1Que sont devenus nos musées ? Précurseurs, les travaux théoriques des années 1980-1990 prédisaient l’avènement d’un musée agitateur de territoire, un musée accélérateur de savoir, un musée activateur d’une vision partagée d’un projet sociétal en marche. Nous voulons parler ici de la mission d’interaction sociale du musée et interroger sa résistance actuelle à la mise en place d’apprentissages citoyens pourtant bien problématisés. Nous posons que cette résistance ne dépend pas tant d’une clarification de théories et de pratiques muséales mais d’une question profondément sociétale et politique, capable d’interroger l’immobilisme d’une société désespérément positiviste, élitiste, ressourciste, sécuritaire, comportementaliste voire béhavioriste.
2Car, au regard des travaux muséologiques des années 1980-1990, la maturité théorique du projet muséal semblait très aboutie. Écarté, le projet d’une vulgarisation servant le seul développement d’une science et d’un progrès sans conscience. Soulignée, l’émergence progressive d’un espace public habernassien dans les musées de sciences. Clarifiés, les changements épistémologiques des sciences exposées. Finie, la naïve acceptation d’une maîtrise des connaissances scientifiques, posée comme facteur suffisant d’intégration sociale. Expérimentés, les écomusées pour et par la communauté. Chaque clarification historique (ici d’Yves Girault, Paul Rasse, Roger Silverstone) montre que le projet des musées prônait une nouvelle responsabilité morale, s’ouvrait à des questions plus critiques, sociopolitiques, culturelles. Jean Davallon en témoignait :
Le musée est invité à modifier son rôle ; il doit moins exposer un discours savant et davantage mettre en scène un débat, en acceptant d’intervenir avec des réponses soit incomplètes, soit incertaines et en soulevant surtout des questionnements nouveaux.
4Pourtant, ces avancées semblent être restées de vains postulats théoriques. La façon dont le musée considère aujourd’hui son public en est un bon indice. La muséologie des années 1990 rejetait l’idée d’un public passif et simple consommateur de savoirs et de loisirs. Or, la muséologie citoyenne des années 2000 accède toujours difficilement à un public agent, partenaire et auteur (Versailles, 2002) voire pionnier (Boillot, 2008) du changement des problématiques muséales. L’origine de cette inertie est plurielle comme nous le démontrent trois analyses d’expositions liées aux sciences de la vie. Gaëlle Crenn (2001) étudie le projet du Biodôme de Montréal et sa mise en exposition d’espèces vivantes dans leurs écosystèmes reconstitués. Elle démontre que, si le procédé muséal immersif, actif et esthétique est fort, il empêche paradoxalement la projection citoyenne de son public. Car le projet du Biodôme relève d’une éthique de la libération : celle d’une nature toute puissante. L’homme disparaît, la nature n’a pas besoin de lui : comment le public acteur peut-il se sentir concerné ? Au mieux, l’homme apparaît lors de l’énoncé critique de ses usages néfastes pour la nature, le sujet est culpabilisé, dénigré : comment peut-il se projeter et adhérer ? Ici, l’écologie comme science induit un processus d’abstraction et de désocialisation. En se restreignant à un discours radicalisé et disciplinaire, le musée limite la portée d’une médiation destinée à replacer le sujet homme, dans et face à la nature, le sujet acteur et auteur de la qualité des relations homme-nature. Cette critique d’une science désincarnée et désengageante vaut aussi pour les sciences sociales qui, pour Joëlle Le Marec et Igor Babou (2004), semblent par trop délaisser les expositions scientifiques, ici celles sur la génétique. De fait, ces expositions ne proposent qu’une approche didactique et une socialisation superficielle. Des procédés d’enquête simplistes instrumentalisent le visiteur. Les formes de débats en sont absentes ou opèrent selon une présentation esthétisée des différents acteurs. Il ne s’agit ici que de mettre en scène « un consensus illusoire », un débat sans désaccord ! L’interaction sociale se limite à « une injonction positive à participer ». Elle n’a « aucun des traits qualifiant habituellement l’espace public : ni argumentation, ni échange de points de vue ne viennent troubler l’organisation d’un espace dédié à la réception, ni s’inscrire dans le discours même de l’exposition » (Le Marec et Babou, p. 222-223).
