CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À la suite de l’utilisation de Twitter, de Facebook et généralement des blogs dans les événements de la révolte du monde arabe au début de l’année 2011, nous allons tenter une réflexion critique à chaud du rôle sociopolitique des réseaux numériques dits sociaux. Dans un article percutant paru en octobre 2010 dans le New Yorker[1] et repris dans La Presse, le journaliste et essayiste Malcolm Gladwell examine le militantisme et l’engagement politique au temps de Facebook et de Twitter. Selon lui, le militantisme qui défie le statu quo et s’attaque en profondeur aux problèmes sociaux ne se fait pas d’un clic de souris exécuté devant son ordinateur dans le confort de son foyer ; le militantisme et l’engagement politique demandent à la fois de la discipline, un sens du risque et de danger, un authentique engagement et de l’organisation. Or, qui dit organisation, dit hiérarchie, concept qui n’existe pas sur les réseaux sociaux qui sont par définition ouverts, fluides, égalitaires, sans règlements et sans autorité centrale structurante.

2Mais pourtant ! À la suite de l’embrasement de tout le Moyen-Orient depuis janvier 2011 et du rôle joué par Twitter et Facebook, peut-on encore sous-estimer l’apport de ce que certains appellent les réseaux socionumériques [2] dans le soulèvement des foules en Tunisie, en Égypte, à Bahrein, en Lybie, au Yémen, en Jordanie, en Algérie… ? On sait où la révolte populaire a commencé, on ne sait où elle s’arrêtera. Peu de gens l’avaient prévue, pas même les milliers d’agents secrets de toutes les superpuissances et tous les miliciens ou sympathisants de ces dictatures. Combien de fois avons-nous entendu dire que les populations arabo-musulmanes étaient insensibles à l’utilisation de ces technologies hypermodernes ! Personne n’avait crû non plus à l’effondrement de l’URSS, ni à la chute du Mur de Berlin ! On ne sait jamais quand la peur tombe devant les forces armées des régimes autoritaires. Après coup, il est facile d’affirmer quels sont les causes du soulèvement (la crise économique, l’absence de futur pour cette masse de jeunes très instruits, la corruption et le népotisme des autorités en place, le vieillissement des structures du pouvoir, la résistance des citoyens, etc.) et le rôle des systèmes de communication dans ces pays qui contrôlaient pourtant à la fois les réseaux traditionnels et nouveaux de diffusion (Al Jazeera était interdite en Tunisie, de même qu’Internet ; les journalistes et les blogueurs qui osaient critiquer les dirigeants étaient systématiquement emprisonnés [3]). Un jeune homme s’immole par le feu et des milliers, des centaines de milliers de jeunes, se retrouvent sur la place centrale de Tunis, du Caire, de Sanaa, etc., à l’appel de Twitter. Jamais Twitter, Facebook, la blogosphère n’ont eu une telle visibilité politique dans l’histoire récente du Web social. Pourtant, il y a lieu de s’interroger sur l’influence exacte de ces nouveaux médias dans les révolutions en chaîne qui se produisent au Moyen-Orient ?

3Mettons les choses à plat : Il est certain que les réseaux sociaux numériques ont joué un rôle pour relayer l’information, car il est plus difficile de bloquer des milliers de messages courts que de faire main basse sur une tour de diffusion [4]. L’Égypte a coupé complètement Internet pendant cinq jours, ce qui fut considéré comme une erreur, puisqu’une des premières revendications de la foule fut de demander le rétablissement de l’accès à Internet et la levée de l’état d’urgence.

4Remarquons que ce qui fut efficace par Twitter et Facebook, ce sont les consignes claires, courtes, simples tel un slogan comme le fameux « Dégage, Ben Ali ! », répété inlassablement. Comme fut efficace en Espagne en 2005 le mot d’ordre « menteur, votez » transmis via SMS par des centaines de milliers de jeunes, pour dénoncer les mensonges du gouvernement d’Asnar qui accusait faussement l’ETA d’être l’auteur de l’attentat dramatique de la gare d’Atocha et qui a contribué à faire battre celui-ci et à favoriser l’élection du socialiste Zapatero. Twitter n’est pas un média d’information, c’est un cri de ralliement, un ordre de rassemblement, une consigne d’action. Mais on peut légitimement se demander quel est l’avenir d’une mobilisation, si celle-ci n’est pas accompagnée par un travail de structuration politique qui permet à un rassemblement de masse de se muer en force révolutionnaire agissante.

