CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ces dernières années, des musées d’art contemporain sont apparus partout dans le monde occidental, mais également au-delà, et leur nombre augmente en permanence. Le touriste d’aujourd’hui, qui se rend dans une grande ville, s’attend à y trouver un musée d’art contemporain, de la même manière qu’il s’attend à y trouver un restaurant italien ou un cinéma. Dans la plupart des cas, ces attentes sont confirmées. Dans le pire des cas, le touriste va apprendre que le musée d’art contemporain est encore en construction et qu’il sera ouvert l’année suivante. Le fait que la notion de « musée d’art contemporain » ait si facilement été acceptée par la culture d’aujourd’hui n’est pas sans importance. Si, traditionnellement, le musée d’art constituait un endroit dans lequel l’art du passé était collecté, conservé et montré au beau milieu de la vie contemporaine, que signifie alors de construire un musée d’art contemporain ? Que signifie « muséographier » la contemporanéité elle-même ?

Le musée ultra-contemporain

2On pourrait dire que le musée d’art contemporain renverse la relation traditionnelle entre le musée en tant qu’institution et la vie contemporaine. En effet, il ne montre plus le passé dans le contexte de la contemporanéité, mais plutôt la contemporanéité dans le contexte d’un passé « muséographié ». Un tel renversement s’était déjà produit avec le musée d’art moderne, ce qui pose la question des relations entre la contemporanéité et la modernité, entre notre temps et le temps de la modernité. À l’évidence, l’art moderne s’était également intéressé au présent, mais il le thématisait comme le début d’une nouvelle ère, d’une nouvelle période historique, comme le début du futur. C’est ainsi que le musée d’art moderne est devenu possible. Le musée doit présenter des choses n’appartenant pas seulement au moment présent, mais qui relèvent de la longue durée, qui restent stables à travers les temps. L’art moderne offre cette promesse de longue durée parce qu’il ne se présente pas seulement comme une rupture radicale avec le passé, mais également comme le début d’un futur long, comme un projet de création d’un futur qui prend son temps pour venir et qui va perdurer.

3Aujourd’hui, nous ne vivons ni dans la modernité, ni dans la post-modernité, mais davantage dans une méta-modernité. Notre époque n’est pas celle d’une lutte parmi quelques récits historiques puissants et contradictoires, mais celle d’une prolifération incessante de tels récits. De nos jours, chacun écrit un nouveau récit historique ; chacun réécrit le passé historique à travers l’inclusion de l’exclu et/ou l’exclusion de l’inclus, remettant en forme son identité culturelle et redéfinissant ses propres origines et son propre patrimoine. Ces processus de reformulation, de redéfinition et de réécriture du passé historique sont d’une durée indéterminée. Si nous sommes en permanence en train d’écrire et de réécrire notre passé, et c’est ce que nous sommes actuellement en train de faire, alors nous ne pouvons pas savoir où s’est arrêté notre passé. Par conséquent, nous ne pouvons pas non plus savoir quand a débuté notre contemporanéité et quand est-ce qu’elle va se terminer. Notre présent a cessé d’être un bref point de transition entre le passé et le futur. Au lieu de cela, il est devenu un site de construction sur lequel sont bâtis des récits historiques. Un tel site de construction dispose manifestement d’une longue durée, permettant de ce fait que la contemporanéité soit « muséographiée ». Cela signifie que nous sommes aujourd’hui capables de construire des musées d’art contemporain en plus de musées d’art du passé et de musées d’art moderne (présentant entre autres l’art futuriste !).

4En effet, nos musées deviennent de plus en plus des endroits dans lesquels le passé est réécrit et réarrangé d’une manière toujours nouvelle. Ces dernières décennies, nous avons été les témoins d’une diminution de l’importance des expositions permanentes et de la multiplication des expositions temporaires. Ces expositions temporaires sont expressément conçues et montées dans l’intention de reconsidérer et de réévaluer les canons esthétiques historiques, afin d’inclure des artistes et des œuvres qui avaient été négligés au profit d’une histoire de l’art standard. Mais, évidemment, aucune de ces corrections du récit canonique historique ne peut affirmer être le point de départ de la formation d’une nouvelle collection permanente et, par-là, de nouveaux canons en histoire de l’art. Bien plus, ces corrections sont à leur tour corrigées et le processus de réécriture et de re-représentation de l’histoire de l’art devient infini.

