CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Je suis né l’année même où la structure en double hélice de l’ADN a été découverte [1] par Jim Watson et Francis Crick tandis que Stanley Miller validait l’intuition de Darwin selon laquelle la planète Terre prébiotique était capable de produire spontanément les constituants de la vie. Dès le collège, alors que François Jacob et Jacques Monod ouvraient la porte à la compréhension des mécanismes par lesquels l’information génétique « s’exprimait » pour nous constituer, quelques excellents professeurs secondés par des articles de vulgarisation m’ont très tôt convaincu de l’extraordinaire découverte qui se mettait en place. On était en train de comprendre comment un message, écrit sur une longue molécule, était lu dans un environnement donné et amenait à la constitution de chacun de nous, humains et autres êtres vivants. Le gène devenait concret, la structure matérielle qui le portait et qui permettait son expression devenait tangible...

2Parallèlement, en cette fin des années 1960, une effervescence intellectuelle s’emparait du monde occidental, se traduisant par les « événements » que l’on sait. Les idées en vogue à l’époque refusaient toute ingérence du biologique dans l’humain. Passer le baccalauréat en 1970 en se demandant quel était, pour des êtres produits par une interaction entre gènes et environnement, le sens réel des notions de liberté et de libre arbitre, c’était s’exposer à de dures sanctions de la part de professeurs de philosophie défenseurs de l’idéologie progressiste orthodoxe. J’en ai fait l’amère expérience. Plus tard, devenu généticien, étudiant l’évolution des êtres vivants en alliant génétique et écologie, j’ai pu constater combien l’ensemble de la communauté des sciences humaines françaises restait sur cette ligne de refus du biologique dans l’humain et j’ai commencé à rêver d’une réelle interaction interdisciplinaire entre les différents champs de la recherche. D’autant que le développement de mes propres recherches me conduisait à m’interroger sur les conséquences sociales du développement des biotechnologies ? une question qui ne pouvait se traiter sans une réelle communication entre différents domaines de réflexion. C’est dans cet état d’esprit que, peu avant de devenir membre de la direction des Sciences de la Vie du CNRS, je me suis vu proposer de participer au comité scientifique des rencontres « Sciences & Citoyens » présidé par Edgar Morin.

3Le CNRS a réalisé là en vraie grandeur une expérience d’interactions impliquant des scientifiques issus de domaines différents d’une part, et avec des jeunes issus de milieux divers d’autre part. Une application concrète de la réflexion sur la complexité et sur l’interdisciplinarité. Le jeu consiste, pour le comité constitué de représentants de toutes les disciplines concernées (biologie, chimie, histoire, informatique, mathématiques, philosophie, physique, politologie, sociologie…), à imaginer des sujets où les questions scientifiques rencontrent les interrogations des citoyens. La démarche présente un double avantage.

4– D’une part, elle amène les scientifiques à échanger entre eux, à confronter le point de vue du biologiste et du sociologue, celui du philosophe et du physicien, par exemple, autour de sujets allant de l’énergie à la liberté, en passant par la mort ou le sexe. Le comité est devenu une sorte de think tank constitué de personnalités extraordinairement dissemblables mais animées d’un désir commun, personnifié par le leader du groupe : comprendre, échanger, partager, explorer la complexité sans la simplifier mais en en décomposant les éléments et en identifiant les émergences.

5– D’autre part, ces réflexions aboutissent à une session de quatre heures pendant laquelle les scientifiques débattent avec des jeunes ayant choisi cet atelier. Pas d’exposé, surtout pas de cours. Uniquement le jeu des questions-réponses, le débat, le frottement des idées, éclairés par la connaissance. Pas question d’être dogmatique ; les scientifiques doivent apprendre à écouter.