5Si les conditions objectives de la révolte n’avaient pas été présentes au préalable, comme disaient autrefois les marxistes, les supplications de Twitter n’auraient pas été écoutées. Évidemment, on ne sait jamais quand le terreau est mûr pour le coup d’État ; la révolution ne se programme pas, elle éclate… L’Homme a, par ailleurs, une capacité incommensurable d’adaptation et de résilience ! Pourquoi la rue arabe se réveille-t-elle maintenant et non il y a un an, cinq ans, dix ans…

6Enfin, il n’est pas tout de faire tomber un régime corrompu, il faut le remplacer par un autre système politique meilleur, plus démocratique. C’est là le point faible de tous ces réseaux créés spontanément par suite du « rasle-bol » d’une population en détresse. La grande question que posent ces révoltes populaires menées par la jeunesse, c’est la suite à donner à ces actions. Ces révolutions seront-elles récupérées par des forces déjà en place (en Égypte, par exemple, par les Frères musulmans ou par d’autres groupes religieux) ou n’y aura-t-il qu’un changement de garde (un dictateur en remplaçant un autre) ?

Peut-on parler d’une révolution 2.0 ?

7Selon l’expression du responsable marketing de Facebook au Moyen-Orient – Wael Ghonim, figure emblématique des rassemblements sur la place Tahrir, arrêté et détenu douze jours par la police égyptienne –, peut-on parler d’une révolution 2.0 ?

8

Une révolution sans organisation et sans leaders, comme en Tunisie, voilà ce que pourrait être la révolution à l’ère numérique. Avec la diffusion horizontale massive d’informations, le peuple peut envisager de se passer d’une organisation formelle [5].

9Il ne faudrait pas tomber dans ce que certains, comme Mathew Ingram, appellent une cyber-utopie : « It’s not Twitter or Facebook, It’s the Power of the Network [6]. » Ce n’est pas Internet ou les réseaux sociaux qui font la révolution : les immolations publiques [7], les manifestations interdites ou l’occupation de la place Tahrir sont avant tout des expressions physiques d’un désarroi et d’une contestation populaires. L’importance donnée par les médias, et singulièrement les médias étrangers, à Twitter ou à Facebook, cache le travail effectué par les forces organisées sur le terrain (les partis d’opposition clandestins, les syndicats, les ligues de droits de l’homme, les groupes de ressortissants à l’étranger, etc.). D’ailleurs, comme on l’a vu, l’usage des nouvelles technologies n’est pas l’apanage des forces contestataires ; Téhéran s’en était aussi emparé avec un résultat inverse, pour traquer ses opposants après les manifestations très connectées de 2009. En Égypte, la réplique est venue de l’armée qui a tenté de faire circuler sur Internet des messages contre-révolutionnaires, mais leur présence sur les réseaux sociaux a eu plutôt tendance à canaliser le mécontentement populaire vers des engagements militants. Au point que l’on peut légitimement se demander quel est l’avenir d’une mobilisation si celle-ci n’est pas accompagnée par un travail de structuration politique qui permet à un rassemblement de masse de se muer en force révolutionnaire agissante.

10Selon Hossam al-Hamalawy :

11

Internet et la technologie 2.0 ont été des instruments pour diffuser l’information. Je sais que les médias principaux ont appelé ça une révolution Facebook, mais ce sont des gens en chair et en os qui sont allés dans la rue se confronter à la police, et même quand le gouvernement a coupé Internet pendant quatre jours, en plus de couper les réseaux de communication et les SMS, la mobilisation a continué. Donc, s’il est vrai que le Web 2.0 a été un très important facteur pour diffuser les informations sur les manifestations et encourager les gens à y aller, ça n’a pas été le seul facteur qui a mené les gens dans la rue… Si les blogueurs les plus connus ou les militants d’Internet postent quelque chose sur leur blog lu par quelques milliers de personnes, il est plus ou moins garanti que la BBC, Al Jazeera ou d’autres médias traditionnels reprennent l’info et feront qu’elle sera lue par des millions. L’information va ainsi se répandre. [8]