5Un tel processus soumet le passé au présent, déplace notre attention des artefacts du passé à leur exposition actuelle, à leur configuration et leur articulation contemporaine. Dans un sens, on peut dire qu’aujourd’hui tout musée fonctionne comme un musée d’art contemporain. De nos jours, les artistes et les commissaires d’exposition ne se placent pas dans un contexte universel et unifiant. Ils ne se situent pas non plus dans le contexte d’une comparaison historique et ne se considèrent pas comme des figures de transition, entre le passé et le futur. Ils se comparent essentiellement avec leurs contemporains, c’est-à-dire avec d’autres artistes et commissaires d’exposition qui partagent le temps présent avec eux. Ils situent leur propre art et pratiques de l’exposition dans le contexte de cette comparaison, créant de ce fait une image de contemporanéité globale. Par conséquent, les visiteurs de musées contemporains viennent au musée, et spécialement au musée d’art contemporain, pour voir l’image de leur propre contemporanéité, cachée qu’elle est par le flux de la vie quotidienne.

L’installation crée l’effet de contemporanéité

6Une exposition d’art conventionnelle dans un musée est conçue comme une accumulation d’objets d’art placés les uns à côté des autres dans un espace d’exposition, afin d’être vus successivement. Dans ce cadre, le corps du visiteur reste en dehors de l’art : l’art se déroule devant ses yeux, en tant qu’objet d’art, performance ou film. Une telle exposition génère un parcours que le visiteur suit. Le mouvement d’un objet à l’autre produit une succession de présences, une série d’expériences esthétiques, des formes d’histoire courte, des fragments qui pourraient être inscrits comme tel dans l’histoire de l’art. L’espace d’exposition est compris ici comme un espace vide, neutre, une propriété symbolique du public. La seule fonction d’un tel espace est de rendre les objets d’art produits dans le passé et le présent, plus facilement accessibles au regard des visiteurs.

7L’installation artistique change radicalement le rôle et la fonction de l’espace d’exposition. Elle pratique une privatisation symbolique de l’espace public d’exposition. Fréquemment, elle renie le statut de forme d’art spécifique, parce qu’il n’est pas évident de savoir de quel médium elle est composée. Les techniques artistiques traditionnelles sont définies en fonction de leur support : la toile, la pierre ou le film. Le support d’une installation est l’espace lui-même. Cela ne signifie pourtant pas que l’installation soit « immatérielle », au contraire, l’installation est par excellence matérielle, parce qu’elle est tri-dimensionnelle et qu’exister dans l’espace est la définition la plus générale de la matérialité. L’installation transforme l’espace public vide et neutre en une œuvre d’art individuelle. Elle invite le visiteur à expérimenter cet espace comme l’espace holistique et totalisant d’une œuvre d’art. Tout ce qui est inclus dans un tel espace devient une partie de l’œuvre d’art, simplement parce qu’il est placé à l’intérieur de cet espace, et qu’il est n’est pas perçu successivement, mais simultanément. L’installation crée l’effet de contemporanéité parce qu’elle rend tous les objets qui y sont placés contemporains les uns aux autres et en lien avec le visiteur.

