1À l’instar de monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, le monde entier a visité le Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren sans s’en rendre compte.
2Étonnant destin que celui de ce musée. Voulu par Léopold II, second roi des Belges (1835-1909), il fut initialement conçu comme un plaidoyer colonial. Souverain de l’État indépendant du Congo depuis la conférence de Berlin (1885), le roi avait été durement mis en cause par la presse anglo-saxonne pour la cruauté de son administration qu’on accusait d’amputer les mains des indigènes récalcitrants. Une commission d’enquête internationale fut même dépêchée sur place (1904-1905) qui conclut à l’urgence de réformes humanitaires. Pour contrer cette image négative, le roi prit toute une série de décisions, dont celle de construire un lieu destiné à célébrer l’œuvre civilisatrice de la Belgique. L’emplacement choisi, le village de Tervuren, à l’est de Bruxelles, s’imposait. La Couronne y possédait un manoir, occupé un temps par la sœur du roi, l’impératrice Charlotte du Mexique (1840-1927), profondément déséquilibrée depuis l’exécution de son époux en 1867, entouré de vastes domaines. Pour l’exposition internationale de 1897, on y avait déjà édifié un pavillon en bois d’ébène et même reconstitué un village africain peuplé par deux cents congolais que le froid et les virus européens avaient rapidement décimés. Tout est rasé. À la place, l’architecte Charles Girault édifie en trois ans un château « Belle Époque », tout en marbre, en colonnades et en verrières, mi-Schönbrunn, mi-Grand Palais. Une exceptionnelle collection d’art africain, masques, statuettes, sagaies et pirogues, ainsi que des cohortes d’animaux naturalisés y sont exposés comme dans un écrin. Des milliers de volumes sont mis à la disposition des chercheurs ainsi que les archives de Stanley (1841-1904), le fameux explorateur. L’ensemble est entouré d’un parc à la française et relié à la capitale par une majestueuse avenue boisée, destinée aux cavaliers. Léopold II inaugure son « petit Versailles » à l’été 1908, quelques mois avant de céder le Congo à la Belgique qui en fait une colonie.
3Le succès est immédiat. À l’exposition universelle de 1910, un million et demi de visiteurs se rendent à Tervuren pour visiter le « musée du Congo belge » comme on disait alors. Très moderne pour l’époque, l’établissement s’emploie à répondre aux goûts du public. Une ligne de tram est édifiée pour le relier au centre de Bruxelles. Son terminus, bâti en forme de case africaine, donne sur un impressionnant éléphant de marbre blanc. Au sein du musée, des statues de genre sont installées au gré des salles. Ici, un marchand d’esclave arabe examine la dentition d’une jeune Congolaise qu’il s’apprête à vendre ; la un anyoto, un redoutable homme-léopard, brandit son arme dotée de griffes. Des maquettes et des daguerréotypes mécaniques soulignent les bienfaits de la colonisation : hôpitaux de brousse, plantations modernes, installations minières. Très bien entretenu, assidûment fréquenté par les chercheurs, Tervuren demeure un musée colonial de référence jusque dans les années 1950. Le déclin commence avec l’exposition coloniale de 1958 qui se veut résolument tournée vers l’avenir. Le clou en est l’Atomium, ahurissante construction en forme d’atome de fer agrandi 165 milliards de fois, qu’on doit aux architectes André et Jean Polak. Le Congo belge, lui, représente le passé, d’autant que, quelques mois plus tard, la colonie obtient son indépendance (15 juin 1960). Les pavements de marbre, les banquettes en cuir et les lambris de bois exotiques du musée passent rapidement de mode. La division linguistique achève de déclassement. Tervuren étant situé en zone flamande, le musée colonial, rebaptisé Koninklijk museum voor midden Afrika (musée royal de l’Afrique centrale) est désormais boudé par les circuits touristiques internationaux et n’ouvre plus guère ses portes qu’aux riverains désœuvrés qu’attirent surtout le parc et ses étangs. De nos jours, malgré le goût du rétro et même si Guido Gryseels, son conservateur, proclame sur son site <www.afrikamuseum.be> que « le Musée royal de l’Afrique centrale est internationalement reconnu », Tervuren n’a pas retrouvé son lustre d’antan. Des aménagements malencontreux, un manque de crédits patent et une sorte de gêne tiers-mondiste latente ne lui ont pas encore permis de sortir de sa léthargie. Nombre d’eurocrates, en poste plusieurs années à Bruxelles, avouent par exemple ne jamais en avoir entendu parler.