L’étonnante efficacité des médias alternatifs, quand l’information publique est sous contrôle

12On doit le souligner à nouveau, Twitter, par la brièveté des messages qu’il dissémine à la vitesse de l’électron qui se déplace, par son pouvoir de ralliement qui apparaît comme un cri dans le brouhaha d’une révolution en train de naître, est extrêmement difficile à bloquer. Le téléphone mobile, avec sa capacité à être un témoin de scènes que l’on veut cacher au peuple et au monde entier, avec la facilité à envoyer des SMS ou des MMS, est aussi un outil de diffusion d’informations que le pouvoir a tout intérêt à contrôler. Ajoutez à cela YouTube et la blogosphère qui travaille plus en profondeur ; en peu de temps, cent, mille ou dix mille journalistes citoyens deviennent des témoins d’un mouvement qui devient transparent à eux-mêmes et au monde entier. Et n’oublions pas que les médias traditionnels (radio, télévision, journaux) qui autrement seraient privés d’informations, s’alimentent à ce flux de nouvelles qui vient de partout et de nulle part. Ainsi peut-on affirmer que l’information est le ferment de la révolution, cette information qui joue en symbiose par l’action combinée de tous les médias anciens et nouveaux, cette information qui fracture la chape de plomb que le pouvoir a mis sur le pays tout entier. Comme Mai-68 en France auquel on a comparé le réveil arabe, cette révolution est une révolte de la jeunesse, omniprésente dans les pays du Maghreb, qui sait utiliser efficacement les outils de communication pour les retourner contre ces leaders corrompus de 70 ou 80 ans.

13Dans un article du Monde.fr sur l’influence de la chaîne qatari Al Jazeera dans la révolution tunisienne, Benjamin Barthe décrit ainsi le cheminement de ces vidéos amateurs publiées sur des sites alternatifs, signalées par Twitter, et reprises sur les réseaux sociaux numériques et finalement diffusées en masse sur les écrans d’Al Jazeera qui leur donnèrent un véritable écho populaire. Le journaliste cite le politologue américain Marc Lynch, spécialiste du monde arabe :

14

Al Jazeera s’est fondue dans le nouvel environnement médiatique, en recourant de façon très rapide et très créative aux contenus générés par le public, d’autres télévisions satellites l’ont imitée. […] Ces plateformes médiatiques et ces contributeurs individuels œuvrent à saper la capacité des États à contrôler le flux d’informations. C’est la dernière étape en date dans l’émergence d’un nouvel espace médiatique arabe. [9]

15Avec Internet, la parole du peuple devient davantage audible, même si elle n’est que partielle, peut-être même partiale.

La force et la faiblesse de Twitter

16La force de Twitter est sa vitesse de propagation à travers un réseau. Tout individu qui a une adresse Twitter a comme ambition d’agrandir son réseau, c’est-à-dire d’avoir le plus de followers (d’amis) possible ; ce réseau est cependant ouvert, parce que n’importe qui, s’il juge importante l’information qu’il vient de recevoir, peut la retwitter à quelqu’un d’un autre réseau ; comme dans le cas d’une rumeur, l’information (vraie ou fausse) peut s’amplifier d’une façon exponentielle. Mais selon une étude récente du Social Computing Lab de la compagnie HP[10], il faut distinguer le concept d’influence de celui de popularité ; un utilisateur de Twitter peut avoir un grand nombre d’adeptes, mais son influence doit être associée aux engagements que ses « suiveux » prennent dans le réseau et non au nombre brut d’adeptes, car la majorité d’entre eux ne sont pas actifs. D’autre part, le tiers du trafic sur Twitter est du repiquage d’informations venant des médias traditionnels. Selon Stéphane Baillargeon du journal Le Devoir :