8La distinction entre un objet d’art préfabriqué et un simple objet devient ici insignifiante. Au lieu de cela, ce qui est crucial, c’est la distinction entre un espace d’installation signalisé et un espace public non signalisé. Ici, la création d’une œuvre d’art coïncide, en effet, avec son exposition. Quand Marcel Broodthaers a présenté son installation Musée d’Art moderne, Département des Aigles à la Kunsthalle de Dusseldorf en 1970, il a placé le texte suivant à côté de chaque pièce exposée : « Ceci n’est pas une œuvre d’art. » Par-là, il soulignait le fait que ces objets n’avaient pas le statut d’œuvre d’art avant d’être exposés. Dans l’ensemble, l’installation de Broodthaers a néanmoins été considérée comme une œuvre d’art. L’installation démontre une certaine sélection, une certaine série de choix, une logique d’inclusions et d’exclusions. On peut y voir une analogie avec une exposition mise en place par un commissaire d’exposition. Et c’est précisément la question : dans le cas d’une installation artistique, la sélection et le mode de représentation sont la prérogative souveraine de l’artiste. Les décisions personnelles de l’artiste ne nécessitent aucune explication ou justification supplémentaires. L’installation artistique est un moyen d’étendre le domaine des droits souverains de l’artiste, de l’objet d’art spécifique à celui de l’espace d’exposition.

La liberté de l’artiste et celle du commissaire

9Dans notre culture contemporaine occidentale, le régime sous lequel l’art opère est généralement compris comme un régime qui accorde une entière liberté à l’art. Cependant, traditionnellement, la liberté de l’art possède différentes significations selon qu’il s’agit du commissaire d’exposition ou de l’artiste. Le commissaire d’exposition est perçu comme quelqu’un, qui, au bout du compte, choisit à la place du public. Par conséquent, le commissaire d’exposition a l’obligation de justifier publiquement ses choix, et il ne lui est pas possible d’y déroger. Bien sûr, il est censé avoir la liberté de présenter ses points de vue au public, mais cette liberté de discussion publique n’a rien à voir avec la liberté de l’art, comprise comme la liberté de prendre des décisions privées, individuelles, subjectives, souveraines, au-delà de toute argumentation, explication ou justification. Sous le régime de la liberté artistique, tout artiste dispose du droit souverain de faire de l’art exclusivement en fonction de son imagination personnelle. La décision souveraine de faire de l’art de telle ou telle façon est généralement acceptée par la société occidentale libérale. Bien entendu, une œuvre d’art peut aussi être critiquée et rejetée, mais elle peut seulement être rejetée comme tout. Il est absurde de critiquer des choix spécifiques, des inclusions ou exclusions pratiquées par un artiste. Dans ce sens, l’espace total d’une installation artistique peut seulement être rejeté comme un tout. Pour revenir à l’exemple de Broodhaers, personne ne critiquerait l’artiste pour avoir négligé telle ou telle image de tel ou tel aigle dans son installation.

10Cependant, durant ces dernières décennies, on a vu émerger des projets d’exposition qui semblent doter le commissaire d’exposition du pouvoir d’agir tel un auteur souverain, afin de montrer ses vues personnelles de l’histoire de l’art, de la réécrire et de la re-représenter d’une manière subjective. On a également assisté à l’émergence de pratiques artistiques cherchant à être collaboratives, démocratiques, décentralisées, sans auteur. Maintenant, la liberté artistique souveraine semble être non-démocratique, voire pleinement anti-démocratique. Pourtant, même si cela paraît paradoxal au premier abord, la liberté souveraine de législation est une condition nécessaire à l’émergence de tout ordre démocratique. La pratique de l’installation artistique est une bonne illustration de cette règle.

Les visiteurs rassemblés en communauté

11L’exposition d’art classique laisse un visiteur seul, lui permet de se confronter et de contempler individuellement les objets d’art exposés. Passant d’un objet à un autre, le visiteur voit la totalité et la contemporanéité de l’espace d’exposition, y compris sa propre position. Une installation artistique crée, par contre, une communauté de spectateurs, précisément en raison du caractère holistique et unificateur de l’espace d’installation. Le véritable visiteur d’une installation artistique n’est pas un individu isolé, mais un groupe de visiteurs. L’espace artistique en tant que tel peut seulement être perçu par la masse des visiteurs, ou si vous préférez, par une multitude de visiteurs. La multitude de visiteurs et le visiteur individuel deviennent une partie de l’exposition.

