CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le président Chirac, dont on connaît le goût pour les arts premiers, avait installé ceux-ci au Louvre, en attendant la construction d’un nouveau musée qui leur serait consacré. Le Musée du Quai Branly est inauguré en juin 2006, en parallèle avec la tenue du Deuxième sommet France-Océanie [1]. Le rapport de ce nouveau musée au Pacifique est donc établi d’entrée de jeu, d’autant plus que les arts océaniens y sont largement représentés, jusque dans les murs mêmes de l’édifice à travers la commande d’œuvres aborigènes d’Australie. Or, la conception de ce musée a été très contestée, notamment par les riverains du Pacifique, au sujet de savoir comment dépasser le caractère « colonial » des musées, avec leur typologie culturelle, au profit d’une approche plus « collaborative ». Stéphane Martin, président du Musée du Quai Branly, affirme que « tout conservateur européen, français, part de l’objet » ; il s’oppose farouchement à ce qu’il considère comme le contexte trop « didactique » des musées anglo-saxons [2]. La conception esthétique l’emporte sur la conception ethnographique, loin de la dynamique développée par les musées du Pacifique.

2La Pacific Islands Museum Association (PIMA), organisme plurilingue, multiculturel et à but non commercial, est créée en 1994 : il s’agit de la première association d’institutions consacrées au patrimoine, qui compte aujourd’hui quarante-deux membres (musées et institutions culturelles). Les responsables de ces institutions sont très sensibles aux changements culturels qui s’accélèrent sous l’impulsion de la mondialisation : l’écart qui se creuse entre les générations ; la disparition des langues vernaculaires ou celle des savoirs et modes de vie traditionnels ; la réduction de la biodiversité et de la diversité culturelle ; le manque de ressources humaines et matérielles, parfois même de soutien gouvernemental.

3Dans ces conditions, les musées ne se conçoivent pas comme des espaces morts consacrés aux étalages taxonomiques ; ils sont appelés à jouer un rôle vital de conservation des patrimoines, tant matériels qu’immatériels. D’où l’importance de restituer les objets à leur contexte culturel vivant.

4Les musées du Pacifique se donnent donc comme projet de faire vivre et de maintenir la culture, au sens large du terme, entendu comme l’ensemble des pratiques culturelles : construction de pirogues, chasse aux requins, jardinage, intervention dans le système éducatif, etc. Il ne s’agit pas de se focaliser sur la valeur esthétique des objets, mais sur la participation des populations locales – Community Participation[3].

5Voici donc quelques exemples des musées du Pacifique qui s’inscrivent dans cette problématique.

Te Papa – Wellington (1996)

6Le Musée national de la Nouvelle-Zélande se veut bi-culturel, selon le protocole du Traité de Waitangi (1840) qui régit les rapports entre Anglais et Maoris. Dans cette perspective, il est important que les objets exposés soient reliés aux membres de la communauté dont le musée est dépositaire de la culture [4].

7D’ailleurs, cette communauté dont Te Papa souhaite être le représentant en tant que « membre actif », Community Focus, ne se limite pas aux diverses populations de la Nouvelle-Zélande. La grande exposition de 2011 (août-nov.), Oceania : Early EncountersPremiers contacts en Océanie, se donne comme but de refléter la position d’Aotearoa – Nouvelle-Zélande comme plaque tournante pour la culture polynésienne de la région océanienne [5].

8Dans cet esprit d’intégration des membres de la communauté culturelle, Te Papa a récemment célébré un événement majeur à propos d’un sujet délicat dans les relations Europe-Océanie : le premier rapatriement, en mai 2011, des Toi Moko (têtes maories tatouées), en provenance du Muséum d’Histoire naturelle de Rouen. Dans une cérémonie émouvante, Te Papa a rendu hommage au Parlement français qui avait permis – certes après moult discussions et soubresauts politiques – cette « révolution dans les attitudes à l’égard du rapatriement des restes humains qui sont conservés dans des musées français », et Te Papa attend la suite [6]

Centre culturel du Vanuatu – Vanuatu Cultural Centre (1996)

9Le Centre culturel du Vanuatu se définit comme centre de documentation sur les formes d’expression et les traditions culturelles du pays. Rôle primordial dans un pays constitué de quatre-vingt-trois îles où l’on parle une centaine de langues, dont trois officielles, pour une population de 220 000 habitants. Dès sa création, le Centre culturel a développé un programme de formation d’hommes et de femmes, fieldworkers, volontaires pour documenter dans leur île respective « les connaissances traditionnelles locales, ce qu’on appelle en bislama kastom[7] », conformément à l’esprit de la première exposition montée par le nouveau Centre culturel en 1996, Spirit blong bubu i kam bak.

