CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Ce qui rend difficile l’attribution d’une action à un agent particulier, c’est [...] le fait que l’action de chacun est non seulement enchevêtrée dans le cours extérieur des choses, mais incorporée au cours social de l’activité humaine. »
Paul Ricœur, Écrits et conférences, t. 2 : Herméneutique, Paris, Seuil, 2010, p. 63.

1Pourquoi les peuples arabes se révoltent-ils en 2011 contre leurs dictateurs, alors que ces mêmes régimes sévissent depuis des décennies ? Ce « printemps arabe » a fait tomber les régimes en Tunisie et en Égypte ; il a conduit à l’éloignement du président yéménite et a précipité la chute de Kadhafi en Lybie au prix d’une guerre menée par la coalition internationale aux côtés des insurgés Libyens. Il a fait souffler un vent de révolte plus ou moins fort au Bahreïn, en Jordanie, en Algérie, au Maroc, au Yémen et en Syrie. Et le sang continue de couler depuis plusieurs mois dans les rues syriennes, suite à la répression des manifestations populaires que mène le régime en place dans le but de se maintenir au pouvoir. Dans chaque pays, la révolution a ses spécificités, il est vrai. Néanmoins, « l’imaginaire est le moteur de l’histoire, même si aucun événement d’histoire n’est fabriqué que d’imaginaire... » (Bayart, 1996, p. 181). Ainsi, pour tous les peuples opprimés, pour passer à l’action, en plus de croire que cela est possible, il faut briser le mur de la peur, et... avoir les moyens de sa révolution.

2Cet article se propose donc de montrer comment les moyens d’information et de communication ont permis de réunir ces conditions. Il met en exergue leur rôle, dans l’avènement de « ce printemps arabe », autour de la dialectique du réel et de l’imaginaire, et au regard du rôle performateur de l’information.

Avoir les moyens de sa révolution

32011, c’est l’ère de la transparence et de la simultanéité, par écran interposé. Celle de WikiLeaks aussi ; une époque où tout se sait. Or, les dictatures s’épanouissent dans un environnement opaque dénué de liberté - notamment politique -, où tout est passé sous silence, et chacun réduit au silence. Les arrestations sont arbitraires, et la peur des agents des services de renseignements infiltrés partout, conduit chacun à s’enfermer dans un mutisme prudent, instaurant une méfiance accrue vis-à-vis de l’autre. L’état d’urgence qui y est souvent décrété autorise, entre autres, la surveillance des communications et le contrôle préalable des médias. La chape de plomb instaurée par les régimes dictatoriaux, est donc tout simplement et naturellement mise en échec par ces écrans de télévision, d’ordinateur ou de téléphone portable. À titre d’exemple, l’envoi de SMS via des puces rechargeables des téléphones mobiles – souvent revendues par leurs utilisateurs après un temps d’usage limité – a poussé ces autorités à revoir leur politique d’écoute téléphonique, rendant la surveillance des lignes plus ardue ! Par ailleurs, les tentatives de brouiller les signaux de réception des chaînes de télévision satellitaires ont été inopérantes, comme le montre la coupure du signal d’Al Jazeera sur le satellite Nilesat le 30 janvier 2011. Le présentateur qui martèle « Al Jazeera fonctionne et, la révolution aussi, continue de fonctionner » a invité les citoyens à poster images et vidéos sur le site Sharek. aljazeera.net, et a aussi vite fait d’annoncer de nouvelles fréquences de réception. Par ailleurs, la décision de couper l’accès à Internet s’est soldée par un désastre économique pour le pays, comme l’a montré l’expérience égyptienne dans les premiers jours de la Révolution du Nil. Enfin, l’interdiction d’accès à certains sites s’est également avérée vaine, les internautes réussissant plus ou moins facilement à la contourner. Mais, surtout, la révélation de cette interdiction au reste du monde, par les chaînes d’information en continu, ou par des internautes expatriés, met en échec l’effet escompté de ce blocage, révélant par sa seule occurrence la nature coercitive et castratrice des libertés du régime à l’origine de cette interdiction. En témoigne la restauration de l’accès au réseau en Syrie, aux premiers jours de ce printemps arabe, dans une tentative d’apaisement de la population, et afin de faire bonne figure au regard de la communauté internationale devenue soudain plus regardante. Même si cela comportait le risque de donner aux populations les moyens de leur révolution…