Le média social, loin de constituer une source alternative d’information, fonctionne davantage comme un filtre ou un amplificateur pour des informations intéressantes provenant des médias traditionnels [11].
Par ailleurs, la plupart de ces gazouillis ne sont pas de nature politique, mais proviennent des périodiques de divertissement (en fait, des publications people) qui sont de peu d’importance dans la vie sociale des individus. Au mois de février 2011, par exemple, Lady Gaga avait 8,3 millions de « suiveux », Justin Bieber, un million de moins et ainsi de suite pour les autres vedettes à la mode. En pleine crise arabe, l’Égypte apparaissait au 14e rang au Québec et au 27e rang au Canada. Twitter est en fait une caisse de résonance ! Dans nos sociétés dites individualistes, il existe aussi des rassemblements « spontanés » initiés par Twitter : c’est le concept de smart mob ou foules intelligentes développé au début des années 2000 par Howard Rheingold (2005) [12], professeur à l’Université de Stanford. Rheingold montrait, dès 2002, comment les nouvelles technologies autorisaient l’émergence de communautés d’intérêts ponctuelles capables de créer des événements collectifs ; d’autres appellent ces phénomènes « flash mob ».

L’engagement dans les réseaux sociaux numériques

17L’usage des médias 2.0 pour le réveil des populations arabo-musulmanes est un cas à tout le moins spectaculaire d’utilisation des réseaux sociaux numériques à des fins politico-sociales. En fait, il faudrait distinguer deux sortes de situations. Dans les dictatures et les pays où le peuple est maintenu dans un état de sous information drastique, les médias sociaux peuvent devenir des relayeurs d’information importants et être la bougie d’allumage d’une révolte populaire. En revanche, dans les pays où l’information circule relativement librement, les réseaux sociaux numériques sont davantage des outils de clavardage et de socialité [13] assez particuliers. La réussite du Web 2.0 ne tient pas tellement à un « esprit communautaire », mais plutôt au fait que, dans les sociétés individualistes – et la plupart des sociétés occidentales sont les sociétés individualistes –, les personnes produisent entre elles des liens et des relations, en exprimant ce par quoi elles cherchent à se singulariser et à s’affirmer comme sujets [14].

18Malcolm Gladwell faisait remarquer que « les réseaux sociaux sont extraordinairement efficaces à augmenter la participation, mais ils y parviennent précisément en diminuant le niveau de motivation que la participation requiert [15] ». En d’autres mots, rien de plus facile que de voter sur le Web, d’y donner son opinion ou son appui, de relayer des informations mais concrètement, politiquement, socialement, ça ne change pas le monde ! Ce qui n’enlève rien à l’utilité et à l’efficacité des réseaux sociaux numériques quand il s’agit de se retrouver à 200 000 personnes dans la rue pour protester ou faire reculer (momentanément) une décision politique impopulaire. Mais de là à croire que ceux-ci vont déclencher une réelle révolution politique, que ce sont eux qui ont fait élire Obama ou qu’un jour ces mêmes réseaux vont faire triompher la démocratie en Iran ou en Chine, il y a un pas que Gladwell refuse de franchir, avec raison, par ailleurs. Martin Ouellette dans son blog parle d’une structure technologique égocentrique qui maintient une impression de communauté. « Il y a un impact social, mais l’expérience est individuelle », ajoute-t-il. En ce moment, le dernier des outils des réseaux sociaux numériques, Twitter (mis en service depuis cinq ans), fait l’objet d’une promotion importante de la part des journalistes, des animateurs média, des artistes, des spécialistes du marketing. Dans une enquête de l’IFOP de novembre 2009, 60 % des internautes avaient entendu parler du site de microblogging, mais seulement 9 % l’utilisaient (dont la plupart sont des « suiveux »). Dans l’univers de la blogosphère, le dernier arrivé profite toujours de l’effet de mode. Plusieurs adeptes des réseaux sociaux numériques avouent qu’ils bloguent de moins en moins à mesure qu’ils twittent. Twitter serait-il en train de phagocyter ses prédécesseurs ?

19L’homme qui est un être social est imbriqué dans une grande variété de réseaux (réseaux de parenté, d’école, de travail, de loisir, de voisinage, religieux, politique, etc.) et ces organisations sont capables d’action collective structurée. En ce qui a trait à l’engagement, comparons les réseaux sociaux traditionnels aux réseaux sociaux numériques (tableau 1).

