CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Un musée d’art moderne ou contemporain, privé ou public, est censé protéger les œuvres des convoitises commerciales. On serait tenté de croire que le conservateur est lui-même à l’abri des pressions du marché, fort de son expertise et des ressources même modestes du musée. Mais la réalité est plus complexe. Le monde de l’art comprend de multiples acteurs. Une structure éclaire les interférences entre eux et finalement l’enjeu que représente l’institution pour le marché : la foire d’art.

2Lancée d’abord en Allemagne, puis en Suisse, pour rencontrer un plus grand public, la foire d’art arrive à Paris en 1974, telle une « roturière », bientôt baptisée FIAC :

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La société française a connu la foire aux pains d’épices et la foire aux bestiaux, le salon de l’automobile et celui de l’habillement. Voici que pour la première fois, elle s’offre une foire de l’art, dans l’ancienne gare désaffectée de la Bastille.
(Michel, 1974, p. 15)

4L’époque des marchands « historiques » comme Paul Durand-Ruel (1831-1922), Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979), voire Léo Castelli (1907-1999), étant révolue, la foire d’art s’impose vite.

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Les foires ont réussi en trente ans à devenir le principal marché des galeries d’art, celui où s’effectue l’essentiel des transactions – même si beaucoup d’entre elles se concluent définitivement dans les sièges locaux des galeries. Par leur système de sélection, elles fixent la hiérarchie esthétique et économique des marchands avec la complicité de certains d’entre eux, les membres des comités, qui bénéficient ainsi d’une position privilégiée.
(Wolf, 1999, p. 82)

6La chute du marché de l’art, au début des années 1990, pousse la foire d’art moderne et contemporain bâloise à rapprocher deux mondes : marchands et musées. Selon le galeriste genevois Pierre Huber, siègeant alors au sein du nouveau comité :

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Il y avait trois cents galeries [à Art Basel]. Je prétends qu’il n’y a pas aujourd’hui trois cents galeries intéressantes [à nouveau trois cents en 2011] et, qu’au vu de la situation actuelle difficile, on se doit d’être plus restrictifs et plus sélectifs. Et cette foire d’art de Bâle, qui est le plus grand musée du monde, évolue : on se remet en questions comme le monde se remet en question.
(Mathonnet, 1993, p. 19)

8Le mot est lâché : « le plus grand musée du monde ». Dès lors, la stratégie des organisateurs ne variera pas : élever les œuvres des exposants au même niveau que celui des musées, y compris l’art contemporain à la postérité incertaine. « Nous voulons que la foire soit “à la source”, qu’elle présente les meilleures œuvres » répétera à son tour Samuel Keller, patron d’Art Basel de 2000 à 2008 (Benhamou-Huet, 2000, p. 4).

9Pour ce faire, outre l’offre sur les stands revue et réduite, des manifestations sur le modèle des Biennale de Venise, Lyon, Documenta de Kassel… voient le jour, avec les exposants comme « source » :

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Cela a débuté, dit Samuel Keller, avec Art Unlimited à Bâle, en 2000 et s’est poursuivi avec nos programmes pour les performances, les films, l’art vidéo et sonore, les livres d’artistes et l’art public. L’expérience est très satisfaisante et elle a été cruciale dans la manière dont Art Basel s’est développé en un événement combinant des ambitions commerciales et culturelles. Nous n’utilisons même plus le terme de « foire » pour décrire Art Basel, nous la qualifions de « show », ce qui est plus approprié.
(Ruiz et Gerlis, 2008, p. 25)

11Servie par un contexte économique international très favorable, cette stratégie est un succès, autant pour Bâle que pour la petite sœur, à Miami, née en 2002 : les exposants y fournissent les plus grands collectionneurs et acheteurs institutionnels de la planète. Succès aussi, car Art Basel inspire la plupart de ses grandes rivales – sans être égalée. Succès encore, car les foires off, nombreuses, profitent de l’aubaine en s’installant au plus près d’elle et de ses riches clients. Tandis que les sociétés de ventes publiques rêvent d’absorber ce puissant prescripteur. Et la première foire virtuelle de prospérer avec ses exposants leader (VIP Art Fair). En 2011, Art Basel s’étend en Asie en rachetant Art HK, la foire internationale d’art de Hongkong.