4Espace public virtuel, Facebook a en effet permis une rencontre plus facile des opposants. La mise en réseau socionumérique a permis une meilleure coordination du mouvement. L’interdiction de rassemblement, dans des pays où les réunions politiques sont plus ou moins dangereusement réprimées et l’espace public fermé au débat, a ainsi pu être contournée. Or, l’échange d’idées sur le réseau a un effet d’encouragement mutuel. En montrant à chacun qu’il n’est pas le seul à penser de cette façon, Facebook fait sortir les citoyens de leur isolement. Outil de promotion, il détient aussi un pouvoir d’entraînement, que les plus loquaces et les plus téméraires exercent sur les autres, avec un effet similaire à celui que les leaders d’opinion produisent dans les débats ayant lieu dans un espace public réel. Avec ceci de plus que le réseau social permet une diffusion des idées plus rapide et efficace que n’importe quelle distribution de tracts dans la rue, ou que toute prise de parole lors d’un rassemblement de personnes dans une salle. Surtout si elle s’accompagne aussi du transfert du même message par courriel, ou par SMS directement sur les téléphones portables de ceux qui n’ont pas accès à la toile. Cependant, comme dans l’espace public réel, les services de renseignements sont aussi présents sur la toile, sous de fausses identités. Mais si, dans la vraie vie, il est difficile de se dissimuler pour les citoyens, les internautes peuvent pour leur part avancer masqués. En témoigne le nombre de faux profils sur la page Facebook The Syrian revolution 2011 dédiée à la révolution en Syrie.

5Si sur le site YouTube toutes les vidéos sont postées pêle-mêle, les pages Facebook consacrées à ces révoltes offrent en plus un avantage de taille : elles concentrent plusieurs fonctions et rendent donc « les nouvelles du front de révolution » à portée de clics ! Ces pages jouent ainsi le rôle de médias privés. Les vidéos des exactions ou des marches pacifistes filmées au moyen de téléphones portables qui y sont postées, permettent de contourner l’interdiction faite aux journalistes professionnels d’être présents sur place. Preuve à l’appui, la possibilité de suivre à l’écran, au rythme de la mise à jour des statuts, l’actualité et l’état d’avancement de ces révoltes. Elles font aussi office de porte-parole de la révolution : les événements futurs y sont annoncés, et les invitations à la « marche du million », lancées. Alors que l’interdiction d’afficher sévit toujours dans la plupart des villes touchées par la contestation, sur cet espace public virtuel, la date, le lieu et l’heure de la révolte sont placardés sans vergogne ! Les réseaux sociaux numériques permettent donc à chacun d’exister, même caché sous un pseudonyme ; de faire exister ses idées, et donc sa révolution. Ainsi, lorsque le 30 mars 2011, le président syrien s’exprime en direct sur toutes les chaînes, les administrateurs de la page Facebook postent en temps réel une image où l’on peut lire : « Urgent. Le président syrien ment maintenant. » Ce type de contestation, qui était impensable sous ces régimes jusqu’alors, peut désormais difficilement être contrecarré.

6Malgré l’étroite surveillance de la toile dans ces pays, ces régimes semblent être tout simplement dépassés. En témoigne cet effet domino que n’arrivent pas à contrer même les pays touchés en dernier par la vague de contestation ; ceux-ci ayant à leur actif l’avantage de n’avoir pas été pris par surprise, comme cela a été le cas en Égypte et en Tunisie.