12Dans son célèbre ouvrage Pour comprendre les médias (1993), Marshall McLuhan a distingué les médias « chauds » – qui isolent un spectateur individuel de son entourage – des médias « froids » – qui rendent perceptible l’ensemble de l’espace de communication. Selon McLuhan, les médias chauds – dont les meilleurs exemples sont l’écriture et la lecture – mènent à une fragmentation sociale. Lorsqu’une personne lit un livre, elle est seule et dans un état de concentration mentale. La même situation se produit lorsqu’une personne se rend à un concert ou au cinéma. Les spectateurs d’un concert, de théâtre ou de cinéma sont tellement absorbés par les médias – ils dirigent leur regard vers la scène ou l’écran –, qu’ils ne sont pas capables de les mettre à distance pour réfléchir à l’espace dans lequel ils se trouvent ou à la communauté dont ils sont devenus partie. Bien entendu, McLuhan pensait que seuls les médias électroniques tels que la télévision étaient capables de surmonter l’isolement du lecteur ou du spectateur individuel. Pourtant, en étant assis devant un écran de télévision ou d’ordinateur et en naviguant sur Internet, on est également seul et concentré.

13Le seul véritable médium froid dont nous disposons actuellement est l’exposition d’art. Bien sûr, on peut utiliser une exposition comme un livre, par exemple en flânant seul d’un objet à l’autre, en se concentrant sur une œuvre d’art et en la contemplant avec intensité et authenticité, de la même manière que quelqu’un tourne les pages d’un livre les unes après les autres, le for intérieur étant alors séparé de la réalité extérieure. C’est probablement en raison de l’image traditionnelle du comportement idéal du spectateur que McLuhan n’a pas décrit l’exposition d’art comme un médium froid.

14L’espace d’installation artistique est capable d’inclure toute sorte de médias chauds – texte, film, vidéo, musique, images individuelles – afin de les rendre froids. Ou, pour le dire plus simplement, l’installation transforme des œuvres d’art individuelles en composantes de l’espace artistique holistique. Un tel espace n’invite pas le visiteur à se concentrer sur un objet d’art individuel, un film ou une bande-son. On n’est pas censé agir de la même manière face à une installation qu’au cinéma ou dans une salle de concert.

15La contemplation froide est simplement une répétition permanente de pas et de regards, empêchant une contemplation compréhensive et une opinion informée. Aujourd’hui, les musiciens, poètes et réalisateurs de films sont avides de placer leurs œuvres dans des espaces d’art, précisément parce qu’ils veulent être sujets à une telle contemplation froide, autrement dit, éviter le jugement esthétique final de la part du public et échapper à l’objectivation par un mouvement linéaire de contemplation (du début à la fin). L’art lié au temps démontre l’infinité du temps gaspillé, excessif et répétitif, qui ne peut être entièrement absorbé par le spectateur. En même temps, il enlève le stigmate moderne de passivité de la vita contemplativa.

16Une dimension de la culture de masse, souvent négligée, devient particulièrement manifeste dans le contexte de l’installation artistique. Un concert pop ou une projection de film crée des communautés parmi les participants. Les membres de ces communautés transitoires ne se connaissent pas, leur structure est fortuite, incertaine ; d’où viennent-ils et où vont-ils ? ; ils ont peu à dire l’un à l’autre ; il leur manque une identité commune ou une histoire préalable qui pourrait leur fournir des souvenirs communs à partager. Néanmoins, il s’agit de communautés. Ces communautés ressemblent à celles de voyageurs dans un train ou un avion, en d’autres termes, il s’agit de communautés radicalement contemporaines, bien plus que ne le sont les communautés religieuses, politiques ou de travail. Toutes les communautés traditionnelles sont basées sur une prémisse selon laquelle leurs membres, sont, depuis le début, liés les uns aux autres par quelque chose qui provient du passé : une langue commune, une foi commune, une histoire politique commune ou une éducation commune. De telles communautés tendent à établir des frontières entre elles et des inconnus avec lesquels elles ne partagent aucun passé commun.

