurs et incertitudes post-attentats. Les minutemen clament à qui veut l’entendre que certains des terroristes seraient passés par la frontière mexicano-américaine pour entrer sur le sol américain. Certaines lois votées à la suite du 11 septembre vont dans ce sens, puisque le Border Protection, Antiterrorism, and Illegal Immigration Control Act of 2005 fait passer du statut de crime civique à celui de félonie le fait d’être illégalement sur le sol américain. La notion de sécurité nationale est devenue incantatoire, permettant de séparer l’ennemi de l’ami (Mattelart, 2008). La sécurisation de l’immigration après le 11 septembre a joué un rôle important dans la légitimation de ces groupes (Doty, 2007). Reprise par les groupes tels les MCDC ou les MMP – dont la mission consiste dès lors à assurer la sécurité non seulement de la zone frontalière, mais aussi de la nation –, elle est source d’angoisse et d’inquiétude. L’insécurité sociétale est au cœur de ces groupes civils, angoissés par la vulnérabilité de la frontière, ressentie et vécue intimement comme l’impuissance de la nation.
Mur et séparation raciale
15La frontière est un espace particulier, placé au centre de luttes identitaires. C’est une limite, marquée au fer rougi par le mur décati, hébergeant une multiplicité d’imaginaires en continuel déplacement. Il s’agirait d’hétérotopie (Foucault, 1984), si tant est qu’on la définisse comme espace identitaire, produit de l’exclusion, correspondant à des lieux autres comme des modes de vie autres. Les travaux d’Agier (2009) autour de cette notion permettent de décrire un espace produit par l‘exclusion, vécu comme synonyme de frontière, de vide : un hors-lieu en soi, se caractérisant par un confinement et une extraterritorialité, et où les populations concernées font l’expérience d’une double exclusion, raciale et urbaine.
16Cette figure théorique posée sur l’espace frontalier permet de rendre compte à la fois de l’expérience raciale particulière à laquelle doivent faire face les immigrants d’Amérique du Sud et des luttes pour la définition d’une Amérique sociale, politique, raciale, qui ont lieu à la frontière.
17Ce travail d’identité sur le processus de racialisation blanche est décrit par Winant (1997), ce processus étant visible chez ces groupes anti-immigration qui sonnent le retour d’un nativisme américain. L’invocation des futures privations économiques des Blancs et le sentiment d’être minoritaires rassemblent les diverses milices. La frontière se fait alors le lieu d’une expérience réelle ou fantasmée du vécu de la marge. Cette réactivation de l’identité blanche doit être lue comme une réaction à l’entrée des minorités sur la scène médiatique et politique. La période d’importantes vagues d’immigration représente une période d’intense visibilité des minorités, plaçant certaines populations blanches dans une position double : celle de dominant et celle de minorité (par l’effet d’anxiété d’être entourées de minorités). Dans ce cas, le mur – aussi partiel, rouillé et inefficace qu’il puisse être – représente la réponse à des fantasmes de pureté d’une race hégémonique, et a des effets concrets sur l’identité et la subjectivité politique de ceux qu’ils séparent. Il permet de créer un « nous » et un « eux » clairement définis, occultant ainsi la situation de fusion et de confusion actuelle, permet une séparation à la fois physique et ontologique, et simplifie l’élaboration d’un langage du dedans et de dehors. D’un « nous » social mis en danger par l’immigrant a-moral, on se déplace à un « nous » racial, voire psychique. Déplacement du langage encore. Ainsi peut-on affirmer que le mur est le support des projections d’un Autre anthropomorphisé (Brown, 2009). Sont amalgamés multiculturalisme, main-d’œuvre étrangère et terrorisme. Plus encore, cette angoisse nationale et raciale participe à une nouvelle définition d’appartenance nationale : un belonging placé sous l’égide d’une citoyenneté exclusive et excluante.
18La frontière se fait alors mouvante, puisqu’elle dépasse de loin les 3 141 kilomètres séparant le Mexique et les États-Unis. Liquide, elle est incarnée dans le corps des immigrants illégaux, qui la portent et en portent l’exclusion raciale, sociale, morale et politique. Elle tend à (pour) suivre ceux qui l’ont illégalement traversée. La frontière se fait dynamique ; zone limite, elle est à surfaces variables, déterritorialisée puisqu’elle se déplace en fonction des groupes. Elle reste invariablement le lieu d’une multiplicité d’imaginaires nationaux. « Invention de la tradition » et « imaginaire national » – discutés par Hobsbawm (1983) ou Anderson (1996) – ne sont plus confinés au niveau étatique (Massey, 1995). Les frontières des minutemen établissent la nature et la cohérence d’un territoire qui semble alors de plus en plus échapper à l’État.
