1Yves Girault : Madame Claudie Haigneré, vous avez été chargée en mars 2009 par les ministres de la Culture et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de préfigurer, au sein d’Universcience, le regroupement de la Cité des Sciences et de l’Industrie et du Palais de la Découverte. Pouvez-vous nous précisez les objectifs d’Universcience ?
2Claudie Haigneré : Je tiens tout d’abord à préciser que j’ai ressenti cette mission, et que je l’ai acceptée comme étant une véritable mission Politique.
3En effet, aujourd’hui, encore plus qu’au xxe siècle, les sciences et techniques sont omniprésentes dans notre quotidien. Pourtant, les savoirs de référence restent trop souvent enfermés dans la communauté scientifique, ou dans la communauté industrielle et économique. Il semble cependant que pour tendre vers une société confiante dans le progrès, une société curieuse qui souhaite aller de l’avant, il faut rendre accessible au plus grand nombre ces connaissances scientifiques et techniques, qui constituent les clés de décryptage du monde qui nous entoure.
4La création d’Universcience s’inscrit notamment dans cet objectif : donner au citoyen les moyens de comprendre cette société de la connaissance, le rendre plus libre et plus responsable aussi. L’armer d’une science qui ne soit pas isolée, mais en prise avec la société, avec les « humanités », avec un regard sur l’histoire des sciences, l’histoire des grandes découvertes, et les fondamentaux de la science. Il s’agit de contribuer à remettre les sciences en culture, en somme.
5Les publics visés par Universcience sont très variés : c’est à la fois le grand public, les publics scolaires, mais aussi les jeunes – public un peu moins naturel des établissements culturels.
6Mais il ne s’agit pas d’une simple transmission « descendante » de savoirs ou de connaissance, et c’est là toute l’ambition de la culture scientifique aujourd’hui. Ce n’est pas une culture scientifique « prescrite » quelle que soit sa qualité ; c’est au contraire une culture qu’on acquiert, dont on se saisit, qui se mêle aussi à son propre vécu. C’est pourquoi je préfère le terme de partage à celui de transmission.
7Ce partage d’une culture de la science est une ambition qu’Universcience, fort de l’union des compétences de la Cité des Sciences et de l’Industrie et du Palais de la Découverte, se propose de porter. Mais nous ne pouvons le faire seuls. C’est pourquoi la mission d’être le pôle national de référence de la culture scientifique et technique, confiée par nos ministères de tutelle, constitue un atout majeur.
8Il s’agira pour nous de constituer un réseau d’acteurs dont la voix pèse réellement dans le débat public. Mais également de favoriser les synergies entre les territoires et de favoriser la création de contenus innovants, qui bénéficieraient à tous.
9Y. G. : Comment, au sein de cette nouvelle structure Universcience, pensez-vous pouvoir préserver la spécificité des deux établissements qui la constituent et les expertises respectives qui ont pu y être développées ?
10C. H. : Il est clair que chacun des deux sites parisiens a des spécificités, dans son expression et son mode de transmission des savoirs.
11Le Palais de la Découverte est renommé par la qualité de ses exposés historiques, proposés par des médiateurs scientifiques, par la possibilité d’y rencontrer des chercheurs, et d’y voir ainsi la « science en train de se faire », et par sa programmation principalement axée sur les fondamentaux de la science.
12La Cité de la Science et de l’Industrie, elle, donne à voir de grandes expositions, souvent en prise avec les enjeux de société. Elle offre un lieu unique de découvertes pour les plus jeunes, avec notamment ses deux Cités des Enfants.
13Tous ces éléments sont, pour Universcience, des richesses considérables qu’il ne s’agit nullement de supprimer mais sur la complémentarité desquelles, il faut au contraire miser. Universcience, ce n’est pas seulement ça ; ce n’est pas que la juxtaposition de deux programmations, aussi complémentaires fussent-elles. C’est plus que ça. C’est pourquoi, par exemple, on peut véritablement parler d’une identité de saison pour qualifier notre offre.
14À titre d’exemple, et dans le cadre d’un axe « science en culture » destiné à sensibiliser des personnes qui ne se seraient pas naturellement orientées vers un centre de science, nous traiterons du thème de l’archéologie. Nous préparons ainsi deux expositions : Gaulois, une expo renversante à la Cité, en partenariat avec l’INRAP, et accueillerons Préhistoire(s), l’enquête (produite par le Muséum de Toulouse) au Palais de la Découverte.