L’aura des copies

17Au-delà de tout ce que l’installation offre aux foules fluides et circulantes, c’est une aura de l’« ici et maintenant ». L’installation est, par-dessus tout, une version « culture de masse » de la flânerie individuelle, comme l’a décrit Walter Benjamin, et, pour cela, un endroit pour qu’émerge l’aura de « l’illumination profane ». En général, l’installation opère un renversement de la reproduction industrielle. L’installation prend une partie d’espace non signalisé et ouvert, de circulation anonyme et le place temporairement dans un contexte fixe, stable, fermé de l’« ici et maintenant ». Notre condition contemporaine ne peut être réduite à celle d’une « perte d’aura », à une circulation de reproduction au-delà de l’« ici et maintenant », comme décrit dans le célèbre essai de Benjamin « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » ([1935] 2000). Bien plus, l’âge contemporain organise une interaction complexe de dislocations et relocations, de déterritorialisations et reterritorialisations, de dé-auratisations et ré-auratisations.

18Benjamin avait une conception hautement moderniste de l’art, qui, selon lui, s’inscrit dans un contexte unique et normatif. À partir de cette supposition, la perte de son caractère unique et original signifie pour une œuvre d’art qu’elle perd son aura pour toujours, qu’elle devient une copie d’elle-même. Ré-auratiser une œuvre d’art individuelle requiert une sacralisation de l’espace profane dans lequel la copie circule. C’est le problème majeur que l’on peut trouver dans la pensée de Benjamin. Celui-ci perçoit l’espace de circulation en masse d’une copie et la circulation en masse en général, comme un espace universel, neutre et homogène. Il insiste sur la reconnaissance visuelle et l’auto-identité d’une copie qui circule dans notre culture contemporaine. Mais ces deux suppositions, principales dans le texte de Benjamin, sont contestables. Dans le cadre de la culture contemporaine, une image circule en permanence d’un médium à un autre, et d’un contexte clos à l’autre. Par exemple, des séquences d’enregistrement d’un film peuvent être diffusées dans un cinéma, ensuite converties en une forme digitale et apparaître sur un site web, ou être montrées durant une conférence comme une illustration, ou visionnées dans le cadre privé sur une télévision dans un salon, ou devenir une installation dans un musée. En ce sens, à travers différents contextes et médias, ces séquences d’enregistrement d’un film sont transformées par différents programmes informatiques, différents cadrages sur l’écran, différents placements dans un espace d’exposition, etc. Pendant tout ce temps, sommes-nous confrontés aux mêmes séquences d’enregistrement ? Est-ce la même copie de la même copie du même original ? La topologie des réseaux actuels de communication, de génération, de traduction et de distribution des images est extrêmement hétérogène. Les images sont constamment transformées, réécrites, remontées et reprogrammées en circulant à travers ces réseaux. À chaque étape, elles sont visuellement altérées. Leur statut de copies de copies devient une convention culturelle, comme c’était avant le cas avec le statut de l’original. Benjamin suggère que les nouvelles technologies sont capables de produire des copies d’une extrême ressemblance à l’original, bien que le contraire soit le cas. Les technologies contemporaines se pensent en générations. Transmettre de l’information d’une génération de hardware et software à la suivante signifie la transformer d’une manière significative. La notion métaphorique de « génération », telle qu’elle est aujourd’hui utilisée dans le contexte de la technologie, est particulièrement révélatrice. Or, là où il y a des générations, il y a aussi des conflits générationnels œdipiens. Chacun d’entre nous sait ce que signifie transmettre un patrimoine culturel d’une génération d’étudiants à l’autre.

19Nous sommes incapables de conserver une copie en copie, de même que nous sommes incapables de conserver un original en original. Il n’existe pas de copies éternelles, de la même façon qu’il n’existe pas d’originaux éternels. La reproduction est autant investie par l’original, que l’original l’est par la reproduction. En circulant dans différents contextes, une copie devient une série de différents originaux. Chaque changement de contexte, chaque changement de médium peut être interprété comme une négation du statut de copie comme copie, comme une rupture essentielle, comme un nouveau départ qui ouvre un nouveau futur. Dans ce sens, une copie n’est jamais vraiment une copie, mais plutôt un nouvel original, dans un nouveau contexte. Toute copie est, par elle-même, un « flâneur », expérimentant le temps et ses propres « illuminations profanes », ce qui la transforme en original. Elle perd de vieilles auras et en gagne de nouvelles. Cela montre aussi un projet postmoderne de réflexion sur le caractère répétitif, itératif, reproductif d’une image (inspiré par Benjamin), comme quelque chose d’aussi paradoxal que le projet moderne de création de l’original et du nouveau. Notre décision de reconnaître une certaine image comme soit un original, soit une copie, dépend du contexte, de la scène sur laquelle cette décision est prise. Cette décision est toujours contemporaine, une décision qui n’appartient ni au passé, ni au futur, mais au présent.

