1Le Journal de Californie (1970) est un livre à part dans l’œuvre de Morin, de par son style particulièrement intuitif, mais aussi par son propos qui rend compte d’un basculement profond dans le système de pensée de Morin. Invité au Salk Institute de San Diego au tournant des années 1969 et 1970, Morin dispose d’une année de liberté totale pour réfléchir, auprès de certains des plus grands biologistes de l’époque, aux liens entre anthropologie et biologie. Si ces questionnements fondamentaux sur les rapports entre le vivant et le social sont déjà anciens depuis L’Homme et la Mort (1951), c’est dans ce contexte privilégié qu’ils deviennent centraux, prenant peu à peu le pas sur les travaux plus clairement sociologiques des années 1960. Selon ses propres termes, où l’on sent pointer constamment la métaphore du vivant, c’est en Californie que Morin « ovule » de cette « nature de la société », première ébauche de La Méthode. L’ambitieux programme de recherche de La Méthode est donc clairement en gestation dans le bouillonnement intellectuel du Salk Institute en même temps que Morin, n’ayant pas totalement opéré sa mue épistémologique, semble également fasciné par un autre bouillonnement, celui de la Californie alors en pleine révolution culturelle hippie.
2Une bonne partie du livre est, en effet, consacrée à une analyse fine, empathique, mais néanmoins critique, de ce laboratoire des transformations sociales que représente la Californie de cette époque. Créations de communautés, usage des drogues, contestation politique, free press, culture rock, sexualité libérée, nouvelles religions, écologie, économie néo-archaïque : Morin, dans sa capacité à saisir les émergences sociales, voit pointer avec émotion la possibilité d’un modèle de société hors de l’alternative de l’époque entre capitalisme et communisme. Dans le même temps, son regard sociologique tristement lucide annonce les inévitables dégradations internes (notamment dans la drogue ou le dogmatisme) ou externes (répression policière, crise) qui conduiront au déclin du mouvement hippie. Son analyse à vif nous fait toucher ce qu’a pu représenter alors ce mouvement en termes d’espoirs et de changements culturels.
3Que ce soit sur la révolution de la biologie moléculaire ou celle de la jeunesse californienne, le regard de Morin n’est volontairement pas externe. Le sujet Morin est inséparable des objets qu’il observe et il apparaît constamment au fil de la lecture. Ce livre est en effet aussi un journal personnel où l’on voit Morin se mettre en scène lui-même. Méditerranéen perdu dans ce milieu pourtant plus méditerranéen que nature, il semble gêné dans un premier temps par le puritanisme, l’asepsie et la répressivité d’une certaine Amérique. S’il se montre plus à l’aise dans les environnements mexicains, italiens ou hippie, il comprend vite qu’il aime aussi l’Amérique pour elle-même, sa créativité et son idéalisme incarnée dans cette quête primitive et naïve de paix et d’amour. Les femmes, l’herbe, la danse, le vin, les amitiés (avec Salk, Touraine, Monod ; à la recherche de celle, refusée, de Bourdieu), la famille, Star Trek, la plage, le soleil, l’ivresse intellectuelle de la recherche sont autant d’éléments qui convergent vers une fin touchante où Morin avoue, presque gêné, avoir été heureux durant ces quelques mois californiens.
4À l’opposé de la rigueur systématique de La Méthode, le Journal de Californie a le charme des esquisses inachevées, la spontanéité des moments éphémères, la force de la pensée intuitive, souvent la grâce d’une œuvre littéraire. Pourtant, c’est bien l’activité magmatique qu’il reflète qui semble avoir généré l’énergie essentielle à l’effort colossal de construction de La Méthode. Si le Journal de Californie ne couvre finalement que les premiers mois du séjour de près d’un an de Morin en Californie, c’est, du propre aveu de l’auteur, qu’il a été abandonné au profit de la « méditation sur la vie » et de la jouissance à plein-temps de cette vie heureuse en Californie. Biologie, nature californienne, élan vital d’une transformation sociale et vie personnelle irriguent comme des artères le cœur de ce livre plus fondamental qu’il n’y paraît, absolument vivant.