Tableau 1

Comparaison entre les réseaux sociaux traditionnels aux réseaux sociaux numériques

Tableau 1
Réseaux sociaux traditionnels Réseaux sociaux numériques (à distance) Tous les membres partagent des objectifs communs qui sont en général sociopolitiques ou socioculturels sous-tendus par une forte socialisation. Dans les réseaux sociaux numériques, la plupart du temps les participants poursuivent surtout des objectifs personnels, comme la mise en scène de leur identité, la poursuite de leur trajectoire professionnelle, l’autopromotion de leurs activités. Le groupe définit une sorte de programme qui structure la vie de la communauté. Les réseaux sociaux numériques établissent des liens faibles entre « les amis » qui sont davantage des connaissances que des partenaires sur lesquels on peut compter dans le cadre d’une action collective. Les réseaux sociaux permettent de développer entre les membres des liens forts. C’est une organisation sociale qui implique une hiérarchie entre les membres. C’est une organisation égalitaire, non hiérarchique, sans autorité centrale structurante.

Comparaison entre les réseaux sociaux traditionnels aux réseaux sociaux numériques

20En un mot, les réseaux sociaux traditionnels ont, en général, une durée et une solidité beaucoup plus grande que les réseaux sociaux numériques qui, par contre, peuvent se former spontanément mais disparaître aussi rapidement.

Twitter est le café du commerce du XXIe siècle

21Les réseaux sociaux numériques sont à la société de la communication ce que les médias de masse furent à la société industrielle. Au siècle dernier, l’industrie médiatique a mis sur pied deux types de médias :

  • Les médias bidirectionnels pour la communication interpersonnelle comme le téléphone et le courrier. Ces médias (de type personne à personne) n’étaient pas réglementés, car ils étaient considérés comme des conversations privées ;
  • Les médias de diffusion (de type personne à masse) comme le cinéma, la radio et la télévision qui entraient dans l’espace public et faisaient l’objet d’une surveillance de la part de l’autorité publique.
Les médias sociaux sont des médias de groupe. Le courrier devient courriel, le chat et le SMS remplacent le téléphone sonore, Facebook, MySpace, Twitter sont davantage des sortes de conversations multimédias de groupe, des partys conviviaux où l’on rencontre des amis, les amis de nos amis, des connaissances d’un soir ; on échange un regard, quelques mots, sa carte d’affaires ; s’ensuit une conversation qui peut être personnalisée mais qui en général coupe court, sinon il faut s’isoler du groupe pour poursuivre l’échange. En sociologie des médias, peu d’études ont été consacrées à l’analyse des conversations téléphoniques, car on ne peut pas en tirer grand sens. Clavardage devient facilement bavardage, l’entretien à plusieurs se transforme en papotage, sinon il faut se retirer du brouhaha général pour entreprendre un entretien privé plus en profondeur ; cela peut arriver quelquefois… Une étude du Pew Research Center (2010) [16] a montré que neuf informations sur dix diffusées sur les réseaux sociaux numériques provenaient de sources traditionnelles, ce qui montrerait bien que ce type de réseau est un « relayeur » d’informations plutôt qu’un fabricant de nouvelles ; le microblogueur fait du monitoring de l’information politique (s’il est un journaliste) ou personnelle (s’il communique avec ses nombreux « petits » amis). Il faut remarquer de plus en plus la brièveté des messages ; le clavardage n’est qu’une conversation en continu, de même que les SMS (textos) sur le mobile, et maintenant les informations dans Twitter. C’est une tentative de convertir la communication en un flux continu de messages.

Le culte de l’instantané

22Nous ne sommes plus à l’ère du direct, mais dans la culture de l’instantané à la télévision, à la radio, dans les journaux [17], dans les réseaux sociaux numériques (sur Twitter, le message est limité à 140 caractères, ce qui est le comble du parler vite) : il faut savoir résumer en un clip sa pensée… Abolition de la durée, idolâtrie du temps présent, mise en scène du spectaculaire, voilà comment on détruit la suite des choses en transformant tout événement en fait divers, en choses qui arrivent fortuitement et que l’on place à la queue leu leu, voilà comment l’homme se fait happer par l’image… On regarde, on s’étonne, on s’insurge, on passe à autre chose et on oublie. Pourquoi tel ou tel individu a-t-il agi de la sorte, quel était l’environnement ou les circonstances qui expliquent l’étrange comportement ? Sur YouTube, on était limité à 2 minutes, maintenant à 3 ou 4 ! La publicité était autrefois d’une durée de deux minutes, on fait maintenant des spots de 60 secondes, de 30 secondes, de 15 secondes. Comme dit Jacques Brel, dans sa chanson, « Au suivant… » Le problème est la vitesse de défilement des images et l’amalgame entre les faits divers et les événements d’importance.

