CAIRN.INFO : Matières à réflexion
à A. M.
La vie est un système organisateur mais en même temps un fait historique. L’émergence de la vie dans notre planète a constitué très probablement un événement unique.
Edgar Morin, Journal de Californie, 1970.

1Je vais essayer de restituer – de manière incomplète – les thèmes des discussions qui ont eu lieu pendant les séminaires de la rue de la Tour autour des travaux d’Edgar Morin sur la connaissance de la connaissance. Le séminaire de Morin a duré près d’une vingtaine d’années. Ces jeudis matin étaient une sorte de « fabrique de la pensée », et deviendront le centre névralgique de ce que l’on appellera plus tard « la pensée complexe » ou l’épistémologie de la complexité. Cette aventure a occupé une place très significative dans les enseignements qu’Edgar Morin a délivrés à l’École pratique des hautes études (EPHE). Les contenus du « séminaire Morin » (à ma connaissance jamais abordés) sont riches de l’histoire d’une pensée. Ce fut le lieu par excellence où Morin mettait en circulation ses idées, c’était un site transitoire de confrontation des idées (avec Umberto Eco, René Thom, Henri Atlan, Massimo Piattellli, Joël de Rosnay, Scott Atran, Ilya Prigogine, etc.), un lieu intermédiaire entre la construction de l’œuvre et la transmission du savoir, et de surcroît, selon les témoignages, des moments d’une grande convivialité.

2Dans cette aventure intellectuelle où toutes les approches se mêlent, l’audace de sa pensée est précisément de dépasser les lisières conventionnelles de la discipline en transgressant les frontières.

3Qu’est-ce que cette aventure ? Elle a commencé dès les années 1960 dans le cadre des réflexions des chercheurs du Centre d’études des communications de masse (CECMAS), plus tard, le Centre d’études transdisciplinaires (CETSAH – EPHE) et s’est poursuivie des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980. Elle réunissait des scientifiques, biologistes, cybernéticiens, mathématiciens, physiciens, théoriciens de l’information, linguistes, anthropologues, etc., qui avaient pour désir commun de faire dialoguer de nouveaux savoirs. Ils voulaient, en somme – et Morin le premier –, que la pensée se fasse à l’image d’une Scienza Nouva, c’est-à-dire qu’il y ait des énoncés réfutables qui soient fondés en dehors d’un modèle réductionniste. Morin avait mis le doigt sur cette chose étonnante, que contrairement à l’opinion de l’époque (et encore aujourd’hui), la scientificité se définit non par la certitude mais, au contraire, par les incertitudes.

4Le propos de cet article est de mettre en valeur l’héritage d’une pensée d’une manière nouvelle, originale et inhabituelle. J’essaierais de montrer ici, dans quel esprit d’échange le séminaire d’Edgar Morin à permis une connaissance, une reconnaissance et quelques malentendus autour de l’articulation théorique ou brèche théorique entre sciences humaines, science anthroposociale et science naturelle. Comment se construit le noyau fondamental, celle d’une épistémologie de la complexité dont ces origines sont multiples. Au cours de ces deux dernières décennies, les travaux d’Edgar Morin sur l’épistémologie de la connaissance, avec cet enracinement dans le temps, montrent l’intérêt qu’il porte à la problématique de l’éducation au sens de « pratiques éducatives ». Ces modes de connaissance relieraient l’homme aux objets qu’il se donne, ou sur lesquels il bute, constituant autant de problèmes de natures très différentes (voir, en particulier, La Méthode, 1977-2004). Il en découle l’hypothèse selon laquelle l’inscription des finalités éducatives fondamentales « est celle d’une révolution épistémologique nécessaire, celle portant sur la connaissance à travers l’avenir d’une pensée complexe » (Pena-Vega, 2009). Ce qui nous paraît spécifique d’un tel projet, en le regardant ici en filigrane, c’est l’ambition de reconstruire une démarche cognitive qui établira les connexions entre deux cultures aujourd’hui déliées : la culture scientifique et la culture des humanités.