Croire que cela est possible

7De là à affirmer que cette révolution est la révolution Facebook, il n’y a qu’un pas, et nombreux sont ceux qui l’ont franchi. Mais, une autre révolution a eu lieu en 2005, dans le monde arabe, avant l’avènement de Facebook, coordonnée par le biais de SMS et d’e-mails. C’est la Révolution du Cèdre au Liban, qui a permis de mettre fin à l’occupation de l’armée syrienne qui y sévissait depuis trente ans. Chaque pays ayant sa propre histoire et sa révolution étant à ce titre unique, il y a néanmoins lieu de relever un mimétisme frappant à six ans d’intervalles entre, d’une part, la Révolution du Cèdre et, d’autre part, la Révolution du Jasmin en Tunisie et, surtout la Révolution du Nil en Égypte. Ce campement de jeunes, qui s’approprient une place – la place Al Tahrir au Caire en comparaison avec la place des Martyrs à Beyrouth –, ces marches pacifiques, pour toute arme un drapeau à la main, en famille, toutes générations et classes sociales confondues, cette ambiance bon enfant, ces drapeaux dessinés sur les joues des femmes… Les concepts, eux aussi, sont empruntés : ainsi, la « journée du million » appelée par les Égyptiens pour faire tomber Moubarak renvoie dans l’imaginaire collectif à l’ultime rassemblement de plus d’un million de Libanais le 14 mars 2005, qui a conduit au repli de l’armée syrienne. Et la messe organisée place Al Tahrir par un prêtre copte, prononcée, aux côtés d’un imam, au micro d’Al Jazeera, évoque aussi ces jeunes brandissant le Coran et l’Évangile place des Martyrs à Beyrouth, au son du muezzin et du clocher réunis. Ces événements relayés par les chaînes d’information en continu, en particulier du monde arabe, alors que les chaînes étatiques filtrent certains types d’images, sont ainsi restées dans l’imaginaire de populations arabes qui rêvaient elles aussi de s’affranchir de tout joug. Or, selon Cornélius Castoriadis, « l’histoire est impossible et inconcevable en dehors de l’imagination productive ou créatrice, tel qu’elle se manifeste […] dans la constitution, avant toute rationalité explicite, d’un univers de significations » (1975, p. 204). Aussi, en voyant ces peuples endormis depuis des décennies soudain croire en une révolution possible et se réveiller les uns après les autres, on peut émettre l’hypothèse d’une contagion par un imaginaire révolutionnaire qui a essaimé de pays en pays, et dont la propagation continue, comme le montre le mimétisme dans la revendication phare de ce printemps arabe cuvée 2011 : « Le peuple veut faire tomber le régime. » Un slogan que les foules ont entendu scander par d’autres – à la télévision notamment –, avant de le répéter…

8Ainsi, dans « la mise en ordre de la réalité », Al Jazeera et Al Arabiya proposent à la rue arabe un discours informationnel nouveau, qui remet en cause les discours muselés des chaînes étatiques, mais qui tranche en même temps avec le regard extérieur des chaînes occidentales. En effet, l’histoire même retransmise en direct par un média, ne peut être présentée qu’avec une certaine perspective. En amont des informations et significations qu’une chaîne véhicule, il y a une étape préliminaire qui consiste à montrer et à nommer les choses pour les faire exister. Le mot et l’image prennent en charge le récit des événements. De la brève au documentaire, une opération de sélection, de hiérarchisation, de mise en contexte, de mise en forme, et de mise en sens des faits du monde est opérée par les journalistes, tour à tour créateurs et narrateurs. Aussi, suite à l’orientation du contenu par l’énonciation narrative et l’intention du journaliste, l’information, comme tout « texte, peut être construit(e) de multiples façons. C’est l’hypothèse même sur laquelle repose l’herméneutique […] une interprétation, précisément, dit un sens » (Ricœur, 2005, p. 38). Parce que tout est construit, le tout est de « savoir poser des problèmes » (Bachelard, 1938, p. 14), le point de vue traduit l’horizon épistémique, à partir duquel le réel est interprété. Toute information comme toute théorie n’est donc « non pas le reflet du réel, mais, au contraire, une construction d’idées, une idéologie au sens littéral du terme, qui s’appuie et s’exerce sur des données objectives que fournit le réel » (Morin, 1994, p. 15). En assurant une couverture médiatique simultanée et continue du terrain, et en relayant même les revendications parues sur la toile, ces deux chaînes ont donc changé la façon de rapporter les données au moyen desquelles est construite l’information. Elles ont ainsi modifié la théorie du discours informationnel de langue de bois, dictant par la même occasion l’ordre du jour aux téléspectateurs. En effet, ces chaînes diffusent en boucle les images des manifestants qui défilent dans le but de faire tomber le régime. Des dissidents aux régimes contestés – intellectuels, activistes… –, en direct sur le plateau ou par téléphone, commentent sévèrement les images de répression et réfutent les discours de « ces dictateurs ». Des voix, habituées à être réduites au silence, ont donc, grâce à ces chaînes, voix au chapitre. Elles participent désormais à la construction de la réalité, car « nombre de “débat d’idées” sont moins irréalistes qu’il ne paraît si l’on sait le degré auquel on peut modifier la réalité sociale en modifiant la représentation que s’en font les agents » (Bourdieu, 1982, p. 150-151).