6En substituant à l’habituel exposé par lequel le savant vulgarise ses connaissances un débat, éclairé par une réflexion interdisciplinaire, la démarche initiée par Edgar Morin dans ces rencontres crée les conditions d’une exploration de la complexité dans sa dimension scientifique. Aux scientifiques réductionnistes le soin de décortiquer le problème, d’en montrer les éléments de base, d’en expliciter les rouages intimes, de montrer à quel degré de complexité la vision analytique devient insuffisante et doit s’adjoindre une composante systémique. Le débat interdisciplinaire conduit alors à comprendre en quoi les interactions entre les éléments du système l’amènent à développer des comportements originaux : des émergences. Pas question, dans un tel cadre, pour les scientifiques habitués à étudier les mécanismes intimes de la matière ou du vivant, de s’enfermer dans leur seule démarche. Les aspects intégrés doivent être pris en considération. Mais pas question, pour le spécialiste de la société ou le philosophe, d’ignorer les connaissances des sciences de la matière ou de la vie. Pas question pour le sociologue de nier ce que l’étude des gènes ou de la sélection naturelle apporte à la compréhension des comportements humains. Il faut ajouter que concrètement, l’organisation de ces rencontres est toujours festive grâce à l’excellent service du CNRS qui les prend en charge et qui sait cristalliser les interactions fortes entre individus. La soirée dansante, réunissant tout le monde et où Edgar s’est illustré bien souvent, en est un des éléments clés.

7On le voit, la procédure de « Sciences & Citoyens », issue de la réflexion et de la pratique d’Edgar Morin, réalise les conditions concrètes de la démarche interdisciplinaire participative. L’interaction avec les jeunes exige des scientifiques qu’ils restent clairs et compréhensibles non seulement vis-à-vis des interlocuteurs, mais aussi entre eux, voire avec eux-mêmes. Plus, ils ont à comprendre comment une question, formulée par un citoyen, dans un langage non scientifique, renvoie à des interrogations scientifiques que les chercheurs se posent (ou parfois ignorent, parce qu’elle ne rentre pas dans leur champ) mais sous un autre angle. Ainsi, ces discussions, sur le long terme, amènent-elles les scientifiques à modifier leur point de vue sur des sujets qu’ils connaissent mais dont ils n’ont pas spontanément exploré les aspects liés aux interactions entre la connaissance, la technique et la société.

8Un atelier consacré au thème de la mort peut illustrer ce fonctionnement et montrer la force qui s’en dégage. Disons en préambule que le sujet n’avait pas conquis le comité de prime abord. Certains craignaient que ce thème ne soit intéressant que pour des vieux comme nous et n’attire pas les jeunes. Il s’est tenu cependant. La séance a démarré par une discussion sur la mort cellulaire avec un spécialiste de la question, s’est poursuivie en parlant des mécanismes sélectifs qui ont modifié la durée de vie des organismes au cours de l’évolution. La présentation s’est ensuite portée sur les aspects anthropologiques des rites funéraires, puis sur les aspects sociologiques et philosophiques. Chaque point a été débattu puis une discussion générale a suivi.

9Les jeunes, venus très nombreux dans cet atelier, nous ont déclaré de façon unanime que leur intérêt pour ce sujet venait du fait qu’on ne leur en parlait jamais et que la plupart d’entre eux n’avaient jamais vu un mort… Enfin, une jeune femme a raconté comment, à la suite d’une erreur médicale, elle avait crû pendant un mois qu’il ne lui restait plus que quelques semaines à vivre. Son témoignage a été donné dans un silence de plus en plus dense. Elle a terminé, dans une salle absolument bouleversée, en disant qu’elle n’avait jamais parlé de cela à personne, pas même à ses parents, avant ce jour. Chacun d’entre nous a pu mesurer à cette occasion la distance qu’il y a de la vision technique et médicale au ressenti subjectif, mais aussi l’état de notre société pour ce qui concerne l’incommunicabilité des questions se rapportant à la mort. On peut aussi y voir la puissance de la démarche « Sciences & Citoyens » pour ouvrir la parole.

10Lors d’un atelier intitulé « De l’espèce humaine au genre humain », nous avons été confrontés au fait que les jeunes français, héritiers des penseurs de leur siècle, ne considéraient les humains que comme des êtres sociaux sans soubassement biologique. Edgar Morin tentait désespérément d’introduire le point de vue biologique et de diriger quelques questions vers moi. Rien à faire, seules les approches sociologiques suscitaient l’intérêt. Nous avons organisé le même atelier à Montréal, quelques mois plus tard, une université québécoise souhaitant expérimenter le fonctionnement des rencontres afin de les adapter à ses étudiants. À notre grande surprise, le débat s’est déroulé à l’opposé de ce qui s’était passé en France. Les jeunes québécois n’étaient intéressés que par les aspects biologiques et ont résisté avec constance à nos tentatives pour orienter la discussion vers le volet social de la question ! Si on veut comprendre la différence de perception des questions de biomédecine ou de biotechnologies de part et d’autre de l’Atlantique, il faut nécessairement prendre en compte ces différences de culture. Il faut cependant nuancer cette réflexion par le fait suivant : nous ne rencontrions ce jour-là que des étudiants [2].

