CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Leur première rencontre remonte aux années sombres du franquisme vers 1956. Disciple de Merleau-Ponty puis formé à Heidelberg, José Vidal-Beneyto animait, aux côtés notamment de Dionisio Ridruejo et de José-Luis López Aranguren, la montée de la résistance intellectuelle au régime franquiste. Pour ces opposants, Europe et démocratie étaient indissociables. C’est donc sous couvert d’une réunion sur l’Europe qu’Edgar avait été invité, avec Jean Bloch-Michel, en ayant pour mission, au risque d’être expulsés, de parler de liberté. « La réunion fut autorisée à condition qu’elle fût strictement privée. Ensuite, nous retrouvant dans un bar, je conversai longuement avec ce jeune homme, ce qui noua une amitié qui devait être de plus en plus profonde et durer pour nos vies », dira Edgar.

2Edgar est aux côtés de José quand celui-ci, dans le cadre du Mouvement européen, prépare, avec Enrique Gironella, la première rencontre des opposants de l’intérieur et de l’extérieur qui se tiendra à Munich en 1962 et vaudra à ses participants d’avoir à choisir entre l’exil ou le confinement. José optera pour l’exil et Paris, aux côtés de Dionisio Ridruejo puis, revenu en Espagne, poursuivra la lutte. Il y invitera à nouveau Edgar ainsi que Jean-Jacques Servan-Schreiber et Henri Lefebvre. Son livre, La Brèche, sera présenté à l’AECE (Asociación española de cooperación europea) (Morin, Coudray et Lefort, 1968a). Lorsqu’en 1965, les professeurs José-Luis López Aranguren et Tierno Galván sont expulsés de l’université et qu’un certain nombre de collègues se solidarisent avec eux, José crée pour les accueillir le CEISA (Centro de enseñanza e investigación, sociedad anónima), qui s’ouvrira aussi aux intellectuels franquistes dissidents. Pour son rayonnement comme pour faire face à sa fragilité institutionnelle et politique, CEISA tissera un large réseau scientifique à l’étranger, en particulier à l’École pratique des hautes études avec Edgar Morin, Lucien Goldman, Raymond Aron, Alain Touraine et Michel Crozier. Fermé par la police trois ans plus tard, au moment de Mai-68, il renaîtra comme École critique de sciences sociales, puis comme Fondation culturelle espagnole, toutes deux également fermées.

3En 1970, Edgar et José se retrouvent au viie Congrès mondial de sociologie de l’Association internationale de sociologie à Varna qui réunit, pour la première fois dans un pays de l’Est, 3 000 sociologues sur le thème « Sociétés contemporaines et sociétés futures. Prévision, planification et organisation du développement social ». La représentation du « bloc socialiste » y est de loin la plus fournie et dans les couloirs l’humour ambiant prétend, pour expliquer cette brusque floraison, que des fonctionnaires dignes de confiance ont été promus du jour au lendemain à la « glorieuse » condition de sociologues. Ce fut un spectacle révélateur de voir ces scientifiques se revendiquant du marxisme, rivaliser paradoxalement dans leurs emprunts à la sociologie anglo-saxonne. Deux conceptions s’affrontent : la sociologie au service du statu quo et celle au service de la transformation et du changement social. Au sein du Comité de sociologie des communications de masse qui voit le jour sous la coordination d’Edgar et de José, ces deux lignes sont inconciliables. La deuxième l’emportera, Edgar Morin sera élu président, tandis que José deviendra secrétaire général.

4Ensemble dans ce Comité, ils organisent à Barcelone, en 1973, une grande conférence intitulée Épistémologie de la communication humaine avec Henri Atlan, Walter Buckley, Umberto Eco, Alvin W. Gouldner, Anthony Wilden, David Premack, Michel Serres, Heinz von Foerster… C’est lors de cet événement que se produit un incident qui renforcera – paradoxalement – leur amitié. Au cours d’un dîner, Edgar avait glissé à sa voisine, Julia Kristeva, que le marxisme était devenu l’idéologie la plus réactionnaire du présent. Associé aux communistes dans l’anti-franquisme, tout en n’adhérant pas au parti communiste espagnol (PCE), José, qui avait entendu la remarque, le réprimanda avec irritation : « on ne peut pas dire une chose pareille sous Franco ! » Edgar, irrité à son tour, de répondre : « le dire ici ou ailleurs ne change rien à la chose. » Soudain, ils étaient fâchés, et aussitôt après, trop chagrinés de l’être, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. En 1975, José – qui n’est pas homme de parti – participera activement aux côtés du PCE et de Santiago Carrillo, aux Juntas Democraticas, plateforme d’opposition qui précède la transition. Condamné avec ses compagnons à deux ans de détention pour avoir donné une conférence de presse, il doit s’exiler à nouveau à Paris où il en devient délégué à l’Extérieur. Les discussions avec Edgar reprennent de plus belle, notamment autour de l’eurocommunisme.

