CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De tous les lieux construits abritant une action au cinéma, il en est certains qui parlent davantage à la sensibilité, qui provoquent des émotions plus vives, qui construisent tout un imaginaire. C’est le cas du musée. Ses représentations plus ou moins fantasmatiques dans les films de fiction sont des témoins sans doute fidèles de l’inconscient collectif ; mais la distance est grande, parfois, entre la réalité vécue par les professionnels et l’image cinématographique qu’on perçoit du musée...

2Remarquons d’emblée que, lorsque des musées sont le cadre de l’action d’une séquence, on les veut facilement et immédiatement identifiables par le public, dont on prend la précaution de « baliser » l’entendement : ou ces grands musées ont une architecture aisément reconnaissable ; ou un détail emblématique permet très vite d’identifier le musée en question (la Pyramide pour le Louvre) ; ou le dialogue lève en dernier recours toute équivoque… Mais, étrangement, une fois cette identification assurée auprès du spectateur, les films de fiction exploiteront peu les spécificités du lieu : on aura affaire à un « grand musée », et cet étiquetage suffira. C’est donc la représentation mentale d’un lieu qui prévaut, davantage qu’un ancrage contextuel précis, qui ferait, par exemple, effet de réel.

Un cadre prestigieux

3Le musée n’est pas vu comme un lieu banal, d’abord parce qu’il détient des trésors, et que, de ce fait, telle ou telle pièce des collections représente évidemment un enjeu monnayable pour des cambrioleurs ; ensuite parce qu’il a pour mission de les exposer au public, suscitant ainsi toutes les convoitises…

4Le musée est donc avant tout perçu comme un endroit prestigieux. Le filmage insiste sur le caractère imposant de la façade, marqué par des portiques et des colonnades « à l’antique », néoclassiques : ainsi pour le musée de peinture de Sueurs froides, où le héros d’Hitchcock épie Madeleine ; ou pour les enfilades de couloirs impressionnantes d’Ordinary Decent Criminal, de Thaddeus O’Sullivan. Dans les films, lorsqu’on se rend au musée, on a l’impression d’« accéder », de s’élever à la culture. Et ce lieu, perçu comme élitiste, entretient le sentiment valorisant et confortable d’être « entre soi » : dans Gervaise de René Clément, la séquence de la visite du Louvre par les invités de la noce souligne l’incongruité de la présence de ces petites gens dans le monde feutré du musée. Ils parlent bien trop fort, commentent de façon « grossière » les sujets des tableaux, traversent les galeries au pas de charge, s’attirant des regards appuyés sur leurs grosses chaussures crottées…

Un sanctuaire

5Puisqu’il est un tel lieu de prestige, et qu’il détient tant de trésors, il n’est pas surprenant qu’on le considère comme un lieu protégé, qu’on le sanctuarise : ainsi, quand un crime y est commis, on a l’impression qu’un espace envisagé comme inviolable, à l’écart des aléas et des fureurs humaines, où devrait régner la sérénité de la contemplation esthétique ou de l’accès à la connaissance, a été profané. Au cinéma, un meurtre dans un musée devient un scandale épouvantable ; c’est la même perception qui, en matière journalistique, transforme un crime en « fait divers », s’il est commis dans un lieu sanctuarisé, comme un hôpital, une église, une pharmacie, ou quand le meurtrier est la dernière personne dont on attendrait un pareil forfait (une nourrice, un médecin, un prêtre…). Ainsi, le Louvre voit dans le feuilleton télévisé de Claude Barma tourné dans les années 1960, Belphégor, fantômes et cadavres « encombrer » nuitamment les galeries. Qu’on se rappelle les réactions du public de l’époque, médusé (et fasciné !) qu’on ait pu montrer le Louvre sous ce jour !

6Cette transgression d’un véritable tabou trouve tout son sens dans une séquence du Batman de Tim Burton, qui se déroule dans un grand musée de Gotham City ; le Joker, ennemi juré de Batman et esprit du Mal, y pénètre par effraction et vandalise les œuvres d’art, dont chacune est parfaitement identifiable par les spectateurs, rattachable à une école esthétique et à un maître de l’art occidental. Le Joker fait ainsi voler en éclats le respect attendu, conformiste, quasiobligatoire, que l’on est censé éprouver, en visitant un musée, d’art tout particulièrement. En détruisant ces œuvres, il déclare la guerre à certaines valeurs fondatrices de la société, ici américaine, comme étant précisément des « piliers » de cette société policée, qu’il veut atteindre au cœur.

Un lieu de mémoire

7Une autre représentation mentale du musée au cinéma souligne son rôle de gardien de la mémoire des hommes. Cette mission est, bien entendu, parfaitement affichée et assumée par l’institution muséale elle-même ; mais elle se décline de façon intéressante dans les films de fiction.

