1« Des musées savants aux musées communicants », cette phrase introduisant le dossier de ce numéro de la revue Hermès, convient parfaitement au Musée d’Anatomie humaine de l’Université de Turin, à son histoire et au projet de rénovation qui a conduit à son ouverture au public en 2007. Le musée a été créé par des savants et pour des savants, pour conserver les produits d’une anatomie traditionnelle – préparations et modèles – qui se sont accumulés pendant presque deux cents ans. Lieu de mémoire d’une école scientifique ancienne et prestigieuse, pour des raisons liées à l’évolution des sujets de recherche, le musée a perdu au début du xxe siècle tout intérêt en devenant une institution obsolète [1].
2Immobile dans ses collections qui n’étaient plus enrichies par la recherche, devenu inutile pour l’enseignement, le musée sombra progressivement, et en définitive « heureusement », dans l’oubli. La présence d’autres vastes locaux dans le même bâtiment lui permit de résister miraculeusement à la pression de l’institution qui, notamment dans les années 1960 et 1970, avait besoin d’aménager de nouveaux laboratoires ou de nouvelles salles de cours. Il traversa le xxe siècle comme cristallisé pour faire finalement l’objet, au début du xxie, d’un projet de restauration associé à une réflexion sur ses potentialités de communication en direction du grand public.
Histoire des collections, du musée et du bâtiment
3Le Musée académique des Sciences créé en 1739 dans le palais de l’Université, aujourd’hui siège de sa présidence, prévoyait une salle d’anatomie. Le projet du musée ayant été approuvé par le roi Charles-Emmanuel III [2], les différentes collections donnèrent lieu successivement à la création de musées indépendants sous la direction de grands savants de l’époque, soucieux de développer leur discipline et pour cela de conserver les traces de leurs travaux, mais aussi d’en assurer la visibilité au sein de l’establishment académique. Après la Restauration, le musée d’anatomie s’enrichit abondamment grâce à l’activité de l’illustre anatomiste Luigi Rolando (1773-1831) auquel le musée est dédié. Une importante collection de modèles en cire fut réunie par lui et par ses successeurs [3]. Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, à ces collections d’anatomie « artificielle » s’ajoutèrent des séries de préparations d’anatomie « naturelle » séchées ou conservées dans des liquides. Le musée possède également des collections d’intérêt anthropologique, phrénologique, primatologique, embryologique et artistique, ainsi que des collections d’instruments anciens. Il recèle enfin un fonds de documents et de photographies et une bibliothèque historique.
4Au cours de son histoire, le Musée d’Anatomie a subi au moins quatre déplacements, le dernier en 1898 dans le Palais des Instituts anatomiques construit pour être le siège des Instituts d’anatomie humaine normale, d’anatomie pathologique et de médecine légale. Le bâtiment, monumental, constitue un exemple remarquable d’architecture scientifique de l’époque ; il souligne l’importance de la discipline et le prestige de l’école anatomique turinoise à la fin du xixe siècle. Les salles du Musée d’Anatomie évoquent une cathédrale, avec trois nefs supportées par des séries de colonnes en granit et des sortes de chapelles latérales créées par les vitrines, chacune étant surmontée par le portrait à l’huile sur toile d’un personnage important pour l’histoire de l’anatomie, de vrais « saints de la science ». La seconde salle est éclairée par un vitrail représentant des sections du cerveau. L’ensemble du dispositif architectural contribue à créer l’impression d’un temple de la science, conformément à l’importance attribuée à cette dernière dans la société à l’époque du positivisme (Avataneo et Montaldo, 2003).
Le projet de restauration et de communication
5Puisqu’au cours du xxe siècle le musée n’a pas subi d’importantes modifications, il offre aujourd’hui l’opportunité de visiter un exemple rare de musée scientifique du xixe siècle resté presque intact dans des locaux construits exprès pour lui. Il a été récemment restauré : le projet comportait la restauration des locaux, des tableaux, des vitrines, et des collections (modèles en cire, en papier mâché, en bois et ivoire, et préparations anatomiques).
6L’équipe chargée de la rénovation (comité scientifique, direction du projet, architecte designer) a considéré que pour cette institution – constituant un témoignage du musée scientifique au xixe siècle où le temps semble s’être arrêté – les opérations de restauration devaient souligner son prestige historique, architectural, artistique et s’efforcer de retrouver l’atmosphère de l’époque. Ces principes ont été décidés comme prioritaires dans les interventions de restauration et de valorisation. La muséographie originale a été conservée, en dépit des problèmes de communication scientifique qu’elle pose. De fait, les vitrines sans éclairage interne, regorgent d’objets. Elles contiennent aussi très peu de textes explicatifs, ce qui était normal dans les musées d’alors. Une attention spéciale a dû être attribuée à l’étude de stratégies pour la réinterprétation du musée, pour sa transformation en musée communicant, tout en sauvegardant le charme et l’intérêt d’une mise en scène scientifique et savante du xixe siècle. Cette réflexion, menée en même temps que les opérations de restauration, a été poursuivie après l’ouverture au public.