Les fondements d’une société auto-organisée

5Dès la fin des années 1960, on voit apparaître dans la genèse de l’œuvre de Morin une articulation conceptuelle entre les phénomènes sociologiques et les phénomènes biophysiques. Morin voyait que cette articulation était nécessaire pour briser le paradigme qui conçoit les notions de vie et de société comme des concepts clos, c’est-à-dire clairs, distincts et auto-suffisants. Or, une telle transformation conceptuelle était en cours dans la biologie moderne.

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L’organisme cesse d’être le concept-clé qui enferme l’idée de la vie. Celle-ci apparaît de plus en plus comme un organisme original et complexe de phénomènes chimiques et thermodynamiques en systèmes auto-organisés (disposant d’un appareil génératif propre localisé dans les gènes) et en même temps éco-organisé, puisant de l’énergie et mieux encore comme le fait toute la vie animale, de la complexité organisée, dans un environnement lui-même vivant ou écosystème. Déjà la cybernétique, la théorie des systèmes, la théorie des automates s’appliquent et recouvrent de nombreux aspects du fonctionnement des êtres vivants.
(Morin, 1974b)

7Ce qui restait à élaborer, affirmait Morin, « c’est une théorie, encore embryonnaire, de la vie conçue comme auto-éco-ré-organisation » (1974b).

8Au début des années 1970 (1971-1973), le séminaire de Morin sécrète consciemment un système de pensée avec un déplacement de vocabulaire dans le sens des mots employés. Il est évident qu’au début, Morin procède à une « migration » de concepts, d’autant plus que le caractère transdisciplinaire de sa démarche l’a mené à faire un tel voyage. Ces « migrations » de concepts, prennent leur sens dans l’articulation en allant entre différents domaines : science de la communication (théorie de l’information, communication sociale) aux sciences physiques (système, néguentropie). Et derrière ces domaines quelques principes, tels que les contradictions, les paradoxes, les systèmes ouverts, constituent les fondements d’un véritable échafaudage qu’est ce système de pensée en devenir. Il s’agit pour Morin d’avancer « des concepts baladeurs qui de toute façon tendent à changer et/ou à se transformer, par exemple, un concept venu de la science physique comme le mot entropie peut arriver par sa généralisation, en économie dans le domaine de la sociologie » (Morin, Université de Nice, 1980b). Peu à peu, on voit se transformer cet échafaudage, on assiste à l’évolution d’une pensée, et non pas de tout une accumulation de savoir. Cette évolution n’est pas quelque chose de linéaire ; le circuit physique, la biologie, l’approche anthroposociale apparaissent comme des liens logiques dans un jeu d’assemblage des notions de l’univers complexe.

9Dans les premiers comptes rendus du séminaire de Morin, datant des années 1970, la question examinée était comment la biologie et l’anthropologie sont devenues des entités closes et autosuffisantes à la fin du siècle dernier, « entraînant une béance épistémologique et un no man’s land entre les deux sciences » (Annuaire des séminaires, 1972). C’est un ensemble de concepts qui va permettre que les « nouvelles approches et données de la biologie fondamentale, de l’écologie, de l’éthologie, de la primatologie, de la sociologie animale ainsi que le développement et l’extension de la cybernétique, de la théorie générale des systèmes, de la théorie des systèmes auto-organisateurs, de la théorie des automates renouvellent sur des multiples plans, interdisciplinarité et transdisciplinarité, et non seulement le problème des relations entre le biologique et l’anthropo-social, mais aussi celui des fondements théoriques de la science de l’homme et de la science sociale » (Annuaire, 1972).

10Le problème (dialectique) jusqu’alors exclu de l’hominisation, représente aujourd’hui l’exemple-clé de la nécessaire interconnexion et interdépendance d’un processus dit « naturel » (le développement biologique de l’hominien jusqu’à homo sapiens) et d’un processus socio-culturel. La relation entre les deux processus n’est pas univoque, puisque si la culture naît du processus naturel, le processus naturel de cérébralisation et de juvénilisation ne peut s’achever que parce la culture s’est constituée et que la société s’est complexifiée.