Centre culturel Tjibaou – Nouméa (1998)

10Le Centre culturel Tjibaou, « l’un des édifices les plus étonnants de la fin du xxe siècle » (Bensa, 2000, p. 10.), vise à déconstruire la dichotomie tradition-modernité. Jean-Marie Tjibaou, leader indépendantiste kanak assassiné en 1989, qui a donné son nom au Centre culturel, précise : « notre avenir est devant nous » (Tjibaou, 1996 ; Clifford, 2001). Ce musée dispose de la plus grande collection d’art contemporain du Pacifique. Pour ces concepteurs – l’architecte Renzo Piano, conseillé par l’ethnologue Alban Bensa –, il représente l’opportunité de promouvoir l’art de la politique sous une autre forme et correspondrait ainsi à la vision de Tjibaou.

11Le créateur du Centre Pompidou n’a jamais eu peur de provoquer le débat. Au-delà de la beauté esthétique indéniable de l’œuvre, le travail de Piano relève également d’un geste politique complexe. L’espace kanak s’organise traditionnellement de façon hiérarchique. La grande case du chef est un espace clos, qui exclut les femmes et ceux qui sont considérés comme étant d’un statut inférieur. Or, dans ce Centre culturel commandité par un État européen moderne, Renzo Piano introduit une ouverture non discriminatoire et démocratique où le chemin kanak, métaphore de l’enracinement indigène, rejoint le chemin du « destin commun » prôné par l’Accord de Nouméa pour les diverses populations de la Nouvelle-Calédonie. Un exemple du « nouveau musée qui se présente comme étant toujours déjà une institution politique, et cela de manière instrumentale » (Message, 2006, p. 30).

National Museum of Australia – Canberra (2001)

12Le National Museum of Australia, inauguré début 2001, tout juste cent ans après la création de l’Australie comme État-nation, est devenu rapidement un site très sensible, car la guerre des mémoires, dite la guerre des histoireshistory wars, éclate dans le même temps et suscite des débats très vifs sur la période coloniale en Australie (rapports aux Aborigènes) – d’autant plus que, au terme de sa charte, le musée est doté d’une mission pédagogique : « éduquer et exciter » (Brown, 2008).

13Malgré un succès plus grand que prévu (deux millions de visiteurs en deux ans), la vision de l’histoire exposée dans le musée ne plaît pas à tout le monde et notamment pas au gouvernement conservateur de l’époque qui l’accuse d’avoir oublié les « aspects positifs » de la colonisation et de ne pas être justement assez « national » dans son orientation. Cette vision des choses fait écho aux propos tenus en 1999 par le premier ministre australien de l’époque, John Howard, quand il propose un nouveau préambule de la Constitution proclamant que « les Australiens sont libres d’être fiers de leur pays et de leur patrimoine » (Brown, 2008).

14Le gouvernement annonce alors une enquête sur le fonctionnement du Musée national ; il trouve en effet que la muséographie n’est pas bien « équilibrée », ce qui débouche sur un grand débat national : comment enseigner l’histoire aux jeunes Australiens.

15Les débats sur le Musée national ne sont pas sans rapport avec ceux suscités par le Musée du Quai Branly concernant les différentes approches : « contextualisation/didactisme », « esthétique/anthropologie », « objet/sujet ». Se pose la question du rôle des musées dans des sociétés dites multiculturelles, où la présence indigène demeure une composante importante de la population, de même que dans la mémoire collective. Si les musées du Pacifique ne fournissent pas toutes les réponses à ces questions, ils n’en cessent pas moins de présenter des problématiques cruciales.