7Le musée n’est pas resté muet comme il l’était à l’origine ; il est maintenant devenu à même de nous raconter l’histoire des collections, de parler de découvertes scientifiques, d’évoquer des événements liés aux activités de personnalités qui ont fait partie de l’école anatomique turinoise au cours des derniers trois siècles et qui ont parfois aussi joué un rôle dans des événements non scientifiques de l’histoire de cette ville, longtemps capitale politique et culturelle. Une de ces personnalités est l’anatomiste Luigi Rolando, dédicataire du musée. Il fut, au début du xixe siècle, l’un des chercheurs qui contribuèrent de manière significative à la connaissance de l’anatomie cérébrale (Caputi et al., 1995 ; Dini, 2001).
8Les visiteurs sont invités à découvrir les collections du musée en utilisant soit une plaquette présentant synthétiquement les objets les plus intéressants au point de vue historico-scientifique ou artistique, soit le livret-guide (Giacobini et al., 2008). Trois espaces vidéo localisés le long du parcours d’exposition leur permettent d’accéder à un choix de brefs documentaires qui présentent quelques anecdotes relatives aux objets présentées et/ou à certains événements-clés. Plus récemment, à la demande de certains visiteurs (telle qu’exprimée dans le cahier de visite [4] et les retours d’information recueillis à l’issue des médiations) des fiches bilingues italien-anglais ont été disposées à côté de chaque vitrine fournissant des renseignements plus approfondis sur des thèmes d’anatomie en rapport avec les objets exposés. En définitive, le parcours d’exposition, qui mêle science, histoire et arts, tout en mettant en valeur l’esprit du lieu, se prête particulièrement bien à une lecture interdisciplinaire liant culture scientifique et culture humaniste.
Le Pôle muséal
9La restauration du Musée d’Anatomie a permis l’essor d’un projet plus vaste, celui d’un nouveau pôle muséal turinois, issu d’une convention entre l’Université de Turin, la Région Piémont et la Ville de Turin, qui a conduit à l’ouverture au public de deux autres musées dans le Palais des Instituts anatomiques : le Musée des Fruits et le Musée d’Anthropologie criminelle Cesare-Lombroso, inaugurés respectivement en février 2007 et en novembre 2009.
10Le Musée des Fruits (Jalla, 2008) présente une collection de plus de mille « fruits artificiels » réalisés à la fin du xixe siècle par Francesco Garnier Valletti, composée par des centaines de variétés de pommes, poires, pêches, abricots, prunes, raisins, dont beaucoup ont disparu. L’immersion dans le passé constitue aussi l’occasion de réfléchir sur le thème, bien actuel, de la biodiversité et de sa conservation.
11Le Musée Lombroso (Bianucci et al., 2011), crée par le père fondateur de l’anthropologie criminelle, présente les collections accumulées par un chercheur mondialement connu et dont l’intérêt historico-scientifique va croissant. Mais le musée n’est pas seulement un lieu de conservation et d’exposition d’un patrimoine culturel ; il est aussi un lieu de mémoire de l’œuvre de Lombroso qui, malgré ses fausses interprétations, a ouvert la porte à des préoccupations de la science sur certains problèmes de société, en proposant des pistes de réflexions déterminantes pour la psychiatrie et la criminologie [5]. Le musée se présente donc aussi comme un espace de communication qui invite le visiteur à réfléchir sur le lien entre science et société – thème émergeant à la charnière entre le xixe et le xxe siècle, et plus que jamais d’actualité.
12Avec trois musées actuellement ouverts au public, qui accueillent presque deux cents visiteurs par jour, le Pôle offre donc une vision articulée et complexe du positivisme scientifique qui, entre la fin du xixe et le début du xxe siècle, a trouvé à Turin un centre d’épanouissement national et international (Abbot, 2008 et 2010). En valorisant un patrimoine historique, en le réinterprétant et en le rendant communicatif, ces musées offrent l’opportunité de réfléchir sur l’héritage du positivisme, ainsi que sur les nouvelles frontières de la science d’aujourd’hui et de ses rapports avec la société…
Notes
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[1]
De nombreuses collections universitaires font également l’objet du même constat, car elles ne sont plus utilisées dans la formation initiale des étudiants que de façon exceptionnelle et anecdotique, à partir de là deux possibilités s’offrent aux institutions : soit la fermeture du musée et une détérioration inéluctable des collections, soit son ouverture sur l’extérieur et le grand public. Les stratégies de rénovation des anciens musées scientifiques (non seulement universitaires) ont fait l’objet de nombreux débats (voir, par exemple, Colin-Fromont et Lacroix, 2005 ; en ce qui concerne les problèmes des musées d’anatomie on renvoie aux différents articles publiés dans Muséographier le corps. La Lettre de l’OCIM, no 109, 2007).
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[2]
Turin était la capitale du royaume de Sardaigne, qui comprenait le Piémont, la Savoie, le comté de Nice et la Sardaigne.
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[3]
La collection, qui rassemble plus de 200 modèles, est une des plus riches du genre. Pour leur grande majorité, ces modèles furent réalisés entre les dernières décennies du xviiie et la moitié du xixe siècle à Turin, Florence et Naples.
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[4]
L’étude du livre des visiteurs démontre que presque 10 % des personnes demandaient des renseignements anatomiques plus approfondis.
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[5]
À l’inverse de l’école dite classique, Lombroso et ses élèves se sont efforcés de montrer que l’individu délictueux était entièrement sous contrôle de sa nature, de son état psychologique et de son environnement social, et donc, que pas ou peu responsable de ses actes, il méritait moins d’être emprisonné que soigné.