11Il est intéressant ici de souligner qu’à cette même période Morin co-dirige avec Serge Moscovici, le numéro 22 de la revue Communications, intitulé La nature de la société (1974b). Or, en guise d’introduction de ce numéro, Morin et Moscovici revenaient sur l’association complexe de caractère organisé et organisationnel de nos sociétés. Ils remarquaient que :

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La question de la nature de la société humaine s’est trouvée posée en termes biologiques au xixe siècle, à l’horizon de la théorie évolutionniste des espèces comme lors de la fondation de la sociologie. Cette question s’est toutefois endormie par la suite et a paru tomber en désuétude jusqu’à une époque récente. Les sciences de la vie ont laissé sur le berceau des sciences humaines naissantes ce qui dans l’homo était sapiens, loquex, faber et socius ; les sciences sociales, bien que cherchant à se développer selon les méthodes des sciences de la nature, se sont cherché des modèles autonomes. Parallèlement, les séparations et spécialisations disciplinaires ont mis en sommeil de grands problèmes qui ont semblé davantage philosophiques, pour ne pas dire littéraires, que théoriques.
(Morin et Moscovici, 1974b)

13On voit bien qu’à cette période du séminaire de Morin, les discussions suivent deux directions de type épistémologique. D’une part, un approfondissement des idées générales autour de l’évolutionnisme, comme mode de pensée paradigmatique et, d’autre part, une tentative de transfert de ce paradigme vers les sciences humaines, et en particulier l’anthropologie et la sociologie.

Vers un nouveau paradigme ?

14Dans la quête des origines du paradigme évolutionniste, Morin et Piattelli-Palmarini (ce dernier devenant le co-animateur du séminaire) considéraient que le « paradigme évolutionniste (au sens de Kuhn) se constitue en ébauche dans l’arc d’un siècle et demi environ qui sépare la Scienza Nuova de Giambattista Vico de « l’origine des espèces ». C’est une longue gestation qui voit une représentation de la continuité historique devenir une forme de sensibilité, un ordre du savoir, un nœud thématique, pour enfin se cristalliser en théorie scientifique » (Annuaire, Piattelli-Palmarini, 1973).

15Ainsi, dans cette perspective de transmission d’un savoir épistémologique, tel qu’était conçu le séminaire Morin, la théorie de l’évolution devenait-elle une condition pour penser l’unité spatio-temporelle de l’univers, du vivant, de l’homme et de la société. Un style philosophique – avec de fortes connotations idéologiques – se forme autour de la pensée évolutionniste en dialogue constant avec la biologie, et plus tard au-delà. De Vico à Darwin, donc, c’est une vraie catégorie cognitive qui se constitue, d’origine proprement biologique mais dépassant la perspective naturaliste. Notons que l’œuvre de Darwin était présentée aussi dans ce séminaire, en tant qu’une théorie de l’écosystème, échappant pour la première fois aux chaînes linéaires qui avaient jusque-là conditionné l’élaboration des modèles de transformation du vivant. Dans ce sens, la question écosystémique trouvera largement une place, en tant que cadre référentiel, dans la compréhension des phénomènes auto-organisés et/ou auto-organisateurs dans plusieurs tomes de l’œuvre de La Méthode.

16Pour Morin, nous assistons à une véritable révolution paradigmatique, c’est-à-dire une rupture d’une vision du monde. Il suffit parfois d’un simple changement, d’une simple permutation, comme la permutation entre la terre et le soleil pour renverser effectivement toute une vision du monde. On peut dire que dans les théories scientifiques, il y a des sauts ontologiques d’un univers à l’autre, elles ne s’accumulent pas les unes sur les autres. En adoptant un modèle non réductionniste critique, Morin s’écarte d’un réalisme scientifique réductionniste, il préfère une autre interprétation de la science, en interconnexions entre boucles qui s’autoéco-produisent et s’auto-éco-organisent à une méthode de pensée fondée sur un double principe de disjonction et de réduction, qu’il appelle principe de simplification.

17Notons que cette dernière question, d’ordre paradigmatique, est critiquée par les adversaires de Morin. Or, tout comme il n’y a jamais d’information en soi, il n’y a pas de paradigme en soi. Le paradigme chez Morin se construit à travers les implications centrées sur la connaissance, qui plus est la connaissance de la connaissance. Aujourd’hui, nous met en garde Morin, « nous subissons, souvent inconsciemment, le paradigme de disjonction, de simplification, et le besoin d’un nouveau paradigme existe assurément ». Cette question paradigmatique constitue-t-elle l’âme de La Méthode, la problématique de la pensée complexe ? (Pena-Vega, 2009).