23Au début de cet article, nous posions la question suivante : dans le cas singulier de la révolte arabe de janvier 2011, peut-on parler d’une révolution 2.0 ? Oui et non, peut-on répondre. Oui, en ce sens que, dans ces pays où l’information était sévèrement contrôlée, les réseaux sociaux numériques ont joué un rôle important en permettant le ralliement des forces vives de changements sociopolitiques ; non, si on croit que Twitter et Facebook ont créé de toutes pièces les conditions du réveil des populations arabes muselées depuis les indépendances par des oligarchies (soit royales, soit militaires) qui ont usurpé les bienfaits de la décolonisation et de l’exploitation des richesses pétrolières. Le terrain était prêt pour une explosion de la révolte populaire ; les cris de ralliement lancés au travers des réseaux sociaux numériques et repris par les médias traditionnels ont été la bougie d’allumage qui a fait éclater les rassemblements monstres d’abord en Tunisie, puis en Égypte, à Bahrein, au Yémen et par un effet de domino, dans tout le Maghreb et le Machrek. Mais dans un certain nombre de cas, comme en Iran, en Syrie, en Libye où il y a des milliers de morts, le pouvoir résiste violemment.

24Cependant, les réseaux sociaux du Web, des téléphones mobiles et des jeux vidéo en ligne sont en général loin d’être aussi révolutionnaires ; ils sont davantage liés à la découverte d’une nouvelle sociabilité, moins limitée à l’environnement local et national de l’individu mais mondialisée, très présente dans cette génération de jeunes nés à l’ère d’Internet et des technologies mobiles. Se peut-il que cette génération, dite génération Y, invente une nouvelle façon de vivre ensemble, de prendre contact et de partager une certaine manière de vivre, somme toute, relativement superficielle, sans engagement réel, une sorte d’être là, qui vit l’existant, le hic et nunc collé les uns aux autres : Je suis, j’existe parce que je te parle, où es-tu, que fais-tu, qu’est-ce qui se passe, y a-t-il du nouveau… Une sorte de conversation de nature sociale, un small talk[18], comme disent les Anglo-Saxons, qui cache un sentiment profond de solitude, la tragique condition de l’être isolé et sans profondeur, la sensation déchirante d’être incapable de plonger en soi pour vivre la condition humaine de l’Homme dans sa finitude. Avec le chat, Twitter, Facebook, on ne m’engage à rien, sinon à être là ; on partage ensemble, comme des adolescents, le désir de se réconforter contre l’insécurité du monde, sur les choses qui passent, l’univers qu’on ne comprend pas, la maladie qui nous guette, la mort qui vient…

25La technologie multiplie les outils de contact, portable connecté, iPhone, iTouch, iPad, GPS, mais elle n’arrivera pas à combler la solitude de l’être profond et vulnérable, l’angoisse existentielle. Le fait d’être toujours branché remplit-il le vide de nos existences anonymes ?

