1La conquête de l’espace virtuel par les musées d’art français s’est faite en moins d’une décennie, malgré la crainte initiale de désacralisation de l’art et de baisse de la fréquentation. Les acteurs et les étapes de l’émergence d’une visibilité sur le Web permettent d’éclairer la relation des institutions muséales avec les technologies du numérique, mais également la redéfinition des liens avec le public et des stratégies de communication. Ce processus, qui commence dans les années 1990, est marqué par un important décalage entre les attentes initiales et les stratégies réelles, qui se concrétisent pas à pas en générant des savoir-faire et une adaptation des usages, aujourd’hui encore en mouvement.
Quelques institutions pionnières et des stimulations exogènes
2Les musées ont eu, avant leur arrivée sur le Web, une politique multimédia (objets dérivés comme les CD-Roms, insertion dans l’espace muséographique) et ont investi les réseaux : dès 1992, le 3614 Joconde permet d’accéder à des bases de données. Une campagne d’affichage dans le métro parisien en juin 1994 invite à composer le 3615 Louvre pour se faire adresser par voie postale le programme du musée. Si le succès est modeste, il témoigne d’un premier pas vers les réseaux numériques, accéléré par la pénétration d’Internet dans le grand public à partir du milieu des années 1990.
3Le site du ministère de la Culture joue un rôle de catalyseur dès 1994, et la même année une exposition virtuelle sur l’âge des Lumières, en collaboration avec l’Inria, réunit dix-huit musées. Parallèlement, des initiatives dispersées apparaissent. Une des plus originales est le site indépendant Weblouvre, développé en 1994 par un jeune polytechnicien qui reçoit le prix du Best of the Web de l’Université de Buffalo. Cette initiative exogène oppose Nicolas Pioch et le musée, désireux de reprendre l’initiative et le contrôle de son nom. Sans surprise, le Louvre et le Musée d’Orsay sont précurseurs sur le Web, après avoir expérimenté les premières solutions multimédias ou de communication télématique.
4Toutefois, la mise en ligne suscite parfois la défiance ou des réticences. Quand le Musée d’Orsay ouvre son site, « il s’attire les foudres des “puristes” : “C’était comme aux débuts de la photographie”, se souvient Françoise Le Coz, chargée de travailler sur les réseaux de communication de l’établissement » (Le Figaro, 27 mai 1987). Le tournant des années 2000 voit toutefois une stratégie d’occupation de la Toile, avec l’aide de la Direction des Musées nationaux et de la Réunion des Musées nationaux (RMN) qui proposent un programme de mise en réseau des musées nationaux et contribuent à l’ouverture de sites, dont ils soutiennent la réalisation. Les actions s’inscrivent aussi dans le Plan d’action gouvernemental pour la société de l’information. Au premier âge des idéologies, technophobes parfois, plus rarement technophiles, vont succéder des interrogations sur la médiation culturelle, sur les contenus et les usages.
L’apparition de nouveaux acteurs
5Alors que certains musées mettent en place leur première version, le Louvre lance dès 2001 une seconde version de son site, soutenue par les cellules de mécénat : Accenture, associé au Crédit Lyonnais et à Blue Martini Software qui met son savoir-faire à la disposition du musée. Pour évoluer, les sites exigent de lourds investissements, tant humains et professionnels, que financiers. Certains musées souhaitent sortir du modèle proposé par la RMN pour offrir à leur site une identité correspondant aux stratégies de communication de leur institution. Le musée Guimet propose ainsi en 2006 un nouveau site, dont la charte graphique est totalement repensée (composition verticale rappellant les kakémonos et le logo du musée, couleurs jaune et rouge symboliques en Chine), en s’appuyant sur de nouveaux acteurs : les entreprises spécialisées en Web design et les mécènes. D’un développement « maison » parfois artisanal, les acteurs se professionnalisent dans la décennie 2000 et le recours à des prestataires de service se généralise.
De la vitrine au site multifonctionnel
6Dans un premier temps, la logique suivie par les musées est celle de l’occupation du terrain. Une étude réalisée par l’Office de coopération et d’information muséographiques (OCIM) en 2007 révèle que le seul « fait d’exister » constitue un des points forts du site. À la logique de vitrine s’ajoute une grande diversité des formes : on convoque de multiples solutions techniques et l’heure n’est pas à l’harmonisation. Les fonctions, limitées, entraînent un régime d’interactivité pauvre. Les pages d’accueil privilégient l’horizontalité dans la présentation des informations, plutôt que la profondeur. Dans un contexte de renouvellement très rapide des technologies, au sein de groupes où compétences techniques et muséales sont souvent dissociées, l’impératif techniciste peut l’emporter sur la réflexion de fond.