11Ainsi, ces rencontres ont-elles été l’occasion, pour les chercheurs, de toucher du doigt la différence entre la perception sociale d’un objet complexe et celle que leur donne leur démarche analytique. Au cours d’un atelier consacré à la sexualité et à l’amour, l’organisateur a commencé par interroger les jeunes citoyens présents sur ce que l’idée de sexualité évoquait pour eux. Les nombreuses interventions ont montré combien ces jeunes se sentaient concernés par la question. Une demi-heure durant, les commentaires se sont succédé. Un chercheur dans la salle a alors fait remarquer que parmi toutes les choses qui avaient été dites sur le sexe, jamais n’avait été évoquée l’idée que la fonction de la sexualité pouvait être de produire des enfants. Une superbe illustration de la façon dont sexe et reproduction sont découplés dans notre société.

12Des chercheurs à l’écoute des citoyens, voilà ce que ces rencontres produisent. Et, bien sûr, à l’écoute des autres chercheurs également. J’ai pu mesurer, au cours de ma carrière, à quel point une belle démarche semble évidente à tous ceux qui ne connaissent pas le monde de la recherche de l’intérieur, restait rare. La hiérarchie d’Auguste Comte est si fermement enracinée dans nos esprits que nous avons du mal à ne pas spontanément nous y référer [3]. Sciences dites « dures » opposées aux sciences « molles » (ou « douces »), sciences humaines opposées aux sciences de la Nature, (ou inhumaines) une illustration de la déconnexion Humains/Nature déjà évoquée… On voit ce sentiment de supériorité de certains scientifiques à l’œuvre dans la façon dont biologistes, chimistes ou physiciens imposent de force les « Progrès » techniques qu’ils mettent en place (et grâce auxquels ils sont financés) en rejetant les critiques de la société. Des OGM aux nanotechnologies, le débat est quasiment impossible tant les techno-scientifiques sont convaincus de l’incompétence de leurs contradicteurs. On a vu, même au cours de démarches aussi ouvertes que les Assises de la Recherche en 2004, d’éminents scientifiques « durs », balayant avec mépris les apports des sociologues sur la fameuse demande sociale, celle des citoyens à l’égard de la science. Le souvenir du désarroi des membres du groupe « Recherche et Société », présidé par Françoise Héritier devant l’incompréhension des dirigeants du mouvement en a été un marqueur fort. Jamais de telles situations ne se sont produites dans le groupe Sciences & Citoyens. Le respect entre les représentants des différentes branches de la science a toujours été total, dans les deux sens d’ailleurs. Le généticien pouvait enfin discuter avec des collègues historiens, philosophes ou sociologues de problèmes sociaux que posent les découvertes, parfois dérangeantes, de la génétique sans jamais être accusé de défendre des idéologies suspectes ! Le débat interdisciplinaire exige un respect total a priori de la différence ; ceci peut apparaître comme une évidence, mais ce respect n’est pas acquis et il faut créer des conditions particulières pour qu’il devienne réel.

13Dans de telles conditions, il devient possible d’aborder des sujets difficiles et fondamentaux. La biologie moderne fournira des résultats qui imposeront à notre société des défis majeurs. Comme l’a affirmé François Jacob, « le génome ne sera pas politiquement correct [4] ». Aux généticiens le devoir de présenter leurs résultats avec toute la rigueur nécessaire, d’expliquer ce que peut signifier le fait que des variations génétiques puissent causer des variations de quotient intellectuel. Aux spécialistes des sciences humaines de cesser de se voiler la face en se contentant de se situer dans le déni ; des réponses comme « le quotient intellectuel ne veut rien dire et d’ailleurs il n’est en rien influencé par les gènes » ne doivent plus avoir cours. Les connaissances en biologie, en génétique, en neurologie, en psychologie et dans l’ensemble des sciences doivent être débattues sans tabou si on veut relever les défis qui se présentent à nous. Les biologistes ne pourront pas gérer les conséquences sociales de leurs découvertes sans un apport significatif et documenté des sciences humaines. Les chercheurs en sciences humaines ne seront crédibles que s’ils admettent les résultats des biologistes et exigent de les comprendre en détail.

