1Il y a plusieurs façons de « lire » la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration (CNHI) : architecturale, politique, culturelle. Contestée dans sa forme comme dans son fond, située dans un bâtiment avec un lourd passé historique, ouverte mais jamais inaugurée, la CNHI a été controversée dans son nom même : « musée » ou non [1] ? Comment en créer un sans collection ? Si la Cité installée dans le Palais de la Porte Dorée a été sujette aux questionnements concernant son but et son emplacement, qu’en est-il de son contenu ? Surtout, comment représenter l’objet lui-même, l’immigration, sans fard, sans enjolivement, sans caricature ni essentialisme, entre assimilation et misérabilisme ?
2Ces questions étaient abordées dès ses origines par la Mission de préfiguration (2003-2004) et le Comité d’histoire (qui lui a succédé) dont j’ai fait partie jusqu’à notre démission collective en mai 2007. Cette démission, qui n’était pas contre le musée, faisait suite à la création, par le président de la République, d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Co-Développement [2]. Convoqués chez le nouveau ministre, Brice Hortefeux, les démissionnaires ont pu expliquer leurs craintes qu’une politique d’exclusion en France soit justement le contraire de la mission d’une Cité de l’immigration. Nous avons plaidé pour l’indépendance des institutions culturelles par rapport à la politique et avons considéré globalement que l’existence d’un musée de l’histoire de l’immigration en France était un symbole fort de l’acceptation de l’étranger sur son sol. On peut certes être critique quant au résultat du musée, à la difficile lisibilité de son exposition permanente. Néanmoins, toutes les questions posées en amont, que je m’efforce de restituer ici, restent d’actualité pour toute tentative de représenter « l’autre ». Ma position n’a jamais été neutre. Prônant une acceptation de la diversité comme une richesse des nations, j’observe néanmoins qu’il n’y a pas de réponse simple à la question comment décrire cette diversité.
3Il faut revenir sur l’histoire, l’architecture, et la politique entourant la CNHI avant d’aborder cette énigme centrale, la représentation. Rappelons brièvement que le but du musée, depuis ses origines, est au fond double : rappeler la longue histoire de l’immigration en France et, ce faisant, dépassionner le débat contemporain. Mais, en quoi une institution de ce type, culturelle par essence, peut participer aux grands débats politiques de société ? Avec la connaissance historique comme moyen d’action.
4L’histoire de l’immigration en France, peu reconnue avant les années 1980 (rappelons l’importance des ouvrages de Gérard Noiriel et d’Yves Lequin en 1988), existe pourtant depuis deux siècles (sans oublier des afflux qui remontent à la période de la Gaule). Tailleurs belges, bottiers allemands, domestiques luxembourgeoises ont apporté leurs concours à la France au xixe siècle, mineurs italiens et polonais ont été recrutés, dès avant la première Guerre mondiale et jusqu’à la Crise. Travaillant dans les champs comme dans les usines, recrutés en temps de paix comme en temps de guerre, les immigrés ont œuvré à la construction de la France contemporaine, même s’ils ont été longtemps perçus comme une « invasion nécessaire » afin de palier le « vide » du tassement démographique (Green, 2002). Dans la grande période d’industrialisation après la Seconde Guerre mondiale, on voit l’arrivée massive des immigrés venant de la péninsule ibérique et ceux recrutés en Afrique du Nord. Tous ont contribué fortement aux Trente Glorieuses. Depuis, les flux se sont diversifiés encore, depuis la Turquie à la Chine. Deux cents nationalités différentes sont représentées en France aujourd’hui. [3]
Comment les représenter et d’abord pourquoi ?
5Le projet de la CNHI est, depuis son origine, imbriqué dans la politique française. Imaginée d’abord par les historiens, une ébauche a été entamée par Lionel Jospin en tant que Premier ministre. Ensuite, voulue par Jacques Chirac en fin de mandat, et confiée aux bons soins de Jacques Toubon, la Cité a été achevée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui n’est pourtant jamais venu l’inaugurer. Une première controverse a concerné le choix du bâtiment. Où installer un tel musée d’immigration ? Les premières discussions tournaient autour d’un lieu d’arrivée à la Ellis Island (près du port de Marseille, par exemple) ou d’un endroit emblématique de l’espace occupé par les immigrés en région parisienne (à Saint-Denis ou à l’emplacement des anciennes usines Renault à Boulogne-Billancourt…). Le choix géographique, sans surprise, a été tout d’abord tranché en faveur de Paris intra-muros. Ensuite, on examinait les bâtiments « disponibles ». Le Palais de la Porte Dorée semblait un bon choix à plusieurs titres : un monument historique impressionnant, sans parler de l’Aquarium au sous-sol qui attire des milliers de visiteurs par an.
