1En 1985, Henri-Pierre Jeudy évoquait l’entrée des sociétés industrielles dans un temps muséal et la rapidité étonnante de la transmutation d’une situation catastrophique en un mouvement de conservation. L’auteur soulignait notamment la vocation thérapeutique d’une muséographie socio-industrielle qui « [...] viendrait idéalement cicatriser les béances provoquées par la mutation » (Jeudy, 1986, p. 33). Mais quand bien même les bassins miniers du Nord – Pas-de-Calais ont échappé à la destruction massive de leurs sites les plus remarquables, il importe de ne pas considérer seulement la patrimonialisation comme suture, étant entendu qu’elle ne se limite pas à la conservation des éléments insignes et monumentaux d’une époque révolue.
2En la matière, il apparaît que la patrimonialisation minière en région Nord – Pas-de-Calais ouvre, non sans difficulté, des perspectives intéressantes de dépassement culturel de la crise et de ses stigmates (de la Broise, Gellereau et Melin, 2006). Outre l’important chantier muséographique engagé depuis les années 1970, le patrimoine immobilier ou naturel en appelle aujourd’hui à des formes multiples d’expression artistique : théâtre, danse, arts plastiques, littérature. Par bien des aspects, cet élan créatif partage le projet altruiste des bénévoles anonymes engagés dans la conservation du patrimoine minier. Mieux, la création puise son inspiration dans la mémoire collective, jusqu’à participer elle-même à la collecte de mémoire pour mieux la mettre en scène.
Une autre « bataille du charbon »
3Dans le bassin minier du Nord – Pas-de-Calais, unifié à la Libération par la nationalisation des quelque dix-huit compagnies régionales qui préexistaient aux Charbonnages de France, la démarche de sauvegarde de sites ou de matériels a débuté dès les années 1960. Déjà, la « bataille du charbon » semble perdue. Mais c’est surtout dans les années 1970, quand ferment les premières fosses, que se multiplient les collectes de matériels. L’initiative en revient d’abord aux professionnels : d’un côté, le patronat qui avait engagé un travail archivistique dès la création des Houillères du bassin minier Nord – Pas-de-Calais (HBNPC) et songe à un projet muséographique ; de l’autre, des mineurs et des porions [1] qui, eux aussi, s’inquiètent de leur patrimoine. Des érudits locaux souhaitent narrer l’histoire locale et œuvrent pour la création du premier musée de la mine à Escaudin (59), sorte de cabinet de curiosités où les peintures et sculptures de mineurs-artistes côtoient des éléments remarquables du travail.
4Les musées de la mine sont enfants de la crise. Et à mesure que l’on s’y enfonce, se multiplient les créations muséographiques. Cinq musées de la mine voient le jour au cours de la décennie 1980. C’est que le sort du charbon est scellé. Et, à ce moment de l’histoire, les mouvements de patrimonialisation privilégient la technique et le travail : on conserve le plus de matériels possible, parfois dans l’anarchie, voire la confrontation. Le projet d’origine patronale – qui donne naissance en 1984 au Centre historique minier de Lewarde – se concrétise en même temps que plusieurs musées municipaux et associatifs, respectivement à Harnes (62), Nœux-les-Mines (62) et Bruay-la-Buissière (62), dans une certaine concurrence pour l’imposition d’une mémoire de l’activité.
5C’est alors que, dans les années 1990, une nouvelle veine muséographique est exploitée. Trois sites complets, tout juste fermés, sont à leur tour protégés et font l’objet de plusieurs grands projets : les fosses 11/19 à Loos-en-Gohelle [2] (62), 9-9bis de Oignies (62) et la fameuse fosse Arenberg à Wallers (59). Trois musées sont encore créés : le Musée du Vieux 2 à Marles-les-Mines (62), la Maison de la Forêt à Raismes (59) et la Maison du Terril à Rieulay (62). Mais ces ultimes projets, au défi d’une saturation muséographique, explorent une autre voie d’interprétation : l’environnement. La préoccupation n’est plus tant de raconter que d’écrire une autre histoire, de donner un rôle aux éléments qui subsistent. Les traces de l’exploitation minière deviennent ainsi des outils d’aménagement du territoire et de développement local. Rieulay s’expose comme la commune exemplaire d’une politique novatrice de développement durable dans un contexte de respect du patrimoine. Raismes est un modèle de requalification de friches et de restauration d’un environnement de qualité, Marles crée du beau et de l’art à partir du travail, tandis qu’à Loos-en-Gohelle on « fabrique » du spectacle sur l’ancien carreau devenu scène nationale, non loin de la « chaîne des terrils » qui s’offre à la lecture du paysage minier.