La théorie des systèmes auto-organisateurs

18Il est particulièrement difficile de connaître avec précision à quel moment s’éveille chez Morin l’intérêt pour la théorie des systèmes auto-organisateurs et comment celle-ci prend forme dans la construction cognitive de son œuvre. Officiellement ce fut à la Jolla (San Diego) au Salk Institute, suite à une invitation en septembre 1969 de Jonas Salk, mais tout laisse présager que cet intérêt a émergé bien avant, vers les années 1950, notamment lors des discussions de la revue Arguments. Dans l’optique d’une transmission du savoir, on retrouve dans ce séminaire, l’idée forte de jeter les ponts épistémologiques entre le bios, la polis et l’anthropos, jusque-là disjoints.

19Dans leur compte-rendu du séminaire de 1974-1975 dédié aux systèmes auto-organisateurs, Morin et Piattialli-Palmarini, affirment qu’il est « tout particulièrement difficile de départager les valeurs cognitives de la plus-value idéologique lorsqu’il s’agit de modèles explicatifs qui justement s’offrent comme correcteurs des analyses parcellaires, locales, myopes, unidimensionnelles et, qui plus est, se trouvent entre nos propres stratégies pour appréhender aujourd’hui l’articulation de causes multiples au sein de l’organisation globale » (Annuaire, Morin et Piatelli-Palmarini, 1975). Piatelli-Palmarini et Morin voient les bases théoriques de ces modèles auto-organisateurs dans le modèle scientifique datant des travaux pionniers de Vito Volterra et Alfred James Lotka en 1926. On voit effectivement, la théorie éco-systémique de Volterra comme « nœud gordien » du séminaire. Ces théories s’entrelacent avec les principes généraux du Darwinisme, à travers l’intégration conceptuelle de ces stratégies cognitives et les différents principes véhiculés. Un des thèmes les plus traités, et/ou faisant l’objet d’un traitement multidimensionnel, fut celui de la notion de stratégie cognitive, par rapport à l’idée de paradigme de Thomas Kuhn et au critère de falsification de Karl Popper. Tout au long du séminaire, l’aspect épistémologie interdisciplinaire est complété par des apports ponctuels de type disciplinaire permettant une évolution de la problématique.

20Dès 1976-1978, pour certains, le séminaire de la rue de Tour est excessivement scientiste ; le problème méthodologique et les théories épistémologiques de l’auto-organisation et de la complexité prennent un tournant significatif à tel point que les participants sont partagés. Entre étonnement et irritation, car désormais pour tout phénomène vivant qu’il aura cru comprendre, il se trouvera par le jeu de ces oppositions révoqué, replongé dans son incertitude première. Il se demandera peut-être si cette théorie et/ou méthode ne sont pas une sorte d’éthique idéaliste de la connaissance : respecter la vie parce qu’elle excède ce qui peut être connu.

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Il restera peut-être perplexe, à moins qu’il ne soit confirmé dans ses craintes, devant l’énoncé du paradigme du vivant […]
La Méthode a sans doute l’apparence d’un voyage à travers les savoirs. Mais ce voyage est une succession d’épreuves, la mise à l’épreuve d’une idée ; les sciences sont nées et se sont développées sur la base d’un principe de simplification. […]
Le phénomène en tant que phénomène se dissout : il n’y a plus de singularité, plus d’être, plus d’existants. Mais on a prise sur les phénomènes grâce aux techniques de mesure, d’expérimentation et de manipulation.
(Morin et Blanc, 1981b)

22Une telle connaissance identifiée complémentaire à la connaissance de l’ordre, c’est-à-dire à des lois qui gouvernent la nature, doit être profondément questionnée. C’est ainsi que l’aventure scientifique (complexe) de Morin se traduit désormais par une articulation entre science anthropo-sociale et science naturelles, la nature de l’idée de la nature et/ou homme biologique et homme social. En ce début des années 1980, les bases d’une épistémologie de la complexité sont définitivement jetées.

