1De plus en plus d’entreprises ont créé leur propre musée, un lieu où elles se prennent elles-mêmes « comme objet d’étude, s’exposent à l’intention de publics divers, internes et externes » (Meyssonat-Courtois, 1994, p. 13) [1]. À cet égard, les années 1970 ont été charnières : la légitimation de l’histoire des entreprises sur le terrain académique a nourri celle de l’héritage industriel sur le terrain patrimonial (Bergeron et Dorel-Ferré, 1996), tandis que les fonctions de communication étaient en plein essor. La plupart des musées d’entreprises, dont la variété des formats et des discours n’échappe pas aux visiteurs, sont nés de ces tendances (Rasse, 1995 ; Cousserand, 2009). Cet article revient sur deux expériences muséales exemplaires quant à leur genèse, leurs ambitions et leurs évolutions historiques. Bien que portées par des entreprises, et non des moindres, elles ne se présentent pas et ne se pensent pas comme des « musées d’entreprises ». Les deux appartiennent au secteur des musées scientifiques, techniques et industriels (Schroeder-Gudehus, 1992). Il s’agit du Musée EDF Électropolis à Mulhouse et de la Cité des Télécoms à Pleumeur-Bodou. Dans les coulisses se tiennent deux entreprises aux histoires assez parallèles, quoique décalées dans le temps : EDF et France Telecom. Elles renvoient en effet à deux opérateurs de services publics en réseaux, avec leurs spécificités opérationnelles et patrimoniales (Varaschin, 2008 ; Bouvier et Varaschin, 2009). Devenues propriété de l’État, elles ont connu une situation de monopole avant d’être confrontées à un changement de statut et, concomitamment, à la concurrence, ce qui n’a pas manqué de renouveler la question de leur identité et de réinterroger leur soutien à des musées dont elles étaient, en partie mais pas exclusivement, le sujet.
Aux origines du Musée des Télécoms et du Musée EDF Électropolis
2Le développement des entreprises de réseau a sensiblement modifié la dimension patrimoniale de l’activité industrielle. Depuis le modèle séminal ferroviaire, en passant par les réseaux d’énergie (gaz puis électricité), les transports publics ou les télécommunications, l’intensité capitalistique doublée de contraintes politiques fortes impliquait l’attribution de concessions pour établir une emprise territoriale continue, sur de longues distances, jusqu’à l’échelle de la nation. La plupart des entreprises opérant dans ces secteurs d’activité se sont dotées de lieux de valorisation de leurs collections historiques. La création d’un espace muséographique à EDF, comme chez France Telecom/Orange vient d’une initiative locale. Antérieure au changement de statut, elle est déliée des fonctions de communication de l’organisation.
3Le directeur général des Télécommunications Pierre Marzin engage, à partir des années 1960, cette branche de l’administration des PTT dans un effort sans précédent de recherche et développement pour moderniser le réseau (Griset, 2005). La France, jusqu’alors mauvaise élève des nations industrialisées, devient, au début des années 1980, le pays doté des capacités les plus avancées du monde [2]. Dans l’intervalle, les réseaux sont renouvelés dans des proportions et à un rythme sans précédent. Tout va très vite et ce qui est remplacé est bientôt oublié. Il ne s’agit d’ailleurs souvent que d’éléments invisibles, qui échappent au regard du public. Câbles souterrains ou sous-marins, structures soigneusement cachées dans des bâtiments sans charme dont personne d’ailleurs ne connaît la fonction. Alors qu’une usine promise à la destruction peut susciter la mobilisation des amoureux de l’architecture industrielle, les nouvelles technologies de l’information et de la communication du temps jadis disparaissent en toute discrétion…
4La création, en 1973, de la « Collection historique des Télécommunications », à l’initiative des chercheurs et techniciens du Centre national d’Étude des Télécommunications (CNET), fer de lance du mouvement de modernisation en cours, témoigne d’une prise de conscience de ces risques. Une petite équipe s’efforce de protéger la « mémoire technique » de la Direction générale des Télécommunications. Des premiers télégraphes et téléphones aux terminaux et portables récents, des postes de TSF aux satellites, 6 500 pièces ont été rassemblées. Cette dynamique prend une dimension tout à fait spécifique à Pleumeur-Bodou. Dans cette commune du Trégor (Côtes du Nord), en juillet 1962, une antenne « cornet » de plus de 350 tonnes, abritée par un radôme de 50 mètres de haut a réalisé la première transmission intercontinentale d’une émission de télévision. Obsolète dès 1964, l’équipement gigantesque a pris une place à part dans le bocage trégorois. Objet tout autant que bâtiment, le radôme est ouvert au public dès 1962, à l’initiative du Comité des œuvres sociales du CNET, alors que la station est encore en activité, ce qui le préservera du funeste destin de son homologue américain détruit en 1985. Associé à cette région de Bretagne, le radôme est en effet devenu une véritable attraction dans un espace très dynamique sur le plan touristique. Plus encore, il fait désormais partie de l’identité même du Trégor. Le projet de créer un musée, en complément de la conservation de la relique monumentale, fait son chemin. Validé dès le milieu des années 1980, le Musée des Télécoms est inauguré en 1991 ; il atteint bientôt les 100 000 visiteurs.