9Néanmoins, les horizons de ces deux chaînes d’information du monde arabe diffèrent. Al Arabiya apporte une approche plus rationnelle des événements, et accorde un intérêt particulier aux marchés financiers. Libérale, elle semble soucieuse de la stabilité et de la réussite économique du monde arabe, à l’image d’un Dubaï rutilent, d’où la chaîne émet. Alors qu’Al Jazeera, l’insolente, adopte un ton plus provocateur et recourt, à l’occasion, à des prédicateurs attitrés, au service d’une idéologie plus populiste, à même de toucher les couches les plus défavorisées. Moins soucieuse de stabilité, c’est au changement, et même au renversement de l’ordre établi, qu’elle appelle. D’ailleurs, le titre que chacune des deux chaînes d’information du monde arabe donne à la période de la révolte en Égypte est révélateur de cette différence de perspective. Tout le long des dix-huit jours que dure la révolte en Égypte, Al Jazeera titre : « Le peuple veut ». Puis, « Le peuple triomphe » après la chute du dictateur. Sur Al Arabyia, le ton est plus sobre ; d’abord, « Égypte, le changement », puis au dix-neuvième jour, « L’après Moubarak ».

10Mais, malgré ces disparités dans le ton, les informations et les images diffusées par Al Arabiya (de sensibilité saoudienne) et Al Jazeera la Qatarie ont fait souffler un vent de liberté dans la rue arabe où elles bénéficient d’un fort crédit. Il est donc de la première importance de souligner à ce stade leur rôle central, sinon dans la création, du moins dans l’accompagnement de ces mouvements révolutionnaires à bon port, surtout auprès de la population de masse non connectée à Internet… S’agissant du discours de l’actualité, il faut en effet prendre en compte la « théorie de l’effet de théorie qui, en contribuant à imposer une manière plus ou moins autorisée de voir le monde social, contribue à faire la réalité du monde » (Bourdieu, 1982, p. 100-101). Aussi, si les SMS, les e-mails, et les réseaux sociaux numériques ont donné aux citoyens les moyens de leur révolution, on peut par ailleurs parler d’imagination constituante construite à coup d’images télévisuelles, et surtout de discours informationnel « ami », souvent protecteur, qui a en même temps insufflé des idées, et du courage aux citoyens.

Briser le mur de la peur : un rôle précurseur

11Par la suspension de ses programmes, pour braquer la caméra sur les mouvements de contestations dès les premiers jours, Al Jazeera a permis de hisser ce printemps arabe à la une des préoccupations mondiales. Alors que d’autres médias – y compris Al Arabiya – semblaient encore frileux, maintenant leur programmation habituelle, et mentionnant ces marches et revendications parmi d’autres brèves dans leurs flashs infos, elle a été le fer de lance de la révolution tunisienne ! Et, depuis le 25 janvier 2011, l’image d’Al Jazeera s’est arrêtée sur la place Al Tahrir. De par sa programmation exceptionnelle, pour la chaîne d’information, c’est la révolution en direct et en continu, à l’écran… jusqu’au 11 février, jour où Al Jazeera annonce que Moubarak a « enfin » démissionné. Aussi, en février 2011, Al Jazeera ne s’est-elle pas privée de souligner « la tiédeur des médias occidentaux dans l’accompagnement de la volonté des peuples égyptiens et tunisiens à prendre en main leur destin, contrairement à leur couverture enthousiaste des révolutions en Géorgie et Ukraine ». Par ailleurs, en plein marasme égyptien, Al Jazeera donnait déjà la parole à la rue yéménite et la rue syrienne : timidement, au micro tendu par Al Jazeera, des citoyens qui ployaient encore sous leurs dictatures respectives, ont encouragé le peuple égyptien.