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Dans le fond, dira Edgar, l’expérience subie sous Franco tendait à lui faire sous-estimer les caractères négatifs du communisme soviétique. Mais mon expérience passée de communiste, puis ma fraternité aux révoltes polonaises, hongroises, tchèques me faisaient considérer ce communisme comme le pire ennemi de l’humanité au cours des années pré-gorbatcheviennes et considérer comme bien moindre les vices d’un capitalisme, qui au cours de ces mêmes années, était encadré dans un welfare state et soumis aux puissantes pressions des syndicats ouvriers. En fait, notre différence fut résorbée après l’implosion de l’Union soviétique, le déchaînement mondialisé d’un capitalisme désormais sans frein, et nous sommes devenus profondément d’accord dans nos diagnostics sur l’état du monde globalisé d’après 1990.

6Pour José, Edgar est une référence constante et il sera l’un des principaux diffuseurs de son œuvre et en particulier de la pensée complexe en Espagne. Il l’associera aussi à toutes ses grandes aventures intellectuelles européennes, méditerranéennes, latino-américaines. D’abord dans la Fondation internationale AMELA ? acronyme d’aire méditerranéo-latino-américaine ? créée avec Alberto Spreafico à Florence. Edgar y préside le Conseil scientifique qui réunit Francisco Delich, Raúl Morodo, Mario Borillo, Candido Mendes, Francesco Alberoni, Ricardo Bofill, Fernando Henrique Cardoso, Dimitri Fatouros, Alain Touraine. D’un séminaire tenu à Roussillon, chez Jacques Leenhardt, naîtra le projet d’une Encyclopédie AMELA des sciences de l’homme et de la société du xxie siècle, fondée sur le principe de la contextualisation de tout savoir et de la spécificité des sociétés-croisement, situées entre le Nord et le Sud. Une centaine de chercheurs de l’aire amélienne y participeront, notamment Jacques Perriault, Isabelle Stengers, Marcello Cini, Guido Martinotti, José Luis Sampedro, Michel Callon, Eliseo Verón, Jean-Marc Vernier… À partir de 2006, la fondation AMELA s’établit à Valence, en Espagne, intègre dans son conseil Eduardo Portella et Juan Guzman Tapia, et lance le programme Progrès durable et intégration macro-régionale de l’Amérique latine. José confiera également à Edgar la présidence de l’Agence européenne pour la culture, née dans le cadre de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD), puis sise à l’Unesco lorsqu’il y devient conseiller spécial du directeur général, Federico Mayor. Ils y développeront le programme Europa-Mundi et lanceront à l’Unesco le Programme Méditerranée, avec la volonté de promouvoir son existence comme aire éco-culturelle et rendre visible sa dimension globale. Naîtra ainsi en 1998, à Agrigente, le premier Multaqa « Des cultures pour la paix », prenant appui sur la société civile des deux rives, dont sera issu le Conseil méditerranéen de la culture.

7Lorsque, suite à un article publié dans Le Monde : « Israël-Palestine : le cancer », un procès est fait à Edgar Morin pour « racisme », « antisémitisme » et « apologie du terrorisme », José se mobilisera et fera signer en 2004 une déclaration collective notamment par Juan Luis Cebrian, Régis Debray, Federico Mayor, René Passet, Alessandro Pizzorno, Mario Soares, Pierre Vidal-Naquet, Paul Virilio…

8Dans la méta-famille, évoquée par Edgar, que nous constituions avec Edwige, marraine de notre fille Véra, un des rites de nos dîners de Noël ou du nouvel an était d’écouter El Relicario, « cette chanson de Raquel Meller reprise par Sarita Montiel, qu’adorait ma mère – écrit Edgar – et qui, en-deçà d’elle, me faisait remonter à mes ascendants judéo-espagnols. Mes larmes faisaient partie de notre communion et ma racine ibérique se nouait alors à celle de Pepín ». C’est probablement là que Pepín, trachéotomisé, privé de la parole, aura trouvé le souffle suffisant pour l’appeler une dernière fois « mon grand frère ».

Cécile Rougier-Vidal
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.060.0093
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