Notes

  • [1]
    Malcolm Gladwell, « Why the Revolution will not be Tweeted », The New Yorker, 4 oct. 2010. En ligne sur <http://www.newyorker.com/reporting/2010/10/04/101004fa_fact_glad-well>, consulté le 30/04/2011.
  • [2]
    Les réseaux sociaux numériques désignent un ensemble d’acteurs et les relations qu’ils entretiennent entre eux à distance, par l’intermédiaire de plateformes informatiques via Internet et les mobiles comme Facebook, MySpace, la blogosphère, Twitter, LinkedIn, YouTube et bien d’autres. Plusieurs termes sont utilisés pour désigner ce phénomène relativement récent : Web 2.0, réseaux sociaux numériques, réseautage social, médias sociaux, web social… Voir, sur la toile, le diaporama d’Aurélie Girard et Bernard Fallery, Réseaux sociaux numériques : revue de littérature et perspectives de recherche, CREGOR, Université de Montpellier 2, juin 2009. En ligne sur <http://www.slideshare.net/aurelie34/rseaux-sociaux-numériques-revue-de-littrature-et-perspectives-de-recherche>, consulté le 14/06/2011.
  • [3]
    En autres, Fahem Boukadous est le seul journaliste à avoir couvert en 2008 un soulèvement des travailleurs des mines de Redeyef-Gafsa, ce qui lui valu plusieurs peines d’emprisonnement.
  • [4]
    En Tunisie, les jeunes ont utilisé des proxys pour délocaliser leur adresse. Le principe de fonctionnement d’un serveur proxy est très simple : il s’agit d’un serveur « mandaté » par une application pour effectuer une requête sur Internet à sa place. Google et Twitter ont aussi lancé le service speak-to-tweet, qui permet de tweeter par téléphone, contournant ainsi le blocage de l’accès à Internet.
  • [5]
    Éric Legale, « Égypte : Révolution 2.0, acte II », GouvActu AdmiNet, 14 fév. 2011. En ligne sur <http://gouvactu.adminet.fr/forum-mondial-de-l-39-e-da-c-mocratie_site00292.html>, consulté le 14/06/2011.
  • [6]
    Mathew Ingram, « It’s not Twitter or Facebook. It’s the Power of the Network », Gigaom, 29 janv. 2011. En ligne sur <http://gigaom.com/2011/01/29/twitter-facebook-egypt-tunisia/>, consulté le 30/04/2011.
  • [7]
    Dans l’Islam, on ne parle pas de « victime de guerre », mais de « martyr de guerre ». Il y a là une sacralisation beaucoup plus forte de la mort au combat qu’en Occident. Quand une société est bloquée, on a tendance à prendre le suicide et le don de sa vie comme quelque chose qui va faire avancer sa cause. Il faut remarquer qu’en Iran, on a aussi parlé de martyre, lorsque la jeune Neda est morte victime des tirs de l’armée. Mais-là, la rue n’a pas pu renverser le régime.
  • [8]
    Hossam al-Hamalawy est membre de l’organisation Socialistes révolutionnaires ainsi que du Centre d’études socialistes au Caire. Journaliste, blogueur, il est l’un de ces jeunes « cyberguerilleros » au cœur des révolutions en cours dans le monde arabe. Voir Hossam al-Hamalawy, « Révolution 2.0, un blogueur révolutionnaire sur la place Tahrir », Tout est à nous !, no 89, 10 fév. 2011, p. 2. En ligne : <http://www.npa2009.org/content/r%C3%A9volution-20-un-blogueur-r%C3%A9volutionnaire-sur-la-place-tarir>, consulté le 14/06/2011.
  • [9]
    Marc Lynch, « Tunisia and the New Arab Media Space », Foreign Policy, 15 janv. 2011. En ligne sur <http://lynch.foreignpolicy.com/posts/2011/01/15/tunisia_and_the_new_arab_media_space>, consulté le 14/06/2011. Traduit et cité par Benjamin Barthe, « Al Jazeera à la pointe de la couverture de la révolution tunisienne », Le Monde.fr, 19 janv. 2011. En ligne sur <http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2011/01/19/al-jazeera-a-la-pointe-de-la-couverture-de-la-revolution-tunisienne_1467521_3218.html>, consulté le 14/06/2011.
  • [10]
    Dans une étude d’envergure analysant 22 millions de tweets sur une période de quarante jours (Sitaram, Huberman, Szabo et Chunyan, 2011), le Dr Bernardo Huberman du Social computing Lab a tenté d’analyser la nature de l’influence des tweets ; il a démontré que la plupart des followers recevaient les informations d’une façon relativement passive. Il en a déduit que la meilleure façon d’analyser le degré d’implication des « suiveux » était de mesurer le nombre de tweets qui étaient retweetés.
  • [11]
    Stéphane Baillargeon, « Twitter, une caisse de résonance qui se nourrit surtout des médias traditionnels », Le Devoir, 28 fév. 2011. En ligne sur <http://www.ledevoir.com/societe/medias/317717/twitter-une-caisse-de-resonance-qui-se-nourrit-surtout-des-medias-traditionnels>, consulté le 14/06/2011.
  • [12]
    Nous avons nous-mêmes développé la signification de ces phénomènes sociaux dans « Crédibilité et reconnaissance dans Twitter » lors de la journée d’études Identités numériques qui s’est tenue au Pôle universitaire du Pays de Montbéliard, le 13 mai 2011.
  • [13]
    J’emploie le terme de socialité (et non pas de sociabilité) dans le sens que lui donne Michel Maffesoli dans Le temps des tribus (2000). Les tribus, précise-t-il, sont précaires, changeantes, très différentes, chaotiques, désordonnées.
  • [14]
    Selon le célèbre sociologue américain Mark Granovetter (1973), c’est la force des liens faibles. L’analyse des chercheurs laboratoire Sense d’Orange Labs est aussi très pertinente : Dominique Cardon, Maxime Crepel, Bertil Hatt, Nicolas Pissard et Christophe Prieur, « Dix propriétés de la force des liens faibles », InternetActu, 8 fév. 2008. En ligne sur <http://www.internetactu.net/2008/02/08/10-proprietes-de-la-force-des-cooperations-faible/>, consulté le 20/06/2011.
  • [15]
    Loc. cit., voir note 1.
  • [16]
    Le PEW est un groupe de penseurs américains (un think tank de Washington) qui analysent les tendances et les attitudes des Américains face aux médias, au journalisme et à Internet entre autres. L’étude How News Happens porte sur la ville de Baltimore (2010).
  • [17]
    L’exemple par excellence, aux États-Unis, est le journal USA Today dont les articles ne dépassent pas, en général, la longueur d’un paragraphe.
  • [18]
    « How do you be social or have small talk (casual or futile conversation) ? » / « Comment pouvez-vous être de nature sociale ? », que l’on pourrait traduire par bavardage, babillage, comme la communication adolescente qui n’arrive pas à raccrocher…
Français