5Du côté d’EDF, l’initiative à l’origine du Musée EDF Électropolis, inauguré en 1987 et qui a pris sa forme définitive en 1992, est en réalité extérieure à l’entreprise puisqu’elle vient de la Société industrielle de Mulhouse (Ott, 2010). Elle touche en revanche elle aussi à un « monument » car, quoique non architectural, le groupe électrogène à vapeur Sulzer-BBC situé au cœur de l’usine textile DMC (filterie), présente des proportions colossales avec ses 170 tonnes de métal (Blanchard, 2009). La menace de ferraillage de cette « grande machine » construite en 1901, en fonction pendant un demi-siècle, a suscité un mouvement de sauvegarde à l’origine du musée. Témoignage exceptionnel d’une ère révolutionnaire mais révolue, alors que le pays achève son vaste programme d’équipement électronucléaire, la machine est un spectacle en soit. Après 20 000 heures de restauration, elle tourne de nouveau et fascine encore les visiteurs. C’est matériellement autour d’elle que se construit le musée et que viennent s’agréger les collections. Nombre d’objets ont été collectés par le service des études et recherches d’EDF, situation parallèle à celle des télécommunications. En revanche, ce patrimoine date en grande partie d’une période antérieure à la Fondation d’EDF (1946), alors que l’histoire et le patrimoine des télécommunications se superposent très largement, depuis la fin du xviiie siècle, époque de la mise en place de l’administration des télégraphes optiques. Musée de France – ce qui témoigne de la part des pouvoirs publics d’une reconnaissance et d’une exigence de rigueur dans la gestion des collections –, le musée EDF Électropolis se présente comme le seul en Europe à être entièrement consacré à l’électricité. Il est visité en moyenne par 40 000 visiteurs chaque année. Mis en place de manière précoce, son site web a été primé à la fin des années 1990 à Montréal et a tôt donné à l’établissement une visibilité sur la toile [3].
Changement de statut des entreprises, changement de statut des musées ? Les enjeux communicationnels
6Ces deux établissements ne furent pas à l’origine conçus par ou pour les communicants de l’entreprise. Leur sujet déborde largement de celui de l’entreprise ; ce sont des musées de société. Pour souligner que Pleumeur-Bodou n’est pas un « musée d’entreprise », Marcel Roulet, président de France Telecom de 1986 à 1995, confie sa gestion à une association subventionnée par l’entreprise. Dans le cas d’Électropolis, c’est aussi une association, constituée par des industriels et des collectivités publiques au moment du combat pour la sauvegarde de la génératrice Sulzer-BBC, qui est chargé de la gestion du musée. EDF assure le financement de l’exploitation via sa fondation.
7Quoique formellement indépendants, ces musées recouvrent d’emblée des enjeux symboliques forts au sein de l’entreprise. Deux faits le révèlent particulièrement pour les télécommunications (Griset et Laborie, 2004). D’abord, il faut rappeler qu’au sein du ministère des PTT, les efforts patrimoniaux visaient à l’affirmation des télécommunicants face aux postiers. Les postiers avaient – et ont toujours – leur musée ; il fallait que les télécommunicants aient leur vitrine. Ensuite, il faut revenir sur le conflit interne aux télécommunicants qui a privé durablement le Musée des Télécoms de collections permanentes substantielles. Symbole de la réussite technologique des télécommunications françaises, construite par le CNET au début des années 1960 comme un véritable prototype, la station de Pleumeur-Bodou avait été transférée par la suite à la Direction des Télécoms et des Réseaux internationaux, grande rivale du CNET au sein de la Direction générale des Télécommunications. C’est donc cette direction qui reçut la responsabilité du musée situé sur « son » terrain. Le sentiment de dépossession fut d’autant plus fort du côté du CNET que le personnel de ce dernier avait largement contribué, de manière informelle, à la préservation du site et à sa valorisation. Le CNET, contrarié, a ainsi décidé de tenir à distance du musée sa « Collection historique des Télécommunications [4] ».
8De manière générale, le soutien de ces projets par la direction montre en outre, au-delà de la sensibilité à l’histoire et au patrimoine de ces dernières, qu’ils étaient compatibles avec leurs stratégies. On imagine sans peine que la promotion de l’histoire des télécommunications ou de l’électricité, vue plus ou moins à travers les réussites françaises, ne pouvait que valoriser les acteurs contemporains de cette histoire, leur offrir une certaine légitimité historique aux yeux des élus et du public des clients.