7La seconde étape est celle de l’enrichissement fonctionnel, qui consiste à envisager un positionnement complémentaire du site Internet en regard du musée. La RMN lance en 1996 un système de réservation en ligne, puis la vente de produits en ligne, poursuivie en 1999 avec les cyberboutiques. En 1999, avec le Louvre.edu, les services s’étoffent encore : l’œuvre elle-même entre au rayon des produits proposés en ligne. En France, ces services sont encore relativement chers (600 francs par an pour un particulier, 1 500 francs pour dix accès annuels dans le cadre d’une école), alors qu’ils sont le plus souvent gratuits dans le monde anglo-saxon. L’accroissement des fonctions offertes s’accompagne d’une conversion des outils muséographiques jusque-là réservés aux professionnels en source de données pour le grand public (mise en ligne de bases de données à usage interne), qui illustre la volonté des musées d’augmenter leur offre sur Internet.
De l’information aux stratégies de communication
8Les sites reflètent les différentes missions du musée et dépassent rapidement la dimension informative pour s’engager dans la communication, la médiation culturelle et l’adaptation aux publics.
9La richesse des contenus devient prioritaire. Un des rôles de l’institution est non seulement d’acquérir, de préserver, de diffuser les collections, mais aussi d’organiser les informations. L’époque qui voit naître les premiers sites est celle de la réflexion sur les autoroutes de l’information et de la constitution de bases de données (Mérimée, Palissy, Joconde). La numérisation du patrimoine grâce à la Mission recherche et technologie crée un contexte favorable. Toutefois, les sites ont aussi une volonté de narration, de mise en récit et en intelligibilité. Ils cherchent également à susciter la rencontre avec le musée en le montrant via des panoramiques, en retransmettant conférences et événements ou en donnant à voir le dynamisme de l’institution en la personnalisant à travers ses hommes, ses métiers, ses coulisses. De véritables plans de communication sont négociés au sein de l’institution. Enfin, la volonté d’une approche adaptée aux différents publics se révèle dans les efforts d’accessibilité des sites aux publics handicapés ou dans les contenus à destination des enfants. Quant à la logique de « marchandisation », elle est plus ou moins discrète : appels aux dons, bandeau de remerciement aux mécènes ou aux donateurs, renvoi à la boutique de la RMN et aux billetteries en ligne.
De la complémentarité à la visite augmentée, de la recherche d’interactivité à celle d’interaction
10La multiplication des dispositifs de poche et la massification des usages du numérique dans le grand public suscitent la création d’applications ou de services destinés à préparer, continuer, mais également à « augmenter » l’expérience qu’est la visite du musée. Ainsi, au Grand Palais, il est possible depuis deux ans de charger des informations à partir de bornes interactives Bluetooth. De même, dans le sillage de l’iPhone et de l’iPad, les institutions font produire des applications mobiles qui se positionnent comme un dépassement de l’audioguide et permettent une « visite augmentée ». Le dernier avatar de ces innovations est l’entrée dans l’ère de la réalité augmentée stricto sensu. Au Musée du Moyen Âge de Cluny en 2009, un parcours en 3D, accessible au visiteur au moyen d’une paire de lunettes, se superpose aux œuvres et bâtiments. La visite sur place est alors conçue comme un élément parmi d’autres, au sein d’une visite globale qui commence devant un écran quand le visiteur planifie sa venue, se poursuit in situ, l’écran à la main, pour s’achever à nouveau par écran interposé avec la consultation d’informations complémentaires.
11Si l’interactivité relevant de la communication homme-machine, avec pour objectif de fournir les interfaces les plus « conviviales » possibles, est celle qui la première a fait l’objet d’efforts, les musées recherchent aussi de plus en plus une interactivité sociale. En quête d’un dialogue avec l’utilisateur du site ou même de la construction d’un « visiteur-acteur » du musée en ligne, des réalisations récentes et modestes s’appuient sur la popularisation, à partir de 2005, de ce que certains appellent le « Web 2.0 ». Les services informatiques ou de communication utilisent à leur profit la mise à disposition d’outils simples à destination des particuliers. Le château de Versailles a, depuis octobre 2007, sa propre chaîne sur la plateforme YouTube et des musées investissent Facebook. Toutefois, la fréquentation reste modeste et les régimes d’interaction sont encore soumis à une logique de diffusion de contenus souvent très informatifs.
12De la vitrine à la communication, puis à la médiation et à l’interaction avec son public, le musée est passé depuis 1995 par plusieurs étapes qui l’ont vu inventer les conditions et les outils de sa présence en ligne. Aux premiers sites statiques, assez pauvres d’un point de vue fonctionnel, succèdent aujourd’hui de véritables stratégies de communication online qui convoquent les technologies les plus récentes et construisent une complémentarité nouvelle, entre visite réelle et outils numériques de PAC (Préparation – Augmentation – Continuation). Les logiques d’acteurs se précisent avec l’affirmation de la relation triangulaire entre mécènes, prestataires techniques et services internes. Dans ce cadre, l’internaute reste principalement objet d’une politique d’anticipation de ses besoins et de ses envies, marquée par un modèle top-down, malgré des discours faisant la part belle aux thèmes récurrents de la « participation », de la « co-construction », largement annoncées, rarement concrétisées.