6Or, le Palais de la Porte Dorée n’est pas un lieu neutre. Construit par Albert Laprade comme hall d’entrée pour l’Exposition coloniale de 1931, après les six mois et 8 millions de visiteurs de l’exposition, le bâtiment est transformé en un Musée des Colonies de 1932 à 1960. La décolonisation aurait ensuite provoqué son démantèlement, si André Malraux ne l’avait pas transformé en Musée des Arts africains et océaniens (Murphy, 2007). Quand les collections de celui-ci sont transférées par Jacques Chirac au nouveau Musée du Quai Branly – autre musée des « autres » – le Palais de la Porte Dorée est devenu « disponible ».
7Néanmoins, ses bas reliefs et ses fresques, témoin de l’arrogance de la « mission civilisatrice » de la France au faîte de son empire, posent problème. Au bas mot, ces éléments figuratifs du moment colonial doivent être déconstruits et contextualisés afin d’expliquer leurs images stéréotypées de l’Autre colonial. En outre, l’objet du musée est de parler certes de l’immigration coloniale et post-coloniale mais aussi de toutes les autres immigrations vers la France, liées au passé colonial ou non. Finalement, le pari de Jacques Toubon et du Comité d’histoire était de renverser la symbolique du bâtiment. Que des images de la colonisation, inscrites dans la pierre et dans la peinture ainsi que dans les deux bureaux d’administrateurs coloniaux soigneusement reconstruits, puissent être réutilisées pour aborder l’histoire de l’immigration dans son ensemble implique, comme l’a dit l’architecte Patrick Bouchain, qui a réaménagé le palais, un « renversement architectural » ; changer un « palais des colonies » en « palais de l’immigration » serait une façon de « régler un compte à l’histoire » [4]. Les historiens pensaient cela possible. Avions-nous eu tort ?
Musée pour l’histoire, musée pour le présent
8Les questions d’un comité d’historiens ne pouvaient pas ne pas être interpellées par l’actualité. Les inscriptions colonialistes du bâtiment n’ont pas empêché – au contraire – les travailleurs sans papiers d’occuper les lieux à partir d’octobre 2010, dernier épisode en date où le symbolique et le politique se sont mêlés au sein des murs du Palais. L’investissement des lieux pendant quatre mois a revivifié la question d’un musée pour qui, pour quoi représenter. L’un des occupants l’a bien dit au cours d’une table ronde le 23 octobre 2010 qui a réuni historiens, occupants, et membres des onze associations de soutien (notamment la CGT). Ayant bénéficié des visites guidées des expositions permanentes et temporaires grâce aux complicités des personnels du musée, les occupants avaient leur avis sur le bâtiment et ses expos. À ce moment-là, il se trouve que l’exposition temporaire concernait le sport : Allez la France ! : Football et immigration (accompagnée de baby-foot installés dans l’espace central du bâtiment à la joie des occupants). Or, se demandait un Malien, pourquoi toujours cantonner les immigrés dans les domaines comme le sport ? « On bosse ici ! On vit ici ! On reste ici ! » – le slogan du mouvement des travailleurs sans papiers le disait bien. C’est le travail plus que le sport qui remplit leurs heures d’activité. La question du Malien allait droit au cœur des préoccupations des chercheurs – que montrer aux murs du musée ?
9Certes, travail et sport sont tous les deux présents dans l’exposition permanente. Tout au long de la phase de préfiguration, la question restait : comment construire une collection pour mieux représenter la variété des immigrés et leurs activités ? Sous la pression politique (espérant l’inaugurer avant la fin du mandat de Chirac – tentative échouée), l’exposition permanente a été montée dans le temps record de trois ans, sans avoir une collection à l’origine. Entre le 8 juillet 2004, date à laquelle le projet était officiellement lancé, et le 10 octobre 2007, date de son ouverture, il fallait tout inventer et procurer ex nihilo. Alors la discussion fut vive, et les chercheurs pas toujours d’accord entre eux.