9Mais c’est toutefois bien au moment du changement de statut et de la mise en concurrence de ces opérateurs désormais baptisés « historiques », que les enjeux symboliques et de plus en plus communicationnels liés à leur musée, se sont renforcés. Combinées, ces deux dynamiques renouvellent en effet à partir des années 1990 la question de l’identité et de l’image des entreprises. La Direction générale des Télécommunications devient France Telecom en 1990, exploitant public au statut très proche de celui d’établissement à caractère industriel et commercial, sur le modèle d’EDF, avant de devenir une société anonyme et d’être privatisée à partir de 1997. L’entreprise est de plus en plus soumise à la concurrence et se lance dans de vastes investissements. EDF, de son côté, devient société anonyme en 2004, restant à une très forte proportion contrôlée par des capitaux publics.
10Ces changements remettent en cause une histoire longue de plusieurs décennies, déjà muséifiée. Ils interviennent dans un contexte, autour de la révolution Internet et des spéculations financières associées, qui ne paraît en outre guère propice à la valorisation de ce qui réfère au passé. Que faire des musées, de l’histoire qu’ils portent et du patrimoine ? Les abandonner, pour mieux marquer la coupure avec la période antérieure ? Ou les investir, pour en faire des outils d’une promotion vantant la solidité de l’expérience acquise, la qualité des partenariats noués ? La question n’est plus simplement patrimoniale.
11De fait, France Telecom s’interroge bientôt sur la pertinence du maintien de son engagement au côté du musée. Il apparaîtra au fil d’un processus mobilisant de très nombreuses composantes de l’entreprise et intégrant les plus larges consultations extérieures, que le Musée des Télécoms, loin d’être une charge dont il faudrait se séparer dans une période difficile sur le plan matériel est un atout unique pour exprimer, tant en interne qu’en externe, ce qu’est la véritable culture d’entreprise de France Telecom. Un plan de renouvellement du musée est alors adopté à partir de plusieurs principes. L’histoire ne célébrera pas un passé révolu, mais posera les bases permettant d’appréhender les enjeux contemporains de façon plus attractive pour le public. L’entreprise décide de s’investir plus directement dans la gouvernance du musée et, tout en respectant sa vocation première, l’intègre à sa politique de communication, non sans heurter la sensibilité de l’association jusqu’alors investie de cette mission. Alors que l’avenir de l’industrie fait de plus en plus débat en France, le musée est ainsi considéré comme un lien ; lien entre l’entreprise et la société, sans qu’aucun objectif commercial ne lui soit assigné. Pour marquer très visiblement ce nouveau départ, le Musée des Télécoms a pris depuis le printemps 2006 le nom de « Cité des Télécoms [5] ».
12Pour EDF, les événements sont parallèles, mais la chronologie est décalée. Les questions qui se posent à France Telecom, à la fin des années 1990, ne se posent pour EDF qu’à partir du milieu des années 2000. Est-ce la raison de la trajectoire assez différente suivie jusqu’à présent en ce qui concerne les relations entre le musée et la communication de l’entreprise ? De fait, la gouvernance d’Électropolis n’a pas changé, restant associative. Comme la Cité, le Musée n’a aucun objectif commercial. Une visite attentive pointera que la mention de l’entreprise EDF sur les cartels est presque absente – la réfection des salles est d’ailleurs intervenue avant le changement de statut, en 2003, et n’a pas été revue depuis. Mais cette visite pointera aussi qu’aucune salle n’est dédiée aux débats ou aux accidents liés au nucléaire…
13À leur corps défendant, ces deux musées – sans être des « musées d’entreprise » stricto sensu du fait de leur passé et de leur mission « publics » – sont des objets communicants, légitimant les entreprises qui les portent. Pour jouer avec les mots, on peut donc assurément conclure sur le fait que ce sont des musées de « société », au double sens que l’on peut donner à ce terme, selon que l’on se réfère au champ lexical culturel ou juridique. S’ils ont survécu aux changements radicaux intervenus depuis vingt ans et s’ils survivent à ceux qui s’annoncent, c’est et ce sera peut-être un peu aussi par un calcul purement pragmatique : laisser tomber ces institutions muséales, désormais bien ancrées au plan local et régional, pourrait être contre-productif en terme d’image et de communication.
Notes
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[1]
Pascale Meyssonat-Courtois est la créatrice du Musée Amora (Dijon). Sur le sujet des musées d’entreprises, voir le dossier Musées et Collections d’entreprises de L’Archéologie industrielle en France (2011), revue du Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel.
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[2]
Parmi les nombreuses études, voir le numéro d’Entreprises et Histoire consacré à la modernisation des télécommunications (2010).
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[4]
Installée en janvier 1999, sur le site France Telecom de Soisy-sous-Montmorency, dans le Val-d’Oise, la collection est devenue le Conservatoire des techniques des Télécommunications. Adossé au service des Archives et Documentation historique du département Archives et Patrimoine historique (APH), il offre aux étudiants et chercheur une ressource de grande valeur et fournit, sous convention, des objets muséographiques à une dizaine de musées en France. Il est également le lieu de prédilection des accessoiristes qui le sollicitent pour le tournage des films ou série télévisées.
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[5]
Une convention de partenariat avec la Cité des Sciences et de l’Industrie, signée le 13 juillet 2006, permettra de faire apparaître des synergies entre les savoir-faire du grand établissement parisien et les approches spécifiques de la Cité des Télécoms.