6Depuis les années 2000, la mobilisation ne faiblit pas, mais se concentre particulièrement sur l’intégration des lieux de mémoire dans les préoccupations sociales et culturelles actuelles, à l’image du site de Wallers Arenberg qui, prochainement, accueillera un pôle « image », lequel n’est pas sans lien avec le décor du Germinal de Claude Berri (1989). Quant au Centre historique minier de Lewarde, vaisseau-amiral d’une véritable armada muséographique, il croise souvent hors des eaux territoriales et démontre sa capacité à diversifier les points de vue muséologiques, y compris ethnographiques et artistiques, par-delà les frontières culturelles et géographiques [3]. Telle est la richesse et la diversité d’une œuvre patrimoniale qui, soutenue par les élus locaux et régionaux, aspire depuis 2002 à devenir un patrimoine mondial de l’Unesco en qualité de « paysage culturel évolutif » [4].
Les mondes d’une patrimonialisation en bassin minier
7Conçue sous la forme d’un débat public, la consultation des acteurs impliqués dans la valorisation du patrimoine minier (de la Broise et Gellereau, 2003) a largement contribué à l’identification de mondes sociaux et de territoires autrement plus riches et nombreux qu’il n’y paraît, et nous permet d’approfondir notre réflexion sur la mine et ses musées. La typologie que nous empruntons à Boltanski et Thévenot (1991) est ici déployée comme grille de lecture et d’analyse, non pas tant de groupes sociaux auxquels les mondes du patrimoine minier ne se réduisent pas, mais des valeurs repérables dans les discours produits en matière de patrimonialisation et de muséographie. Ces mondes sont autant de cadres sociaux de la mémoire (Halbwachs, [1935] 1994 ; Namer, 1987) dont la reconnaissance peut utilement contribuer à la recherche d’un « principe supérieur commun », en vertu duquel les acteurs du patrimoine sont appelés à coopérer.
Le monde domestique
8Des six mondes idéal-typiques (ou cités) retenus par la théorie des conventions, le monde domestique est probablement l’un des plus actifs dans la muséologie minière. Avec des valeurs dominantes – celles de la famille et de l’hommage rendu aux ancêtres –, d’autres figures de référence confèrent au patrimoine minier une dimension commémorative, propre au monde domestique. Le mineur, chef de famille, modèle de courage et de dévouement, est bien évidemment le personnage central de l’histoire minière. Celui-ci incarne tout à la fois une hiérarchie professionnelle, familiale et sociale. Ce monde domestique est étroitement lié à la culture des Houillères, lesquelles sont caractérisées par une formalisation extrême des liens hiérarchiques et la subordination du monde domestique au monde industriel. L’entreprise, mère nourricière, offrant un toit, une protection sociale, une instruction, des loisirs… est encore influente dans la patrimonialisation minière, ne serait-ce que par le droit de propriété foncière qu’elle n’a cédé qu’en 2002.
Le monde industriel
9Paradoxalement, les Houillères du Nord – Pas-de-Calais sont peu présentes dans les discours et récits d’interprétation sur la mine. Or les archives (écrites et audiovisuelles) des Charbonnages pourraient aisément restituer l’omniprésence de l’entreprise dans le moindre espace de la vie sociale. Au lieu de cela, les Houillères échappent à la mémoire collective, comme elles ont abandonné leur territoire d’exploitation. Laissé en friche au bon vouloir des bénévoles, le patrimoine minier fut d’abord l’expression d’un abandon économique. Déni de l’entreprise ou affirmation d’une culture de la mine, l’enseigne industrielle s’efface derrière le métier, la pénibilité et la technicité de son exercice.
10Comprenons que le « monde industriel » du patrimoine ne doit pas ici être confondu avec son industrie minière de référence. De celle-ci, subsistent les stigmates d’une production où prédominent les notions d’ordre, de technique et de rendement. De sorte que la patrimonialisation minière reste, dans une large mesure, dictée par la dimension corporatiste et technologique de la mine.
Le monde civique
11La patrimonialisation, en ce qu’elle permet l’expression du collectif, s’appuie volontiers sur le « monde civique ». Ce monde est, d’une part, invoqué pour dire la culture de la mine, laquelle est associée aux valeurs de solidarité et de bien public. Ce monde est aussi celui dont se reconnaissent les bénévoles, anciens mineurs et/ou militants, pour lesquels le patrimoine devient un moyen d’expression au service de la collectivité. Il faut y voir également toute la légitimité dont se prévalent – à juste titre – les anciens mineurs devenus les principaux interprètes de leur patrimoine.