23Certes, dans le séminaire de Morin, l’éventail de ses centres d’intérêt était réellement kaléidoscopique. Sur sa présence irrésistible, chacun(e) s’accorde. Ses principes pédagogiques, cependant, n’ont pas laissé l’image d’un enseignant dans le sens profondément académique, au contraire, Morin était « l’anti-enseignant », c’est-à-dire, l’anticonformiste, le « marginal », ou plutôt un déviant, comme lui-même aime à se caractériser. Morin considère qu’il est à la marge, mais qu’il est quand même à l’intérieur. « J’ai l’impression d’avoir un pied dans le système et un pied dehors » (Annuaire, 1982), critique de la pédagogie académique, au point de la considérer insupportable.

Les conditions d’une épistémologie de la complexité

24Dès la fin des années 1970, l’entreprise d’Edgar Morin a quelque chose d’extraordinaire, presque d’héroïque (pour paraphraser Jean-Marie Domenach), tour à tour, mythologie, philosophie, biologie, physique, systémique, cybernétique, etc. viennent composer l’aventure scientifique d’une pensée, qui se place à tous les carrefours de la véritable modernité.

25Souvent décrite ainsi, « l’aventure scientifique est une aventure complexe où l’acharnement empirique d’observations, d’interrogation, d’expérimentations a finalement ramené au premier plan ce qui avait été chassé par principe : la complexité » (Annuaire, Morin, 1979).

26Il s’agit, comme l’indique le compte rendu du séminaire, « de formuler des principes d’intelligibilité complexe » (Annuaire, 1980), c’est-à-dire qu’au principe d’universalité (« il n’est de science que du général ») doit être associé un principe d’intelligibilité à partir du local et du singulier. Le principe de reconnaissance de l’irréversibilité du temps physique (deuxième principe de la thermodynamique) et biologique (ontogénèse, phylogénèse, évolution) doit être reproblématisé dans l’optique organisationnelle anthropo-sociale. Morin propose l’intervention de l’histoire dans toutes les descriptions et les explications. Par ailleurs, il insistera sur trois points qui, à mon sens, comportent les principes paradigmatiques d’une pensée complexe : l’idée que la connaissance des parties renvoie à celle de tout, qui renvoie à la connaissance des parties (ici, nous sommes dans une posture claire, ni holiste ni réductionniste), l’explication de la problématique de l’organisation, dont nous venons de balayer quelques principes (inter-rétroaction, auto-éco-organisation, etc.) et le principe d’une dialogique ordre/désordre/interactions/organisation dans toute la recherche d’intelligibilité des phénomènes.

27Morin considère que l’objet ou l’être doivent être à la fois distingués et reliés à leurs environnements, et cette nécessité de lier l’objet à son observateur/ concepteur doit être intégrée dans l’observation et la conception. Autrement dit, l’objet n’est plus principalement objet s’il est organisé et surtout s’il est organisant (vivant, social) : c’est un système, c’est une machine. Mais, ce n’est pas n’importe quel système, il est auto-organisé (ainsi l’émergence de la conscience chez les individus, par exemple, rétroagit sur l’être de cet individu). D’où la nécessité d’une théorie fondamentale de l’auto-organisation, celle-ci permettant de faire émerger les notions d’être, d’existence ainsi que la notion d’autonomie.

28Les derniers séminaires de Morin (1982-1986) ont été consacrés à une problématisation des limites de la logique et à la connaissance de la connaissance. L’apparition de la contradiction n’est pas un signe d’erreur, mais lorsqu’elle est imposée par l’observation/ expérimentation, elle signale un domaine inconnu ou « profond » de la réalité.

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Les limites de la démonstration logique au sein des systèmes formalisées – Godel, Trasky –, c’est en quelque sorte l’émergence du principe récursif complexe, comportant l’association de notions à la fois complémentaires et antagonistes ».
(Annuaire, Morin, 1982)

30Plus encore, dans le principe d’une épistémologie de la complexité, selon Morin, il n’y a pas de référentiel souverain pour contrôler/vérifier la connaissance, mais de multiples référentiels, chacun nécessaire et chacun insuffisant, se renvoyant l’un à l’autre, et comportant chacun un principe d’incertitude.