12En assurant en avant-première une couverture médiatique bienveillante et continue de ces révoltes, alors que personne n’y croyait, Al Jazeera a ainsi joué un rôle précurseur dans l’avènement de ce printemps arabe, constituant par la même occasion une soupape de protection autour des manifestants. Ainsi, le 2 février 2011, la chaîne retransmet les images sanglantes des combats place Al Tahrir, et relaie les appels au secours des militants. « Nous voyons qui lance les pierres ! », martèle la présentatrice. « On entend des coups de feu ! Qu’attend l’armée ? », s’insurge-t-elle… Or, le fait qu’Al Jazeera, une chaîne arabe, encourage ces manifestants à se soulever contre leurs gouvernants, les préserve de toute accusation d’être à la solde de l’occident. Paramètre non anodin dans la psychologie des couches sociales populaires. Car, si dire et montrer à l’écran, c’est tenir pour vrai, faire exister, « le pouvoir des mots ne s’exerce que sur ceux qui sont disposés à les entendre, les écouter, bref à les croire [1] ».

13Et, l’inquiétude née du pouvoir perturbateur du soft power de la chaîne n’est pas récente. Un câble envoyé par l’ambassade des États-Unis à Doha en février 2010, révélé par WikiLeaks[2], confie que Sheikh Hamad Bin Jassim al-Thani aurait proposé – en vain – à Hosni Mubarak d’arrêter la diffusion de la chaîne en Égypte, en contrepartie de l’adoption par Le Caire d’une position qui favoriserait une solution permanente pour les Palestiniens, dans le conflit israélo-palestinien. En effet, loin de toute rationalité et de dialogue posé, faisant dans le spectaculaire et le sensationnel, une émission suscite des remous depuis des années sur Al Jazeera, La Direction opposée. Les thèmes abordés sont tous explosifs : la fortune des dirigeants arabes, les pratiques des services de renseignements, le pouvoir en héritage… En avril 2010, les invités se penchaient déjà sur l’avenir des régimes arabes et le caractère intouchable de ces gouvernants ! Dans un épisode diffusé en décembre 2009, le projecteur fut braqué sur le rapport des peuples avec leurs gouvernants, pour conclure que « les peuples, à l’image de ces régimes, seraient des lâches ».

14Aussi n’est-il pas étonnant que l’émission La Direction opposée, diffusée le 15 février 2011, au lendemain de la chute de Moubarak, s’intitule « Les peuples arabes sont-ils encore des troupeaux ? ». Le présentateur introduit le débat :

15

Ceux qui ont lancé cette accusation ne doivent-ils pas revoir leurs calculs ? L’Égypte et la Tunisie n’ont-elles pas prouvé le contraire ? Et l’effet domino n’est-il pas en marche ? Ou ces deux pays sont-ils des exceptions ? Les peuples arabes sont-ils toujours incapables d’ouvrir leurs bouches ailleurs que chez le dentiste ?

16Sur le plateau, Mohammed El Khodari, le chercheur irakien qui avait lancé cette accusation dans la même émission en novembre 2010, persiste et signe. Face à lui, Abd el Halim Kandil, un des meneurs de la révolution en Égypte, veut justement prouver le contraire. C’est un faux débat, avec des questions appelant des réponses convenues d’avance entre les deux protagonistes qui s’insultent mais que l’on devine de mèche. Le ton provocateur du présentateur ne laisse pas de doute sur ses intentions : il cherche à pousser le téléspectateur dans ses retranchements et à le faire sortir de ses gonds, en l’occurrence de « cette prison dans laquelle ces dictatures l’ont plongé depuis des décennies ». On hausse le ton, les insultes fusent. On joue sur l’honneur, le machisme de l’homme arabe, qualifié de poltron – ou pire encore – comparé à un animal en troupeau, préférant vivre « sous la botte », plutôt que d’avoir le courage de se battre pour sa liberté. Aux citoyens des pays qui ne se révoltent pas, une comparaison désavantageuse – censée mettre à mal la virilité de l’homme syrien dans ce cas –, est opérée avec les femmes yéménites courageuses qui, elles, manifestaient le jour même. Mais, en conclusion de cette émission du 15 février, sur le plateau, tous sont d’accord : « Ni Israël, ni les États-Unis, ni les forces de sécurité et de renseignements des régimes arabes ne peuvent quelque chose contre les peuples. » Une affirmation : « Les Arabes peuvent. » Une confidence : « Ces gouvernements sont morts, il reste à accomplir les offices d’enterrement. » Et un ultime encouragement : « Les prémisses Internationaux sont favorables. » Enfin, dernier appel d’Abd el Halim Kandil : « Peuples levez-vous. Libérez-vous de votre esclavagisme. Levez vos têtes. Soyez fiers. Vous êtes arabes. » Un mois plus tard, le 15 mars 2011, les premières révoltes éclataient dans le village de Deraa, avant de s’étendre à d’autres villes de Syrie. Aussi, à ce stade, la question de l’énoncé performatif, en tant que « prédiction qui vise à faire advenir ce qu’elle énonce » (Bourdieu, 1982, p. 159), se pose avec acuité.