La définition même de « l’immigration » était débattue
10Quand commence-t-elle ? Dès les Burgondes et les Wisigoths, ou à travers artisans, clercs, étudiants, voire la noblesse mobile sillonnant l’Europe depuis le Moyen Âge ? Bien que je plaidais avec d’autres pour une vision temporellement élargie de la notion des migrations, l’on a préféré une définition commençant avec la Révolution française et la consécration de la nation moderne qui aurait « créé » l’étranger. Or, la question ne se termine pas avec le choix de 1789 comme début d’une définition. Qui alors est un immigré ? Le Breton à Paris au xixe siècle, l’Algérien dans l’Hexagone en 1950, citoyen français, ou l’Antillais à Paris de nos jours ? L’immigration, est-elle essentiellement un acte politico-juridique, la traversée de frontières politiques avec les « papiers » distinguant le citoyen du non-citoyen ? Ou est-ce que l’on ne peut pas mettre l’accent sur l’expérience, l’action de l’individu plutôt que celle de l’État, faisant sauter la Révolution comme borne chronologique [5] ? L’idée de démarrer l’exposition permanente par un prologue rappelant les mobilités d’avant 1789 a finalement disparu de la réalisation finale, bien qu’elle reste visible dans l’excellent film sur le site web du musée [6]. Quant au choix entre étrangers-par-les-papiers et immigrés-par-l’expérience, historiens, conservateurs, scénographes, et les intéressés eux-mêmes ne sont pas tous d’accord. Il y a des Antillais qui refusent la catégorie immigrée, d’autres qui se sentent exclus du projet du musée [7]. Et les appréciations peuvent changer à travers le temps.
Comment reconnaître un immigré ?
11Phénotype, costume, langue, accent ? Les marionnettes du xixe siècle et les caricatures du xxe siècle sont là pour rappeler comment les stéréotypes – qui ont la vie longue, quitte à s’en moquer (façon Plantu, également présent au musée) – ont souvent fait figure de représentations de l’Autre, pour le meilleur comme pour le pire. Mais les immigrés se représentent eux-mêmes, avec fierté et avec force photos devant leurs boutiques, ornés des mots et des lettres étrangers.
12Évoquer l’histoire de l’immigration en France dans 1 100 m2 était une gageure. Trois principes organisateurs pour l’exposition permanente semblaient s’offrir : par groupes, par vagues chronologiques, par thèmes. Une présentation par groupes, initialement contemplée, a été vite écartée en faveur d’une approche thématique. Montrer l’expérience des migrations à travers des grandes parties thématiques – l’arrivée, l’installation, le partage entre l’ici et le là-bas – ; une scansion par trois moments était séduisante. Or, ce choix par la thématique – même s’il avait été pleinement réussi – est évidemment lourd de conséquences. Outre le fait qu’il peut décevoir des visiteurs qui ne s’y retrouvent pas, il risque de brouiller les parcours spécifiques. On n’a certainement pas besoin de blâmer le post-structuralisme, comme certains le suggèrent, d’être responsable d’une paralysie théorique face à la définition de toute catégorie sociale minoritaire. La vieille peur du communautarisme en France a la vie longue, le modèle républicain préférant traiter avec l’individu plutôt qu’avec des corps intermédiaires. En tout état de cause, thématiser est le travail même des sciences sociales et, dans le cas présent, cela voulait illustrer l’immigration à travers les problèmes communs au processus lui-même. Chacun à sa manière, les immigrés sont souvent tous confrontés aux problèmes sinon identiques, au moins similaires. Au-delà de la politique ou de la polémique, le choix d’un parcours thématique pour l’exposition permanente implique certes un rapprochement de similarités dans l’expérience migratoire. Choix épistémologique jamais résolu : une approche thématique risque d’aplatir des différences entre groupes ; une approche par groupes risque d’en exagérer. Rétrospectivement, un savant croisement des deux aurait été une meilleure solution.
13Enfin, une visualisation chronologique de l’immigration en France était également écartée, au grand dam de la plupart des historiens. Une time-line de l’arrivée des vagues migratoires d’immigrés en France semblait aller de soi, mais elle a été écartée par le scénographe, qui semble avoir considéré les historiens comme des chronophiles butés. Tension apparemment classique entre chercheurs et scénographes, une lutte entre les mots et les images. Les historiens voulaient multiplier cartels et commentaires. Le scénographe a horreur de trop de textes. Une bataille que les historiens ont perdue.