31Enfin, entre 1984 et 1986, les séminaires de Morin vont mettre l’accent sur la connaissance de la connaissance et sur les conditions sociales, culturelles et historiques de la connaissance – ce qu’il appelle la sociologie de la connaissance. Dans la première, le problème de la connaissance était abordé à partir d’un autre regard sur les différentes conceptions critiques ou analytiques de la science, issues soit du champ philosophique proprement dit, soit d’un champ plus précisément épistémologique. Dernier aspect, pour Morin, la sociologie de la connaissance doit abandonner le postulat mécaniste-déterministe qui suppose : a) une relation linéaire de producteur (la société) à produit (l’idée) ; b) un déterminisme constant égal et rigoureux. Or, « si le monde des idées dispose d’un minimum d’autonomie organisationnelle, s’il s’introduit dans une boucle récursive où le produit contribue à la production de producteurs, alors s’effondre le postulat mécaniste-linéaire de la sociologie déterministe » (Annuaire, Morin, 1985).

32On peut conclure que ces diverses recherches interfèrent et interagissent les unes sur les autres. Elles sont distinctes, mais inséparables dans la conception ici présentée où s’associent le champ purement scientifique des outils de la connaissance (complexité), le champ proprement épistémologique de la paradigmatologie, et le champ propre de la sociologie de la connaissance.

33Comme nous avons vu, au cours de ces années de séminaire, l’aspect épistémologique de la complexité s’affirme comme un nouveau champ de la connaissance avec de nouveaux outils conceptuels. Ainsi, la complexité propose un nouveau jeu de la pensée. La Méthode, selon Morin, c’est d’abord un certain nombre de pense-bêtes pour ne pas oublier l’antagonisme quand on pense à la complémentarité et réciproquement.

34La synthèse de l’ensemble des archives des séminaires de Morin, bien que largement incomplète, a le mérite de montrer l’émergence de quelques principes conceptuels qui fondent une épistémologie de la complexité sans égale.

Français

L’œuvre d’Edgar Morin n’est pas exclusivement la démarche d’un chercheur isolé. Elle fut, pendant une vingtaine d’années, acte de transmission de connaissance et d’échange de points de vue au sein de ses séminaires. Ici, il s’agissait alors d’essayer de faire apparaître la dimension d’une épistémologie de la complexité. Quel fut, dans le contexte des « séminaires de Morin », le processus d’interaction, d’osmoses, l’intensité du dialogue entre le penseur et les personnes qui fréquentaient les différentes séances ainsi organisées ? Enfin, nous verrons dans ce texte que « l’épistémologie de la complexité n’a pas pour mission de retrouver la certitude perdue et le principe Un de la vérité » (Morin, 1984).

Mots-clés

  • connaissance
  • épistémologie
  • complexité
  • paradigme
  • évolution
  • biologie
  • système
  • auto-organisation
  • société
  • culture
  • nature

Références bibliographiques

  • En lignePena-Vega, A. « Une tête bien faite pour changer un monde incertain », Communications, no 82, 2008, p. 135-141.
  • Tattersall, I., L’Émergence de l’homme, Paris, Gallimard, 1998.
  • Annuaire des séminaires, 1969-1986, Fonds documentaire du Centre Edgar Morin – iiAC (EHESS-CNRS).
Alfredo Pena-Vega
Centre Edgar Morin – iiAC (EHESS-CNRS) Institut international de recherche de politique de civilisation
Alfredo Pena-Vega, engagé par Edgar Morin en 1994 dans le cadre de son projet européen, Sustainability Through Ecological Economics, Economic and Social Aspects of Environment, a été associé comme chercheur au Centre transdisciplinaire, sociologie, anthropologie, histoire (CETSAH). Par la suite, il s’intéressé aux problèmes socio-écologiques soulevés par des catastrophes technologiques (accident nucléaire civil de Tchernobyl) et naturelles, ainsi qu’à la réflexion d’une épistémologie de la complexité. Depuis plus de dix ans, il est le coordinateur scientifique des universités internationales d’été et directeur de l’Institut international de recherche politique de civilisation, présidé par Edgar Morin. Actuellement, il pilote deux projets de recherche : l’émergence d’une conscience européenne chez les jeunes et les perceptions et l’adaptabilité aux changements climatique. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, traduits à l’étranger.
Courriel : <penavega@ehess.fr>.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.060.0086
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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