Peut-on parler d’une révolution 2.0 dans le cas de l’utilisation de Twitter et des réseaux sociaux numériques pendant la révolte des populations arabes dans la première moitié de 2011 ? Faut-il plutôt analyser le rôle et l’importance des outils de communication dans le processus de réveil des populations longtemps maintenues au silence par des régimes autoritaires ?

Mots-clés

  • révolution
  • Twitter
  • Facebook
  • réseaux sociaux numériques
  • engagement
  • révolte arabe

Références bibliographiques

  • En ligneCardon, D. et Granjon, F., Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Contester », 2010.
  • Coutant, A. et Stenger, T. (dir.), Ces réseaux numériques dits sociaux. Hermès, no 59, 2011.
  • En ligneGranovetter, M. S., « The Strength of Weaks Ties American », The American Journal of Sociology, vol. 78, no 6, mai 1973, p. 1360-1380.
  • Lafrance, J.-P., La Télévision à l’ère d’Internet, Québec, Septentrion, 2009.
  • Maffesoli M., Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, Paris, La. Table ronde, coll. « La petite vermillon », 2000 (3e éd.).
  • PEW Research Center, How News Happens. A Study of the News Ecosystem of One American City, 11 janv. 2010. En ligne : <http://www.journalism.org/analysis_report/how_news_happens>, consulté le 14/06/2011.
  • Rheingold, H., Foules intelligentes. Une révolution qui commence, Paris, M2 Éditions, 2005 (éd. originale : Smart Mobs : The Next Social Revolution, 2002).
Jean-Paul Lafrance
Jean-Paul Lafrance est le professeur fondateur du secteur académique des communications à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialiste des médias. Ses dernières parutions sont : La Télévision à l’ère d’Internet (Septentrion, 2010), « Le phénomène d’appropriation citoyenne des TIC » (in A. Kiyindou dir., Communication et dynamiques de globalisation culturelle, L’Harmattan, 2009) et, avec A.-M. Laulan et C. Rico de Sotelo, Place et rôle de la communication dans le développement international (PUQ, 2006).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.061.0201
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...