12Adieu le projet populaire des années-68 ! Art Basel a transformé la foire, et donc son marché de référence, en grand musée à but lucratif, où se retrouve chaque année, selon le mot des médias, la « crème » du monde de l’art international, en réalité un microcosme. À l’instar de la petite sœur, qui se veut « la » foire américaine avec 40 000 visiteurs en moyenne, dans un pays de plus de 300 millions d’habitants. De plus, à travers Art Basel, l’art contemporain (cher) est associé à un art de vivre (chic) mondialisé – être arty ou ne pas être ! Le festif crée des liens… précieux pour les affaires, dont celles des sponsors (UBS pour Art Basel).

13Alors, sous la pression d’un tel marché, la scène institutionnelle elle-même se transforme.

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Depuis une dizaine d’années, la croissance du nombre de milliardaires de par le monde a enclenché une course à la création de musées privés, qui se sont multipliés partout, en Amérique, en Europe, en Chine. […] Ce sont ces acquéreurs, à la recherche d’œuvres de qualité ou ayant du poids sur le marché, qui, de plus en plus, concurrencent les conservateurs des musées nationaux d’art contemporain. Ils maintiennent les cotes, donc la valeur de l’argent placé dans l’art contemporain.
(Granet et Lamour, 2010, p. 139-140)

15En France, entreprises et collectionneurs, aidés fiscalement par l’État sous les gouvernements de droite comme de gauche – paradoxalement au détriment des musées nationaux qui, eux, voient leurs ressources gelées ou réduites par la puissance publique – jouent au jeu de la médiation avec leurs propres œuvres en créant des fondations. À travers ces dernières, le marché s’autopromeut selon les mêmes règles que celles initiées par Art Basel, mais cette fois dans la durée et sous des enseignes non commerciales, en adoptant un mode de fonctionnement proche de celui de l’institution publique : collection permanente, expositions temporaires, édition de catalogues, conférences…

16La démultiplication des musées privés dans le monde bouscule la hiérarchie esthétique des musées nationaux, et donc une expertise longtemps fondée sur un travail scientifique et didactique délié des pratiques et intérêts commerciaux. Une « mixité » dans le rapport institutionnel à l’art contemporain s’instaure. Sous l’effet d’un lobbying d’autant plus efficace que « le délit d’initiés » est étranger au microcosme mondialisé de l’art, les musées et foires du marché agissent à la fois comme concurrent et fournisseur du service public. Faire carrière en passant de l’institution publique au marché n’étant pas rare, bien des rapprochements sont possibles. Ce qui, en France, interpelle : « Dans les musées d’art contemporain, on est éternellement confronté à ces problèmes de conflits d’intérêt. C’est à chaque conservateur de savoir où il place sa limite », admet Jean-Hubert Martin, conservateur général du Patrimoine (Régnier, 2010, p. 4). Tandis que le philosophe et historien disparu, Christian Delacampagne, pointait, lui, « […] des institutions anonymes, presque toutes contrôlées par une mafia de commissaires […] professionnels qui, parce qu’ils ne font plus que suivre les tendances du marché, imposent un formatage de plus en plus rigoureux de la production artistique » (2007, p. 14). En s’invitant ainsi dans le jeu et l’offre institutionnels publics, le marché accroît sa visibilité et donc son autorité pour « produire » en temps réel une histoire de l’art contemporain à la fois convaincante et rentable. Mais celle-ci est également le résultat d’une autre évolution marchande, sur laquelle il convient d’insister, car elle est commune aux foires-musées et « musées spectaculaires », selon l’expression de Christian Bernard, directeur du Mamco à Genève (Descombes, 2001, p. 93).

17La transformation du marché de l’art moderne et contemporain en un vaste musée à but lucratif à travers les foires et musées privés qui l’incarnent, accompagne en effet la conversion de la plupart des grands musées en organisateurs d’expositions-spectacles, à l’exemple du Guggenheim qui se promeut à travers l’art. Soumis à l’audience lucrative, pour rester attractifs et compétitifs, institution et marché développent un même rapport événementiel à l’art. Le public est moins invité à découvrir des œuvres que des événements. En 2000, Samuel Keller voyait un « show » dans Art Basel, quand Philippe de Montebello, encore conservateur du MET à New York, constatait « la tendance croissante des musées à obéir aux lois du marché, dans une sorte de Disneyfication » (Somers Cocks, 2000).