5Le visiteur n’y est qu’un agent passif et consommateur d’images et de savoirs. La question de son implication reste entière. Les modalités muséales de participation sont plus précisément éclairées par l’analyse des expositions sur la biodiversité par Yves Girault, Élisabeth Quertier, Cécile Fortin-Debart et Virginie Maris (2008). Mais leur constat reste mitigé. La plupart des expositions rejoignent les « courants d’une éducation relative à l’environnement behavioriste et positiviste qui visent des changements de comportements à partir des informations et des recommandations formulées par les experts ». L’adhésion simpliste du visiteur qu’elle permet n’est-elle pas digne du projet étroit du musée de sciences du xixe siècle ? D’autres expositions s’apparentent à une forme de démocratie délibérative, mais elles restent hélas peu abouties, opérant une simple formation de l’opinion. Enfin, un troisième type d’exposition à visée émancipatrice « […] s’inscrit dans une approche socioconstructiviste où la co-construction de savoirs va guider l’action […] et vise le développement d’un engagement dans l’action, individuellement et collectivement, afin d’améliorer l’environnement physique et social. Mais, les auteurs soulignent que ce courant de la critique sociale » reste rarissime, du fait des contraintes opérationnelles mais aussi sans doute, de son pouvoir d’émancipation dérangeant. Cette impossibilité à exprimer une interaction sociale digne de ce nom rappelle les difficultés rencontrées au cours des années 1970-1980, par les formidables expériences d’écomusées communautaires avortées ou récupérées par les modèles muséaux institutionnels. Elle nous engage à prendre comme chemin de traverse l’analyse de Tornatore et Paul sur les friches culturelles (2003). Celles-ci y apparaissent comme « alternatives puissantes au modèle déposé et sectorisé du “lieu de mémoire” » et d’exposition qu’est le musée. L’interaction sociale émerge enfin grâce à une forme architecturale et procédurale exemplaire qui « n’impose aucun usage ou contenu spécifiques. « Des dynamiques sociales et symboliques vivantes » en découlent, qui permettent de « sortir de l’événementiel pour tenter une réarticulation entre les pratiques (artistiques) et les groupes sociaux concrets situés dans un territoire » (Lextrait, 2001, p. 23). Une observation qui a le mérite de souligner que la réussite de l’interaction sociale du musée passe aussi par une contextualisation sociale, culturelle et territoriale de son projet.
6Dans la limite de l’exposé de ces quelques travaux des années 2000, la mission d’interaction sociale a visiblement du mal à s’exprimer au sein du musée des sciences de la vie. Nos exemples mettent en avant l’inertie disciplinaire, comme facteur de désengagement (les paradoxes communicationnels du Biodôme) et facteur de neutralisation (l’absence de débat sur la génétique). Ou encore, l’inertie institutionnelle et pédagogique, comme facteur d’oppression (les freins à la participation en faveur de la biodiversité ; et a contrario, l’expression libérée hors les murs de l’institution, dans le cas des friches culturelles). Dans ce dossier, Yves Girault et Grégoire Molinatti soulignent ainsi une tendance forte de médiation muséale qui prend acte des reconfigurations contemporaines de la gouvernance des sciences en société. Notre intention ici est de les mettre en perspective selon un angle de vue plus global, celui de la société technocratique et sécuritaire qui nous domine aujourd’hui. Car ces constats ne concernent pas seulement les musées. La plupart des communications dites écocitoyennes, qui fleurissent aujourd’hui dans d’autres lieux d’éducation informelle (collectivités, entreprises, associations…), se limitent à la prescription de « bons » savoirs et de « bons » comportements et à des stratégies d’influence d’un autre siècle. Les sciences environnementales y sont souvent réduites à leur dimension sécuritaire, scientifique, technique et économique. Et malgré l’appel affiché à une participation active, le public n’est toujours pas le partenaire éclairé et encore moins l’acteur et l’auteur d’un progrès raisonné. L’apprentissage écocitoyen se limite ici à former une pensée conforme et normée, bien loin d’une pensée autonome, critique, impliquée et participative au sens fort. Il n’est donc pas inutile de rappeler les promesses et les acquis théoriques et pratiques des années passées afin de regarder en face le véritable obstacle qui encercle et étouffe ce mouvement d’émancipation de communication citoyenne, à tous les niveaux scientifiques, pédagogiques, économiques et culturels. Un rappel pour dénoncer la chape amnésique qui pèse sur la muséologie et la médiation des sciences citoyennes ; et qui n’aura de résolution sans un changement profond du modèle de société auquel nous adhérons.