20Cette décision est aussi toujours une décision souveraine. De fait, l’installation est un espace pour une telle décision, où émerge le « ici et maintenant » et se déroule l’illumination profane des masses. Elle est un espace pour les masses fluides d’être humains qui circulent comme des copies les uns des autres dans des espaces profanes de la vie de tous les jours, mais qui deviennent des originaux dans des espaces artistiques. Dans notre ère démocratique, l’univers de l’art contemporain est devenu un espace dans lequel les foules humaines se montrent les unes aux autres et se rendent hommage, de la même manière que Dieu et les rois furent autrefois célébrés dans des temples, églises et palaces. C’est aussi pourquoi les musées, en particulier les musées d’art contemporain, sont construits aujourd’hui dans les centres du monde contemporain, là où les temples et églises furent bâtis avant eux.

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Ces dernières années, des musées d’art contemporain sont apparus partout dans le monde occidental et au-delà. Le nombre de ce genre de musées augmente en permanence. Le touriste d’aujourd’hui, qui se rend dans une grande ville, s’attend à y trouver un musée d’art contemporain, de la même manière qu’il s’attend à y trouver un restaurant italien ou un cinéma. Dans la plupart des cas, ces attentes sont confirmées. Dans le pire des cas, le touriste va apprendre que le musée d’art contemporain est encore en construction et qu’il sera ouvert l’année suivante. Quoi qu’il en soit, cette acceptation si facile de la notion de « musée d’art contemporain » par la culture d’aujourd’hui n’est pas sans importance. Traditionnellement, le musée d’art constituait un endroit dans lequel l’art du passé était collecté, conservé et montré au beau milieu de la vie contemporaine. Mais que signifie construire un musée d’art contemporain ? Que signifie « muséographier » la contemporanéité elle-même ?

Mots-clés

  • musée
  • muséologie
  • art contemporain
  • artiste
  • commissaire d’exposition
  • publics
  • exposition
  • muséographie
  • culture
  • modernité
  • contemporanéité
  • technique
  • technologie
  • histoire de l’art
  • esthétique
  • philosophie

Références bibliographiques

  • McLuhan, M., Pour comprendre les médias. Les prolongements technologiques de l’homme, Saint-Laurent, Bibliothèque Québécoise, coll. « Sciences humaines », [éd. originale en anglais : 1964] 1993.
  • Benjamin, W., « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1935 ; dernière version 1939] in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.
Boris Groys
Boris Groys, né en 1947 à Berlin Est, a commencé sa carrière comme assistant à Leningrad ville, puis enseigné la linguistique à Moscou. En 1981, il quitte l’Union soviétique pour la République fédérale d’Allemagne. À partir de 1992, il enseigne la philosophie à l’Université de Münster. Il est nommé professeur invité à Philadelphie en 1988, puis à Los Angeles en 1991. Depuis 1994, il enseigne la théorie des médias et la philosophie à la Staatliche Hochschule für Gestaltung de Karlsruhe. Il est actuellement professeur à la New York University. Plusieurs de ses livres ont été traduits en français : Staline, œuvre d’art totale (1990) et Du nouveau, essai d’économie culturelle (1995) aux éditions Jacqueline Chambon, Politique de l’immortalité. Quatre entretiens avec Thomas Knoefel (2005), Le Post-scriptum communiste (2008), chez Libella-Maren Sell.
Courriel : <groys@aol.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.061.0067
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