15Cette politique devrait nous permettre, tout en gardant la spécificité des deux établissements, de renforcer les missions communes à l’ensemble des centres de sciences, et notamment sensibiliser le jeune public à travers une pédagogie innovante ; lui donner le goût de la science, par l’étonnement et l’émerveillement ; susciter, peut-être, des vocations. Ce que l’école ne peut pas forcément offrir, du fait des contraintes de programme.
16Y. G. : Comment comptez-vous aborder les thématiques sciences-société ?
17C. H. : Les sciences en société constituent un axe majeur de notre programmation, pour que chacun puisse décrypter et s’approprier les innovations techniques, sociales et comportementales liées à la science. Cela implique également de s’intéresser à l’actualité. Un exemple : l’accident de Fukushima. Un espace de la Cité des Sciences a immédiatement été consacré à l’accident nucléaire dans les jours qui ont suivi la catastrophe. De même, pour ceux qui s’interrogent sur les particules, il existe au Palais un exposé avec un accélérateur de particules – c’est le seul musée de science à en présenter un.
18Au-delà de nos murs, le public pourra également prolonger sa visite virtuellement en consultant notre Web TV, universcience.TV. Il s’agit donc de modes de traitements diversifiés sur la thématique sciences-société, parce que chacun a des appétits différents pour la science.
19Nous allons également nous ouvrir davantage à l’innovation puisque nous avons obtenu le label européen Living Lab. Il s’agit d’offrir une plateforme d’usages à divers acteurs – publics, privés, associatifs, individuels –, afin de commencer à faire sortir l’innovation et la créativité des laboratoires ou des ateliers, et la faire descendre dans la vie de tous les jours, tout en impliquant le grand public. En clair, cela donnera la possibilité d’expérimenter des innovations qui ne sont pas encore sur le marché pour rendre nos visiteurs « acteurs de l’innovation ». C’est un système gagnant-gagnant : le public va pouvoir rentrer dans la « boîte noire », comprendre, et donc être moins défiant par rapport à une nouvelle technologie. Mais le feed back du visiteur lui permettra aussi d’interférer dans le processus d’innovation que l’on pourra alors qualifier d’ouverte. En retour, l’industriel évitera de développer des produits non conformes aux souhaits des « consomm’acteurs ». Je pense ainsi qu’aujourd’hui Universcience à son rôle à jouer dans la promotion d’une innovation responsable. Et ce parce que nous sommes ni un laboratoire de recherche public, ni un laboratoire privé, mais un lieu neutre. Un centre de sciences et de technologies, au xxie siècle, c’est aussi cela.
20Une autre illustration : nous souhaitons consacrer une grande exposition à la thématique du cerveau, vers 2013, qui seraient présentés sous la forme d’une « expolabo ». Nous recherchons donc, dans les laboratoires de recherche qui travaillent en science cognitive et en neuroscience, quelles sont les expérimentations que l’on pourrait transférer dans une exposition ouverte au public, au sein de laquelle le visiteur serait un acteur de la recherche, un sujet-expérience. Un exemple concret : aujourd’hui, des chercheurs en sciences de l’éducation travaillent sur les mécanismes cognitifs de l’enfant dans l’apprentissage. À l’aide de divers outils d’investigation comme les IRM, des expérimentations sont conduites pour voir quelles zones cérébrales s’activent quand une personne réalise telle opération de calcul, etc. Il nous semble important d’accompagner le public sur la compréhension et l’appropriation de ces technologies, qui permettent de comprendre l’activité fonctionnelle cérébrale.
21Enfin, nous pensons compléter nos présentations par des approches artistiques en explorant, par exemple, des territoires de performances musicales, d’installations, de théâtre scientifique…
22Y. G. : Compte tenu du fait que vous développez de nombreux partenariats y compris avec des industriels, comment pouvez-vous garantir cette neutralité ?
23C. H. : C’est aux responsables de musées, dont je fais partie, d’assumer cette responsabilité. J’ai d’ailleurs souhaité la rédaction d’une charte déontologique des partenariats pour objectiver nos pratiques, car le fait qu’Universcience garde la maîtrise de sa stratégie éditoriale et sa liberté de parole sur des sujets dont il s’empare est une priorité absolue, et la mise en place d’une politique partenariale ou de mécénat ne doit nullement nous contraindre à transmettre au public la parole de l’entreprise. Un conseil scientifique, avec des personnalités qualifiées, extérieures à l’établissement, garantit la pertinence scientifique et la neutralité d’un projet qui nous apportent un éclairage très pertinent à cet égard.
24Y. G. : Revenons à la fonction de pôle national de référence, quelles sont en région les conséquences d’une telle structure ?