18L’art, pris dans un processus de labellisation, est prétexte à un événement dont les organisateurs tirent des ressources financières. D’où cette logique du renouvellement perpétuel. Dans les musées-spectacles, une exposition chasse l’autre ; dans les foires-musées, un exposant chasse l’autre. L’art, même le plus consacré, sous l’effet d’un tel éclairage se « désingularise » – et avec lui, son public, condamné à la visite passive ou boulimique. L’exposant admis puis exclu de la foire, doit, lui, apprendre à exister seul. Et avec lui ses artistes, s’ils ne le quittent pas, car comme le rappelle l’un d’eux, Stefan Banz : « Quand on parle du marché de l’art et du prix des œuvres, il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui 90 % des artistes ne vivent pas de leur travail » (Wolf, 2007, p. 41).

19Quant à la figure de l’amateur d’art, encore évoquée dans les grandes foires, elle nous paraît anachronique et pour tout dire incompatible avec de telles structures. Sauf à tout redéfinir pour faire « moderne », la figure dominante sur les stands est celle du consommateur d’art, qu’il soit acheteur ou simple visiteur, à l’instar des musées : « Pour parler vrai, le spectacle qu’offre Art Basel me paraît horrible. L’image qu’elle donne du monde artistique n’est pas celle qui m’intéresse. Il ne s’agit pas d’un moment d’exposition, de lecture d’œuvres, mais une occasion d’exhibition et de consommation », regrette l’artiste Philippe Decrauzat, pourtant exposant à Art Basel (Coen, 2010, p. 30).

20Cette évolution marchande – mixité dans le rapport institutionnel à l’art et rapport événementiel à l’art – est peut-être irréversible. Elle n’empêche pas cependant de repenser le financement public et privé de l’art – un financement réellement désintéressé, permettant à l’art de rester une source de savoir discutable et partageable entre tous, un moment privilégié du vivre, transmettre et créer ensemble.

Références bibliographiques

  • Benhamou-Huet, J., « Bâle, l’art et l’argent », Art Press, 2000, p. 4.
  • Coen, L., « Cette foire n’est pas mon affaire », Le Temps, 16 juin 2010, p. 30.
  • Delacampagne, C., Où est passé l’art ?, Paris, Panama, coll. « Cyclo », 2007.
  • Descombes, M., « Musées à vendre au plus offrant », L’Hebdo, 8 nov. 2001.
  • Granet, D. et Lamour, C., Grands et petits secrets du monde de l’art, Paris, Fayard, 2010.
  • Mathonnet, P., « Un mot d’ordre : vendre », Journal de Genève, 19 juin 1993, p. 19.
  • Michel, J., « L’art en foire à la “Bastoche” », Le Monde, 24 janv. 1974, p. 15.
  • Regnier, P., « “En France, on maintient une certaine déontologie”. L’actualité vue par Jean-Hubert Martin », Le Journal des Arts, no 317, 22 janv. 2010, p. 4. En ligne sur <http://www.artclair.com/jda/>, consulté le 05/10/2011.
  • Ruiz, C. et Gerlis, M., « “Je regarde tous les jours le premier tableau que j’ai acheté”. Entretien avec Samuel Keller », Le Journal des Arts, no 274, 1er févr. 2008, p. 25. En ligne sur <http://www.artclair.com/jda/>, consulté le 05/10/2011.
  • Somers Cocks, A., « Le musée en son époque. Entretien avec Philippe de Montebello », Le Journal des Arts, no 109, 25 août 2000. En ligne sur <http://www.artclair.com/jda/>, consulté le 05/10/2011.
Patrick Barrer
Patrick Barrer, directeur artistique, éditeur, essayiste et ancien galeriste, est producteur et animateur d’une émission de radio sur les arts visuels racontés par des musiciens, interprètes, comédiens, plasticiens... (Sur la Toile en 2012). Il a créé la foire internationale d’art Europ’ART à Genève et la Fondation pour les Arts visuels, qu’il dirigea de 1992 à 2008, l’une et l’autre engageant le public dans un rapport à l’art contemporain en rupture avec les règles du marché international. Il s’est beaucoup intéressé à l’art des pays du Sud et a notamment organisé une exposition dans sa galerie avec le critique Jacques Leenhardt : Regards d’Amérique latine en 1995, rassemblant Ester Grinspum, Jorge Macchi, Zulema Maza et Beatriz Milhazes ; puis, à Europ’ART en 2001, avec Marie Orensanz, Ester Grinspum, Monica Van Asperen, Vivian Scheihing, Julio Villani et Aixa Requena.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.061.0096
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