17Dans son discours du 30 mars 2011, le président syrien a qualifié « les télévisions satellitaires et Internet d’instruments d’incitation » à l’origine d’un complot extérieur visant l’État. Avant lui, le président Kadhafi avait tenu des propos semblables, traitant les chaînes satellitaires de « chiens ». Un des premiers gestes du régime égyptien visé par les contestations avait d’ailleurs été de couper l’accès à Internet et d’interdire la diffusion de la chaîne Al Jazeera ou l’accréditation de ses journalistes !

18C’est donc une déclaration de guerre qui est faite aux moyens d’information et de communication réunis, qui ont permis l’éclosion, puis l’exportation de la révolte de pays en pays, comme nous l’a montré ce tour d’horizon ; déclaration de guerre qui tient lieu de reconnaissance tacite de leur qualité « d’arme de destruction massive » des régimes liberticides.

Notes

  • [1]
    Pierre Bourdieu, « Dévoiler les ressorts du pouvoir. Le fétichisme politique » (entretien de Didier Éribon avec, à l’occasion de la publication de Ce que parler veut dire), Libération, 19 oct. 1982, p. 28.
  • [2]
    Robert Booth, « WikiLeaks Cables Claim Al Jazeera Changed Coverage to Suit Qatari Foreign Policy », The Guardian, 6 déc. 2010.
Français

Au vu de l’éclosion soudaine de ce « printemps arabe » qui a essaimé de pays en pays, cet article montre comment, à l’ère de la transparence et de la simultanéité, les moyens d’information et de communication ont créé un champ d’action propice au soulèvement contre les dictatures. Mais, si les réseaux sociaux numériques – Facebook en particulier –, les SMS, et les e-mails, ont donné aux citoyens les moyens de leur révolution, il est aussi question d’imagination constituante. En effet, les chaînes d’information en continu du monde arabe – Al Jazeera principalement –, ont alimenté un imaginaire révolutionnaire à coup d’images télévisuelles, et surtout de discours informationnel « ami », souvent protecteur, qui a en même temps insufflé des idées et du courage à des peuples arabes endormis depuis des décennies, qui soudain croient en une révolution possible et passent à l’action.

Mots-clés

  • printemps arabe
  • moyens d’information et de communication
  • réseaux sociaux numériques
  • Facebook
  • Al Jazeera
  • Al Arabiya
  • imaginaire
  • soft power

Références bibliographiques

  • Bachelard, G., La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938.
  • Bayart, J.-F., L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
  • Bourdieu, P., Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.
  • Castoriadis, C., L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
  • Morin, E., Sociologie, Paris, Fayard, 1994.
  • Ricœur, P., Discours et Communication, Paris, L’Herne, 2005.
  • En ligneRicœur, P., Écrits et conférences, t. 2 : Herméneutique, Paris, Seuil, 2010.
Lina Zakhour
Lina Zakhour, diplômée du CELSA (Université Paris IV-Sorbonne), elle est détentrice d’un master recherche en sciences de l’information et de la communication, ainsi que d’un master spécialisé en journalisme, et est également titulaire d’un DES en droit privé obtenu de l’Université Saint-Joseph (Beyrouth). Chercheuse consultante en sciences de l’information et de la communication et avocate au barreau de Beyrouth, elle est aussi auteur de nombreux articles et chroniques, publiés dans des revues scientifiques spécialisées et dans la presse. Ses travaux sont indifféremment rédigés en arabe, en français ou en anglais.
Courriel : <lina.zakhour@gmail.com>.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.061.0212
Pour citer cet article
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