25C. H. : En plus d’accueillir le public sur nos deux sites, notre établissement intervient auprès de nombreux acteurs de la culture scientifique et technique en région (centres de sciences, muséums, associations d’éducation aux sciences, collectivités territoriales…).
26Il s’agit d’impulser une vision stratégique pour la culture scientifique, la rendre plus coordonnée, donc plus efficace et plus visible. Cela suppose de définir une nouvelle organisation, avec des instances de délibération et de mise en œuvre. Mais cela ne signifie pas d’imposer une stratégie nationale préalablement définie, à l’ensemble du territoire. Les grandes orientations de stratégie nationale doivent se compléter et s’alimenter avec des stratégies territoriales plus spécifiques.
27La première réalisation commune a été le lancement d’un agenda en ligne, À la Une des régions, sur notre portail web, permettant au public de trouver en quelques clics toutes les manifestations de culture scientifique et technique sur l’ensemble du territoire.
28Par ailleurs, les investissements d’avenir – qui viennent d’attribuer à la culture scientifique et technique des fonds à la suite de nos projets réalisés en partenariat avec de nombreux acteurs – devraient aider à bâtir une gouvernance collaborative. L’appel à projets lui-même a déjà fait changer quelque peu l’organisation de la culture scientifique en région. Certains acteurs qui n’avaient jamais répondu à un appel à projet l’ont fait ; d’autres ont appris à se regrouper pour proposer des projets communs.
29Y. G. : Suite à l’expérience acquise par la Cité des Sciences et de l’Industrie dans le cadre de l’organisation des débats sciences-société, souhaitez-vous engager Universcience en tant qu’opérateur de procédures participatives ?
30C. H. : C’est un des éléments de la lettre de mission, qui existait déjà pour la Cité des Sciences, et que les ministres ont renouvelé lors de la création d’Universcience. Cet établissement bénéficie aujourd’hui d’une légitimité renforcée en la matière, en tant que pôle national de référence d’une part, mais également parce que les tutelles ont souhaité qu’il serve le débat public, suscite la réflexion et organise l’expression des opinions sur les liens entre sciences et société.
31C’est pour moi une priorité, parce que je considère qu’une civilisation qui se veut démocratique a l’obligation, la responsabilité, de consulter la société civile sur les sujets qui touchent ses conditions d’existence.
32Cela peut prendre plusieurs formes, et la Cité des Sciences surtout, mais également parfois le Palais, a d’ores et déjà organisé différents types de débats. La Cité des Sciences a d’ailleurs animé, pendant trois ans, entre 2005 et 2008, un réseau européen incluant le Danish Board of Technology, le Rathenau Institute aux Pays-Bas et d’autres acteurs, pour réaliser un état des lieux des expériences participatives qui ont eu lieu en Europe au cours de la dernière décennie sur des questions à fort contenu scientifique et technique.
33Nous sommes donc engagés dans un processus inachevé, amorcé par petites touches, et que nous souhaitons poursuivre de plusieurs manières et l’expérimentation constante en la matière est indispensable… tout en gardant à l’esprit les objectifs que nous nous fixons : informer le public, favoriser l’expression des différentes parties prenantes et plus généralement éclairer la décision.
34Sur la forme, nous devons par exemple innover en organisant de nouvelles modalités d’échange entre la société civile, les mondes politique, économique et médiatique par rapport aux producteurs de savoirs (universitaires, organisme de recherche…). Dans une première phase de participation à la décision – decision making process –, ces acteurs doivent être à l’écoute les uns des autres, avant le temps de la prise de décisions – decision taking – qui est davantage du ressort des décideurs politiques. Pourquoi ? Parce que les formes actuelles de débat se rapprochent bien plus de la controverse que du véritable débat, une controverse qui oppose les pour, et les contre, sans que les participants ne soient inscrits dans un processus d’élaboration partagée de la décision.
35Nous devons également donner bien plus la parole à la jeune génération. Dès la mise en place de l’établissement, j’ai émis l’idée de créer un « think tank des jeunes », que j’aimerai faire avancer au cours de l’année 2012. Nous pourrions alors aborder des sujets qui les concernent plus particulièrement, comme les modes d’utilisation des outils numériques, ou encore les droits de propriété des œuvres et des idées diffusées sur Internet. Nous devons aussi mettre sur pied d’autres formes de dialogues délibératifs, avec des modes de participation plus adaptées à ce jeune public. Et ainsi permettre un peu plus à chacun de s’approprier les sciences, des sciences qui ne peuvent plus être isolées de la culture générale, surtout chez cette « génération Y » !