14Construire une collection, acheter tableaux, photographies, objets d’ordre historique ou artistique, faits par les immigrés ou les représentant est un équilibre difficile. On pourrait dire qu’il y a trois façons de visiter l’exposition Repères, verticale, horizontale, orale : l’art contemporain orne les murs, les tables thématiques montrent documents et explications historiques, tandis qu’audio-guides permettent récits et explications. Arrivée à l’étage de l’exposition, il faut tout d’abord soulever la tête pour regarder les cartes qui décrivent les flux migratoires dans toutes leurs flèches. Ensuite, la représentation de l’immigration passe par les trois grandes phases/thèmes. La première, « Émigrer », montre le mouvement des départs à travers valises (symboles inévitables de tous les musées de migration du monde) et images de bateaux, mais aussi grâce à un bas relief de Daumier ou des photos de Robert Capa captant les réfugiés espagnols. Le deuxième thème, « Ici et Là-bas », veut montrer l’installation (des immigrés) à travers une installation (artistique) : images des lieux de travail et des lieux de vie entourent les lits superposés de Climbing Down de Barthélémy Toguo. Enfin, une dernière section, « Diversité », est censée représenter les apports culturels des immigrés en France. Dans l’ensemble du parcours, les choix d’images et d’objets sont forcément hétéroclites, entre la machine à coudre et le ballon de foot ou l’installation controversée de Kader Attia, La Machine à rêve, montrant une femme à foulard devant un distributeur automatique qui propose, entre autres, du rouge à lèvres, du Prozac ou des préservatifs, tous halals…
15Un dernier danger guette l’image de l’immigration, celui de l’esthétisation ou la patrimonialisation. La mise en musée signifie-t-elle qu’un objet est mort ou participe-t-il à la mort de l’objet ? Tandis que, manifestement, les immigrés font partie du présent autant du passé de la France, le mot « musée » lui-même a été contesté dans les discussions de préfiguration. Françoise Cachin, ancienne directrice des Musées de France, refusait l’usage du mot puisque le musée n’avait pas de collection – laissant les historiens perplexes. D’une part, les musées ne sont plus seulement les collections de beaux-arts ; les musées de société le montrent depuis longtemps. D’autre part, le mot musée pouvait renforcer le but même de la CNHI – anoblir le contenu en aidant à changer le sens même du mot immigration en France, comme l’a souvent affirmé Jacques Toubon, ardent défenseur de l’institution. Ou, comme le dit Marianne Amar, responsable du département de la Recherche à la CNHI, le double but de l’institution est « connaissance et reconnaissance ».
16Les tensions de la représentation sont toujours multiples, entre histoire et art, entre texte et image, ce qui est loin d’être spécifique à la CNHI. Celle-ci, est-elle réussie esthétiquement ? Pédagogiquement ? Le public le plus assidu est composé de scolaires. Tant mieux. On peut critiquer les choix esthétiques, un manque de lisibilité ou d’articulation entre tableaux artistiques et tables d’histoire, et surtout une réflexion inaboutie sur la diversité qu’est la France. Les caricatures – quelle bonne idée afin de représenter les représentations du passé – manquent d’exemples, de souffle, et de contextualisation. Or, la CNHI existe, c’est déjà ça. Elle représente en elle-même un moment important dans une nouvelle histoire de la France qui est en train de s’afficher.
Notes
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[1]
Pour une critique intéressante assortie d’un projet alternatif, voir l’article de Marie-Sylvie Poli, infra.
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[2]
Pour le texte de démission, voir « Un amalgame inacceptable ! », Le Monde, 22 mai 2007. Le ministère est, depuis novembre 2010, renommé ministère de l’Immigration, l’Intégration, l’Asile et du Développement solidaire.
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[3]
Insee, Tableau « Immigrés actifs… selon le sexe, l’âge et le pays de naissance détaillé », Population immigrée, population étrangère en 2006, m. à j. 16 nov. 2010. En ligne sur <http://www.insee.fr/fr/themes/detail.asp?reg_id=99&ref_id=pop-immigree-pop->, consulté le 15/02/2011. Pour des survols utiles de l’histoire de l’immigration en France, voir Temime, 1999 ; Blanc-Chaléard, 2001.
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[4]
CNHI, « Le réaménagement architectural du Palais de la Porte Dorée », 2010. En ligne sur <http://www.histoire-immigration.fr/le-palais-de-la-porte-doree/le-reamenagement-du-palais>, consulté le 15/02/2011 ; Patrick Bouchain, « Suivez leurs regards », Inauguration du chantier, 2 oct. 2006. En ligne sur <http://www.histoire-immigration.fr>, consulté le 15/10/2006. Une autre vive critique venait de ceux qui auraient voulu utiliser le bâtiment pour un musée de la colonisation (Bancel et Blanchard, 2007).
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[5]
« La vie est plus complexe que les définitions juridiques » : Jacques Toubon lors du colloque Histoire et immigration : la question coloniale, Paris, Bibliothèque nationale de France, 29 sept. 2006.
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[6]
Voir le prologue dans Le film : deux siècles d’histoire de l’immigration en France. En ligne sur <http://www.histoire-immigration.fr/histoire-de-l-immigration/le-film>, consulté le 05/09/2011.
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[7]
« Les Caraïbes et les métropoles ». Voir Partie 4, Green et Poinsot, 2008.