Notes

  • [1]
    Allocution de Jacques Chirac, président de la République, à l’occasion de l’inauguration du Musée du Quai Branly, le 20 juin 2006. En ligne sur <http://www.quaibranly.fr/en/actualites/news/files-of-current-events/m-jacques-chirac-president-de-la-republique-a-inaugure-le-musee-du-quai-branly/short-speech-of-mr-jacques-chirac.html>, consulté le 10/09/2011.
  • [2]
    Stéphane Martin, « Les cinq ans du Musée du Quai Branly : “un besoin de la société” », entretien avec Siegried Forster, RFI, 20 juin 2011. En ligne sur <http://www.rfi.fr/france/20110620-cinq-ans-musee-quai-branly-besoin-societe>, consulté le 05/09/2011.
  • [3]
    Présentation de la Pacific Islands Museum Association (PIMA), première association d’institutions consacrées au patrimoine. En ligne sur <http://www.pima-museum.com/m/articles/view/History-of-PIMA>, consulté le 09/09/2011.
  • [4]
    Voir le site Museum of New Zealand, Te Papa Tongarewa <www.tepapa.govt.nz>.
  • [5]
    Voir le site sur l’exposition Oceania : Early Encounters <www.tepapa.govt.nz/AboutUs/Media/Pages/Oceania>.
  • [6]
    Le 9 mai 2011, la tête maorie du Muséum d’Histoire naturelle de Rouen est remise à son peuple. Voir, en particulier, l’article de l’artiste Francis Moreeuw à ce sujet. En ligne sur <http://www.moreeuw.com/histoire-art/tete-maori.htm>, consulté le 09/09/2011.
  • [7]
    Le Centre culturel du Vanuatu. En ligne sur <http://pages.unibas.ch/museum/mkb/vanuatu/frz/centre.htm>, consulté le 09/09/2011.

Références bibliographiques

  • Bensa, A., Ethnologie et Architecture. Nouméa, Nouvelle-Calédonie, le Centre culturel Tjibaou, une réalisation de Renzo Piano, Paris, Adam Biro, 2000.
  • En ligneBrown, P., « New Caledonia. A Pacific Island or an Island in the Pacific ? The Eighth Pacific Arts Festival », International Journal of Francophone Studies, vol. 4, no 1, févr. 2002, p. 33-41.
  • En ligneBrown, P., « Alban Bensa’s Ethnologie et Architecture », The Contemporary Pacific, vol. 14, no 1, printemps 2002, p. 281-284.
  • En ligneBrown, P., « Mémoire et identité nationale. La “guerre des histoires” en Australie », Les Guerres de mémoires dans le monde. Hermès, no 52, 2008, p. 133-138.
  • En ligneClifford, J., « Quai Branly in Process », October Magazine, no 120, printemps 2007, p. 3-23.
  • En ligneClifford, J., « Le Projet et l’objet. Le Quai Branly en construction », Le Moment du Quai Branly. Le Débat, vol. 147, nov.-déc. 2007, p. 29-39.
  • En ligneClifford, J., « Indigenous Articulations », The Contemporary Pacific, vol. 13, no 2, printemps 2001, p. 467-490.
  • Jolly, M., « Becoming a “New” Museum ? Contesting Oceanic Visions at Musée du Quai Branly », The Contemporary Pacific, vol. 23, no 1, 2011, p. 108-139.
  • Message, K., New Museums and the Making of Culture, Oxford, Berg, 2006.
  • En ligneNaumann, P., « Making a Museum. “It is Making Theater, not Writing Theory.” An Interview with Stéphane Martin, président-directeur général, Musée du Quai Branly », Museum Anthropology, vol. 29, no 2, sept. 2006, p. 118-127.
  • Price, S., Paris Primitive. Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly, Chicago, University of Chicago Press, 2007.
  • En ligneThomas, D., « The Quai Branly Museum. Political Transition. Memory and Globalisation in Contemporary France », French Cultural Studies, vol. 19, no 2, juin. 2008, p. 141-157.
  • Tjibaou, J.-M., La Présence Kanak, Bensa, A. et Wittersheim, É. (éd.), Paris, Odile Jacob, 1996.
Peter Brown
Peter Brown enseigne à l’Australian National University (Canberra), où il a été directeur de la School of Language Studies entre 2008 et 2010. Après avoir travaillé sur le langage littéraire (Mallarmé et l’écriture en mode mineur, Lettres modernes Minard, 1998), il s’intéresse aux littératures en émergence et aux débats de société dans le Pacifique, notamment en Nouvelle-Calédonie (Living Heritage. Kanak Culture Today, Agence de développement de la culture kanak, 2000 ; The Kanak Apple Season. Selected short fiction of D’ew’e Gorod’e, Pandanus Books). Depuis 1994, il est le correspondant australien de L’Année francophone internationale et a été membre de l’équipe régionale de l’Observatoire du français dans le Pacifique pour l’Agence universitaire de la francophonie. En 2011, Peter Brown a été Visiting Fellow au Collegium Budapest Institute of Advanced Study.
Courriel : <peter.brown@anu.edu.au>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.061.0144
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