12Le dispositif même des ateliers que nous avions à animer témoigne, dans son déroulement, de cette quête du débat public, d’expression et d’écoute de la part des acteurs culturels, économiques et sociaux. Pour autant, le monde civique est aussi un monde contraignant : les arcanes juridico-économiques de la patrimonialisation sont bien souvent ressentis comme des obstacles à la mobilisation et à l’expression de tous.
Le monde marchand
13Il serait tentant de réduire le « monde marchand » aux acteurs et dispositifs de mise en tourisme d’un patrimoine. Ceux-là participent indéniablement à un marketing culturel et territorial. Pour autant, le monde marchand rapporté au patrimoine minier désigne surtout un espace de concurrence entre sites, notamment lorsque ceux-ci proposent une mise en scène souvent récurrente, et pour tout dire assez convenue, d’un patrimoine réduit aux galeries nécessairement factices d’une mine image [5].
14Mais capter un public ne constitue pas une priorité pour les petits musées du bassin minier qui n’utilisent guère l’argument de leur fréquentation pour faire valoir la qualité de leur projet. Pourtant, la concurrence (même inter-associative) existe entre des acteurs qui réclament les moyens (financiers, matériels et humains) de leurs ambitions. L’appel à l’unité des pouvoirs publics laisse entrevoir, à terme, la disparition probable des projets les moins « adaptés » à l’impératif d’une mise en réseau des sites constitutive d’une offre touristique, éducative et culturelle intégrée.
Le monde de l’opinion
15« À l’inverse du monde domestique, mais proche en cela du monde marchand, le monde de l’opinion accorde peu de prix à la mémoire » (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 222). Ce monde de l’opinion, versatile par essence, est aussi celui de l’image. La promotion, par voie de presse ou par le marketing culturel, aborde le public comme cible qu’elle voudrait réceptive. Or, la visibilité et la reconnaissance d’un patrimoine minier sont, à ce jour, réduites à quelques sites fameux (Lewarde, Oignies, Arenberg) dont les fondements archéologiques servent de base à des projets plus ambitieux, associant la légitimité scientifique et l’ingénierie touristique. L’action du politique est pour une large part déterminée par ce monde de l’opinion. Sensibles à l’image d’une région dont ils promeuvent la renaissance et la modernité, les pouvoirs publics peinent cependant à arbitrer le débat dans la profusion de musées et autres centres d’interprétation. La dynamique de projet constitue une marque de reconnaissance à l’adresse des acteurs culturels, mais elle reste éminemment symbolique et ne constitue pas formellement un engagement du politique.
Le monde de l’inspiration
16La création puise son inspiration dans la mémoire collective et la mémoire sociale, jusqu’à participer elle-même à la collecte de mémoire pour mieux la mettre en scène (de la Broise et Gellereau, 2005). Pourtant, et c’est là une contribution majeure de l’art à la patrimonialisation, le « monde de l’inspiration » est un monde critique, irrévérencieux à l’égard de l’histoire officielle. De sorte que l’artiste explore d’autres voies et d’autres aspects de la mémoire : l’immigration, la crise économique, la famille, le travail des femmes… Ce patrimoine n’est pas objet de collection. Interrogeant le passé, il questionne surtout le temps présent :
Aussi arrive-t-il que l’artiste, médium autoproclamé de la conscience, se sente investi de cette survie de la mémoire collective beaucoup mieux que le scientifique qui, chargé des tables de la Loi, n’en est pas moins souvent un acteur inavoué des joutes partisanes.
Un paysage culturel évolutif ?
18Les « mondes » de la patrimonialisation en bassin minier ne sont évidemment pas strictement antagonistes, même si les logiques et valeurs qui les traversent sont idéalement distinctes. La situation de débat public, créée à l’initiative du politique, avait précisément pour objectif de faire émerger les éléments d’un compromis entre des acteurs engagés dans leurs mondes d’appartenance ou de référence respectifs. La « rencontre » de ces mondes, constitutive de la « cité du projet », nécessitait l’acceptation de deux préalables : la familiarité entre protagonistes et l’équivalence de leurs arguments. Sur cette base, les participants ont accepté de composer autour d’un principe supérieur commun : mettre en réseau les sites et acteurs du patrimoine minier en Nord – Pas-de-Calais.
19Et chacun d’apporter sa propre justification. Les petits musées, maintenus par d’anciens mineurs parfois secondés pas de trop rares employés municipaux, ont fait valoir l’insuffisance de leurs moyens techniques et humains. Les pouvoirs publics et les professionnels du tourisme ont appelé à la construction concertée d’une offre régionale lisible et cohérente. Les grands sites encouragèrent la mise en réseau en ce qu’elle les confortait dans leur leadership et leur professionnalisme. Le monde de l’opinion et celui de l’inspiration y virent davantage l’occasion de créer l’événement et, par là même, de quitter les sentiers battus pour laisser place à la création. Toutes ces justifications, que l’on pourrait multiplier à l’envi, contribuèrent par ailleurs à légitimer l’ambition d’une politique culturelle adossée au social et au tourisme, la problématique d’aménagement et de développement territorial trouvant dans le projet de classement une justification politique supplémentaire.