La frontière est le lieu du politique et du récit
19La construction du mur est initiée par un État en perte de vitesse, qui voit le déclin de sa souveraineté étatique. Si la politique de fortification de la frontière a une efficacité très réduite en ce qui concerne la limitation du nombre de passages illégaux par an, elle a cependant une efficacité performative et discursive importante dans la construction d’un État fort. Dans le même temps, cependant, le mur permet un brouillage et une fusion des pouvoirs étatique et para-étatique qui remet en question la souveraineté étatique. Selon Wendy Brown, l’existence de ces milices à la frontière symbolise la dissémination des pratiques souveraines, transférées aux mains des citoyens. La souveraineté politique devrait procurer des horizons et des points de repère, mais son déclin produit une angoisse et une identification à la perte de puissance, expliquant l’action des minutemen. Dans le même temps, alors que les patrouilles ont une action à efficacité performative réduite, elles ont bel et bien une efficacité discursive importante. L’action des minutemen s’apparente à un spectacle, celui de la surveillance (Chavez, 2008) mais aussi celui d’une pratique de pouvoir, de définition d’un « eux » et d’un « nous ».
20Cependant, le vigilantism permet aussi à l’État de déléguer au secteur privé et à la société civile une partie de ses fonctions traditionnelles en matière de contrôle de l’espace, palliant ainsi l’insuffisance des budgets publics. Plutôt que d’être des consommateurs passifs de services de sécurité autrefois offerts par l’État, les citoyens s’engagent dans une variété d’activités sécuritaires (Johnston, 2001). La privatisation de la sécurité est entrée dans l’arsenal répressif de l’État, qui ne fait pas que transférer du pouvoir : il accepte aussi de nouvelles bases de légitimité (Bayley et Shearing, 1996). Ainsi, si le vigilantism contribue à contester l’État, il est toujours une composante utilisée par ce dernier en matière sécuritaire. Avec lui, l’État tente de trouver une nouvelle manière de « faire État ».
21Finalement, le mur et les actions des minutemen permettent une renationalisation du discours politique, centrée autour de ses frontières et de son cœur économique, politique et racial. Dans le vide offert aux Minute Men, à la frontière où la distinction entre État et société civile perd de sa netteté se trouve la possibilité de création d’une nouvelle fiction nationale, à la marge de l’État. C’est à la frontière, au point de friction et d’interrelation, que cette définition identitaire a le plus d’importance. Finalement, le mur offre aux vigilantes la possibilité d’une distinction nette entre intérieur et extérieur, amis et ennemis. Il offre la possibilité de la recréation d’une identité nationale selon des lignes raciales, morales et éthiques en accord avec la société néolibérale et néoconservatrice actuelle. Il offre enfin la possibilité de créer des imaginaires spatiaux produits par les frontières, donnant alors à l’espace un sens émotionnel, chargé de l’angoisse de la perte de pouvoir, du déclin étatique et de la perte d’une pureté imaginaire. Dans cet espace, l’expulsion justifie et prouve la frontière – et donc le récit d’une société démocratique excluante, d’une nécessaire protection contre l’extérieur. La frontière est le lieu du politique et du récit, là où la limite entre fiction et réalité se trouble.
Notes
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[1]
Je voudrais remercier Michel Agier pour sa relecture attentive et ses conseils, ainsi que Thierry Paquot pour cette opportunité de faire partager mes travaux.
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[2]
Ces analyses sont bien entendu spéculatives compte tenu de la difficulté d’établir des statistiques valables sur le nombre d’immigrants illégaux présents sur le sol américain, ainsi que sur le nombre de tentatives de passage.
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[3]
Voir le site <www.bpaux.org>, consulté le 02/05/2012.
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[4]
Cf. <www.bpaux.org>, consulté le 02/05/2012. Traduction de l’auteur : « This training helps the citizen better understand the mission of DHS, BP and ICE and how the citizen plays a role in securing the homeland. »
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[5]
Cf. <http://www.minutemanproject.com/>, consulté le 02/05/2012. Traduction de l’auteur : « Operating within the law to support enforcement of the law. »
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[6]
Traduction de l’auteur : « Calling an illegal alien an undocumented immigrant, is like calling a drug dealer a unlicensed pharmacist ».
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[7]
Cf. <www.bpaux.org>, consulté le 02/05/2012.