8Dans Sueurs froides, deux lieux muséaux sont représentés : une mission espagnole reconstituée et un musée de peinture. Les deux ont à voir, dans la diégèse du film, avec le thème de la mémoire : celle d’un monde disparu (la mission espagnole) et celle d’une femme morte (dans le musée de beaux-arts). Ainsi, l’héroïne d’Hitchcock retourne plusieurs fois dans ce dernier pour contempler le portrait d’une certaine Carlotta, une de ses aïeules qui s’est suicidée ; et l’influence obsessionnelle de ce portrait est telle qu’elle s’habille, se coiffe comme elle… Vertigineux croisements (le titre original est Vertigo), où l’on se demande bien ce que les personnages sont venus chercher dans ce musée, à part sans doute une vérité intérieure…

9Greystoke retrace l’histoire de Tarzan, seigneur de la jungle, qui, devenu Lord, a hérité de la fortune de son grand-père ; il en consacre une partie à ouvrir une nouvelle galerie de sciences naturelles, au British Museum, qui expose les animaux (naturalisés) qu’un explorateur a trouvés dans la jungle où vivait le jeune homme. Une séquence capitale, située à la fin du film, s’ouvre sur l’inauguration de cette galerie : au spectacle de toute cette faune que le héros a connue vivante, faisant partie intégrante de la forêt vierge, et qu’il découvre dans des vitrines de musée, morte, étiquetée, Greystoke comprend au plus intime de son être qu’il ne peut plus supporter son monde d’adoption, artificiel, bloqué, corseté, auquel il a pourtant essayé d’adhérer ; la confrontation avec les collections de l’exposition précipite le choix que va opérer le héros de retourner vivre dans la jungle, son monde. Le film oppose donc, dans son dénouement particulièrement, violemment (et irréductiblement), la vision morte, poussiéreuse des animaux naturalisés à la nature généreuse, colorée, vibrante qu’a connue Greystoke…

10Dans La Planète des Singes, le héros, après avoir navigué dans le temps, atterrit sur une planète qu’il pense inconnue (il s’agit en fait de la Terre, des centaines de milliers d’années dans le futur), et découvre que ce sont désormais les singes qui gouvernent et les hommes qui sont réduits en esclavage ; fait prisonnier, il cherche à s’échapper. En fuite, il parcourt l’étrange habitat labyrinthique des singes et tombe sur une sorte de musée. Horrifié, il s’aperçoit que ce sont des hommes qui y sont naturalisés et que l’un de ses compagnons de voyage y figure en bonne place. Inversion lourde de signification, qui sous-tend tout le film, et qui, ici, questionne la fonction même du musée et le statut des êtres qu’on y expose.

Un miroir des passions humaines

11Enfin, il arrive que le musée joue un rôle capital, puisqu’il révèle l’âme humaine dans ce qu’elle a parfois de plus intime, voire d’inavouable. Prenons un seul exemple. La Nuit des Généraux d’Anatole Litvak se situe au cœur de la Seconde Guerre mondiale, dans Paris occupé. Un général allemand, Tanz, que l’on a vu précédemment commettre des atrocités dans le ghetto de Varsovie, et dont on sait, à ce stade du film, qu’il a sauvagement assassiné une prostituée, visite avec son ordonnance le musée du Jeu de Paume, fermé au public ; il se fait ouvrir une salle où sont exposées des œuvres (de Renoir, Toulouse-Lautrec, Cézanne) destinées à partir en Allemagne, pour le Maréchal Goering… œuvres que le guide improvisé qualifie de « décadentes », selon les critères de l’occupant. Le général, de plus en plus tendu, parcourt ces toiles, jusqu’au moment où il tombe sur un autoportrait de Van Gogh ; dans la démence qui habite l’artiste quand il a peint ce tableau, le général va retrouver ses propres pulsions, son propre déséquilibre psychique, qui le conduit dans le film à tuer à plusieurs reprises. Sous les yeux effarés du jeune soldat qui l’accompagne, il se met à trembler, presque à défaillir, comme en transe, obnubilé par le tableau. Dans cette pièce réservée, sorte de huis clos propice aux révélations (le général ordonne, en entrant, de « faire la lumière »), on passe en revue des toiles représentant des prostituées, des danseuses, des femmes nues – cette nudité féminine est le déclencheur systématique de la folie meurtrière du général Tanz – jusqu’à l’autoportrait halluciné de l’artiste : cheminement qui tient, en effet, d’une sorte de chemin de croix, aboutissant à une aveuglante et insupportable révélation intérieure…

12Pour conclure, les musées les plus présents et les plus emblématiques à l’écran semblent bien être ceux de beaux-arts et d’histoire naturelle ; rien que de très normal, dira-t-on, puisque ce sont ceux-là que le public entend, classiquement, par « musées » : un écomusée ou un musée industriel seraient bien sûr moins immédiatement identifiables, y compris par les spectateurs… Mais c’est aussi que ces deux types de musées, plus que d’autres, et surtout plus profondément que d’autres lieux culturels, interrogent notre inconscient collectif sur la mémoire, la vie et la mort, l’éternité conférée aux objets par l’existence de collections muséales, ou celle qu’assure, entre autres, le génie artistique.

13Par ailleurs, singulièrement, les films choisis présentent le plus souvent des musées vides de visiteurs : ou le public y est clairsemé, ou l’on « visite » le lieu la nuit ou à ses heures de fermeture ; ce paramètre des visiteurs est donc plus ou moins négligé dans les intrigues proposées, qui s’attachent davantage au cadre même, ou, bien sûr, à ce qui est exposé…

14Que le musée soit dédié aux beaux-arts, aux techniques, à l’histoire naturelle, qu’il soit très connu, donc identifiable, ou créé de toutes pièces pour les besoins d’un film, ce lieu de savoir, de recherche et de vulgarisation, ce conservatoire de la mémoire des hommes, loin d’être un simple décor, participe à la narration, la colore, lui donne du sens, l’enrichit en un mot de pistes symboliques uniques. Ces représentations du musée nous éclairent aussi sur l’ancrage de ce dernier dans l’imaginaire collectif.

Annie Van-Praët
Annie Van-Praët est professeur agrégé de lettres classiques à l’Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, au sein du Département de Médiation culturelle et de Langues anciennes. Ses enseignements portent plus particulièrement sur les mythes et symboles au cinéma, du péplum au polar.
Courriel : <annie.v.p@orange.fr>.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.061.0061
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