4Et pourtant, une fois encore, tout le monde a arpenté le musée sans s’en rendre compte. Comment est-ce possible ? Tout simplement grâce à Tintin. Porté par le succès de ses aventures chez les Soviets, paru en 1929, Hergé, son créateur, décide d’expédier son héros au Congo pour y célébrer l’œuvre des missionnaires belges. Comme se rendre en Afrique n’aurait pas été dans ses moyens, le dessinateur se contente de prendre le tram 40 pour Tervuren. Des semaines durant, il y esquisse croquis et saynètes qui lui permettent de nourrir son nouvel opus, publié dans Le Petit vingtième de juin 1930 à juin 1931. Ses jeunes lecteurs ne s’en offusquent pas, bien au contraire. Il leur paraissait tellement évident que Tintin au Congo, c’était « Tintin à Tervuren », que l’album passe presque pour un jeu de pistes. Les masques et les totems qui ponctuent le récit, les pirogues qu’emprunte Tintin, le rhinocéros, ou les antilopes que notre héros massacre joyeusement comme s’il s’agissait d’un anti-manuel d’écologie : tout est à Tervuren. La preuve la plus frappante ? La scène où Tintin est attaqué par un homme-léopard : elle est directement inspirée par la statue de l’anyoto, une des plus marquantes du musée. Les épigones d’Hergé s’en inspirent d’ailleurs à leur tour, Jacques Martin notamment, l’auteur d’Alix, publie La Griffe noire en 1958. Cette griffe noire, c’est encore l’anyoto de Tervuren.
5Comme Tintin chez les Soviets, Tintin au Congo obtient un très grand succès. L’album tombe à pic. Se relevant difficilement de la grande dépression, l’Europe convalescente se console dans l’exaltation coloniale. L’exposition de Paris, qui bat son plein à l’été 1931, attire plus de 10 millions de visiteurs. Hergé est à l’unisson de son temps. « J’étais nourri des préjugés du milieu dans lequel je vivais », déclare-t-il à Numa Sadoul au cours de leurs Entretiens (1975). « C’était en 1930. Je ne connaissais de ce pays que ce que les gens en racontaient à l’époque : “Les nègres sont de grands enfants, heureusement que nous sommes là !”, etc. Et je les ai dessinés, ces Africains, d’après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste qui était celui de l’époque en Belgique. » Mais ses yeux se décillent rapidement. Dès 1946, il redessine intégralement l’album. La leçon d’histoire aux petits Congolais que donne en 1931 Tintin sur « Votre patrie, la Belgique » se transforme par exemple en leçon de mathématiques. Cette nouvelle version n’en est pas moins accusée régulièrement de paternalisme, voire de racisme. En juillet 2007, Bienvenu Mbutu Mondondo, un étudiant congolais, va même jusqu’à saisir les tribunaux pour en demander le retrait à la vente : l’affaire est toujours pendante. Symptomatiquement, le musée de Tervuren ne fait aucune référence à l’album, comme s’il n’avait rien à voir avec lui. Pourtant, alors que le musée a progressivement glissé en seconde voire en troisième division, le succès de Tintin au Congo, lui, ne se dément pas. Faut-il y voir la supériorité du média « bande dessinée », mieux adapté aux jeunes générations que les musées traditionnels ? Ou une subtile transmutation de Tervuren dont la richesse et l’inventivité scénographique, au-delà de sa tonalité colonialiste, aurait trouvé un biais subliminal pour se maintenir jusqu’à nous ?