20Pourtant, tout n’est pas idyllique en ce territoire où la fragmentation muséographique et la redondance du propos ne servent pas toujours au mieux l’interprétation du patrimoine minier et les lectures que pourraient en faire les publics. À ces derniers, on a longtemps cherché à apporter, sinon ce qu’ils attendaient, du moins ce que l’œuvre littéraire et cinématographique – elle-même relayée par les médias de masse – avait fini par imposer comme récit. L’imagerie populaire, comme ressort de l’interprétation, n’est certes pas préjudiciable en soi, d’autant qu’elle contribue à une certaine lisibilité du patrimoine. Mais cette mémoire-là est doublement sélective. Elle l’est par son contenu, reproduit à l’excès au point d’être presque indifférent au lieu de sa mise en scène (de la Broise et Gellereau, 2008). Elle l’est aussi par le public qui y accède : un public captif, essentiellement composé de scolaires, auquel s’ajoute une fréquentation touristique relativement saisonnière.
21Fort heureusement, l’interprétation du patrimoine minier en Nord – Pas-de-Calais s’est considérablement enrichie ces dernières années. Des parcours ont été réorganisés pour que des visiteurs, des promeneurs ou des spectateurs ne les lisent pas uniquement comme « vestiges du jour » ou « simulacres du fond », mais comme signes d’une culture vivace. L’art contemporain ne s’y est pas trompé qui, pour les besoins d’une scène nationale, Culture Commune, a transformé l’ancienne « salle des pendus » [6] du site minier 11/19 à Loos-en-Gohelle en fabrique de spectacles (de la Broise, 2002). La muséologie minière, la création (audiovisuelle, mais aussi théâtrale, chorégraphique, photographique, etc.) ouvrent aujourd’hui sur d’autres « mondes de la mine » où se font entendre d’autres « voix », jusqu’à proposer de nouveaux cadres temporels. Dès lors, la collecte de mémoire et l’approche interprétative du patrimoine minier permettent d’aborder des thèmes aussi épars et complémentaires que la langue, l’immigration, le sport et les loisirs, les rites et coutumes, la famille, l’habitat… Cette ouverture interprétative, dans et hors les murs, constitue bel et bien les signes d’une renaissance. Elle manifeste la conscience tardive d’un effacement des mémoires individuelles et collectives dont même les écomusées ne proposent souvent plus qu’un reliquat, voire un substitut, c’est-à-dire une « mémoire sociale ». Juste retour au projet de Georges Henri Rivière et Hugues de Varine qui, faut-il le rappeler, était celui d’un anti-musée : « la communauté tout entière constitue un musée vivant dont le public se trouve en permanence à l’intérieur. Le musée n’a pas de visiteurs, il a des habitants » (Varine, 1991, p. 37).
Notes
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[1]
Dans les mines, un porion désigne un contremaître.
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[2]
Ces deux chiffres 11 et 19 font référence aux numéros des anciens puits de mine, 11 pour le chevalement métallique des années 1920 et 19 pour la tour de concentration en béton de 1960. Lors de la découverte du charbon, ont été créées des concessions d’exploitation appelées Compagnies ; on en comptait 18 dans le Nord–Pas-de-Calais à la Libération. Au sein de chacune de ces compagnies des puits ont été creusés et numérotés au fur et à mesure de leur entrée en exploitation.
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[3]
À l’exemple de l’exposition photographique temporaire Mineurs d’ici et d’ailleurs (1er févr.-15 juin 2011) programmée par le Centre historique minier de Lewarde.
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[4]
Depuis septembre 2002, date de création de la Mission Bassin minier, cette association animée par les politiques et bénévoles régionaux assure la production et l’instruction d’un dossier d’inscription au Patrimoine mondial de l’Unesco, au titre de « Paysage culturel évolutif », qui statuera sur cette candidature en juin 2012.
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[5]
La mine image est une galerie reconstituée en béton dans laquelle s’entraînaient les mineurs en formation dans les centres d’apprentissage des houillères.
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[6]
On appelle « salle des pendus » (ou « salle des chaînes »), le vestiaire collectif où les mineurs se changeaient et accrochaient leurs vêtements au bout d’une longue chaîne, puis les hissaient jusqu’au plafond.