14Comme Edgar Morin l’a souvent fait, le chercheur doit toujours chercher à comprendre les démarches de ses collègues, aussi surprenantes, voire choquantes qu’elles puissent paraître a priori. Cette approche scientifique de la complexité devient une nécessité urgente dans une société où l’on assiste simultanément à des dérives scientistes du transhumanisme cherchant à réaliser des surhommes via la convergence entre neurologie, biologie, sciences de l’information et sciences cognitives (NBIC), tandis que de plus en plus de nos concitoyens, effrayés par les dangers que font courir ces savants fous à l’humanité écoutent avec bienveillance les sirènes de l’obscurantisme. En effet, la situation est si caricaturale parfois qu’elle peut pousser des citoyens dégoûtés à se tourner vers l’ésotérisme et le rejet de la rationalité, ou même vers le vandalisme.

15Le CNRS ? seul organisme de recherche en France où toutes les disciplines sont représentées ? a la capacité de produire cette démarche. Il le pourra s’il parvient à développer l’interdisciplinarité et à prendre en compte la complexité à toutes les échelles où elle se présente. Il faudra pour cela réussir à s’éloigner des approches qui exercent une pression inverse et qui, de la compétitivité à l’excellence en passant par la valorisation et la rentabilité tendent à enfermer le chercheur dans son micro-questionnement sur le développement de la technique qui lui permettra d’avancer et, surtout, d’être reconnu par l’attribution de crédits. Les découvertes de notre époque deviennent de plus en plus techniques, la recherche manque de souffle, elle ne se préoccupe que de ce qui est suffisamment simple pour pouvoir être exploité. Pourtant, nous n’avons jamais été aussi conscients de la complexité du monde qui nous entoure.

16C’est à condition de permettre à chacun de développer ses questionnements en relation avec les autres que l’on peut espérer prendre en compte cette complexité ? fruit des interactions innombrables entre des éléments singuliers, qu’on peut espérer redonner à la recherche le statut d’une véritable aventure intellectuelle et lui permettre de progresser en symbiose avec la société, avec les citoyens. C’est la mission que doit se donner le CNRS, suivant en cela la voie initiée en son sein par Edgar Morin.

Notes

  • [1]
    En 1953.
  • [2]
    Sauf dans le taxi qui amenait certains d’entre nous de l’aéroport. Alors que la conversation tournait autour d’Edgar Morin, le chauffeur a subitement demandé si c’était bien du sociologue qu’il était question. Il a alors ajouté qu’il avait lu tous ses livres et que cela l’avait beaucoup aidé à vivre et à comprendre le monde.
  • [3]
    L’auteur de ces lignes a d’ailleurs été lui-même piégé au début de ce texte, lorsqu’en listant les spécialités présentes dans le comité scientifique de « Sciences & Citoyens », il s’est aperçu qu’il était en train de les classer dans un ordre hiérarchique. Il a alors, comme le lecteur a pu le noter, opté pour l’ordre alphabétique.
  • [4]
    François Jacob, « Éloge du darwinisme », Le Magazine littéraire, no 374, mars 1999, p. 23.
Français

Les rencontres « Science & citoyens » du CNRS, lancées il y a vingt ans par Edgar Morin, constituent une expérimentation en vraie grandeur de l’interdisciplinarité et de l’interaction du débat entre scientifiques et entre scientifiques et citoyens. Une telle démarche devient de plus en plus nécessaire à une époque où les échanges entre sciences de la nature et sciences humaines deviennent primordiaux pour l’avenir de notre société.

Mots-clés

  • science et société
  • complexité
  • génétique
  • interdisciplinarité
  • CNRS
Pierre-Henri Gouyon
MNHN − équipe Botanique
Pierre-Henri Gouyon a étudié la philosophie avec Michel Henry, puis l’histoire des sciences avec Jacques Roger, après des études d’agronomie (ingénieur INAPG) et un doctorat ès sciences. Ses recherches en génétique des populations et en écologie, associant démarches de modélisation, observations de terrain (essentiellement sur des plantes) et expérimentation ont porté sur la théorie de l’évolution, en particulier l’évolution du sexe, les conflits génomiques, la migration et la mutation. Il a également étudié les impacts sociaux de la biologie (eugénisme, OGM, bioéthique...).
Page web <http://www.mnhn.fr/oseb/gouyon-pierre-henri>.
Courriel : <gouyon@mnhn.fr>.
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https://doi.org/10.3917/herm.060.0079
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