1Il a fallu au jeune sociologue une bonne dose d’anti-conformisme, doublée d’une passion dévorante pour le cinéma, pour qu’il décide de consacrer en 1957 un ouvrage à ce futile objet d’étude, la star (Morin, 1957). À l’époque, la sociologie n’était qu’une branche de la philosophie, voire une demi-branche – la licence de philosophie comportait alors quatre certificats, dont un de « morale et sociologie » – et la discipline naissante, en quête de sérieux, ne s’intéressait pas encore à la pratique de la chasse à courre ou à la prolifération des seins nus sur les plages. Mais, précurseur et cinéphage, Edgar Morin ne craignait pas le décalage. Il explique, dans sa préface à la troisième édition de 1972, comment cette étude s’inscrit dans son parcours : « Un problème qui n’a cessé de revenir dans mes recherches de sociologie contemporaine : celui de la mythologie, voire de la magie dans nos sociétés dites rationnelles. » Un phénomène qui, loin d’être « un îlot d’infantilisme au sein d’une civilisation moderne » en est au contraire une émanation logique, un pur produit de la société de consommation et de la culture de masse.
2La relecture des Stars est une plongée dans un univers pas si lointain – on y croise Marilyn, Bardot, Brando, d’autres sont plus évanescents dans nos mémoires – mais surtout elle nous confirme, parfois avec fulgurance, que les mécanismes de fonctionnement et d’appropriation de la star par le public restent inchangés. Certes, les contours de l’objet ont un peu évolué : les « Olympiens » ne sont plus seulement des acteurs de cinéma, mais aussi des artistes, des chanteurs, des top models, voire des journalistes. Edgar Morin avait d’ailleurs prévu, dès 1957, cette « extension du domaine de la star » :
Les stars de cinéma ne sont plus les souveraines de l’Olympe. Elles se fondent dans le nouvel Olympe de la culture de masse, mêlées aux princes, princesses, aux play boys comme Gunther Sachs, aux danseurs comme Noureev, aux nouvelles idoles de la culture rock et pop : les Beatles, Johnny et Sylvie.
4Au fil du temps et en dépit de la diversification des profils, les ressorts de la mythologie moderne demeurent identiques. Dans le dialogue singulier que le (jeune) individu croit établir avec son idole interviennent certes des éléments intimes et psychologiques – le rêve, le désir et la fameuse dyade projection/identification – mais aussi tous les ingrédients que la société industrielle n’a fait que multiplier : la culture de masse, la télévision, la presse, la publicité, la loi du profit.
5Comment le phénomène se manifeste-t-il à la télévision ? Pourquoi le petit écran transforme-t-il les journalistes en stars ? Est-ce un effet technique du média ? Pourtant, Edgar Morin avait noté à propos du cinéma hollywoodien :
Le star system s’est greffé tardivement, après quinze ans d’évolution anonyme, au système de production des films. Ce phénomène original n’a rien d’originaire ni apparemment rien de nécessaire. Rien dans la nature technique et esthétique du cinéma n’appelait immédiatement la star.
7Appliquée au domaine de l’information, l’analyse de la genèse et de la fonction de la vedette qu’Edgar Morin avait initiée dans Les Stars (1957) et développée quelques années après dans L’Esprit du temps (Morin, 1962a) s’avère d’une redoutable efficacité (Tristani-Potteaux, 1983). La concentration technique et bureaucratique de la société industrielle pèse sur la production culturelle de masse et entraîne une tendance à la dépersonnalisation. Cette tendance se heurte à une exigence radicalement contraire, qui réclame un produit individualisé. D’où une contradiction fondamentale que l’industrie culturelle doit constamment surmonter et pour cela fonctionner à partir de ces deux couples antithétiques : bureaucratie/invention, standard/individualité (Morin, 1975 [1962a], p. 32). La contradiction se résout dans la vedette qui unit l’archétype et l’individuel, qui peut être en même temps une production industrielle (standardisable) et une projection de l’imaginaire. Au confluent de la production de masse et des désirs les plus individualisés, son « hiératisme résout au mieux la contradiction fondamentale » (Morin, 1975 [1962a], p. 41). La projection et l’identification deviennent alors possibles. Et la magie passe de Sunset boulevard au studio de télévision, de la star de cinéma au présentateur du 20 heures, la fascination opérant notamment grâce à l’immatérialité de l’image. « Les hommes sont immédiatement fascinés par une extension d’eux-mêmes faite d’un autre matériau qu’eux », notait Mc Luhan (1964). Selon Morin :
L’optimum de l’identification s’établit à un certain équilibre de réalisme et d’idéalisation ; il faut […] que les personnages participent par quelque côté à l’humanité quotidienne, mais il faut aussi que l’imaginaire s’élève à quelques paliers au-dessus de la vie quotidienne, que les personnages vivent avec plus d’intensité […] que le commun des mortels […] il faut enfin que les héros soient doués de qualités éminemment sympathiques.
9À partir de la mise en évidence de sa contradiction originaire entre standard et imaginaire – et c’est là le trait de génie de Morin –, on peut alors décliner toutes les caractéristiques de la vedette : forte mais fragile, hyper présente mais menacée de néantisation, concrète mais de l’ordre du mirage, familière mais lointaine, inquiétante mais sécurisante. Une constante tout de même chez les stars, qu’elles soient du cinéma ou de la presse : le travail, l’engagement physique. Une vedette est un soldat placé en sentinelle qui veille pendant que nous dormons. Le pouvoir de séduction qu’elle exerce sur nous est le fruit d’un travail sans relâche.
10Non contente de nourrir nos rêves et de forger nos opinions, la « star déesse » qui est aussi une « star marchandise » devient un acteur économique à part entière en influant sur nos modes de vie.
11« Une star est capable de renverser un dogme dans le règne de la fashion ». Qui dit cela ? Lagerfeld en 2011 ? Non, Morin en 1957. Il raconte que Clark Gable, en portant une chemise à même la peau dans New York-Miami, a porté un coup si rude à la vente des « marcels » que le syndicat des bonnetiers a exigé la coupure de la scène. Un processus d’imitation ou de fétichisme qui ne s’est jamais démenti.
12« La star est toujours publicitaire », écrivait Morin, « sa plus grande efficacité s’exerce sur des produits imprégnés de magie érotique », le cosmétique équivalant à un philtre d’amour. Comment ne pas penser aux campagnes publicitaires de L’Oréal (« parce que vous le valez bien) », avec les cheveux d’Eva Longoria, les cils intenses de Penelope Cruz, les lèvres pulpeuses de Scarlett Johansson, et la peau encore fraîche de Jane Fonda ?
13« D’une façon plus générale, observait Morin, il n’est rien dans l’érotisme moderne qui ne subisse d’une façon ou d’une autre l’influence des stars. » Au printemps 2009, le Metropolitan Museum of Art de New York lui donne raison avec une superbe exposition The Model as Muse : Embodying Fashion. Glorifiant les super stars que sont devenues les top models dans les années 1980 et 1990, cette exposition montre que les mannequins n’ont pas seulement porté des vêtements, elles ont contribué au processus de leur création. Marc Jacobs, sponsor de l’exposition, estime même que leur rôle est aussi important dans la conception d’un vêtement que dans la façon de le faire vivre.
14La star a évolué. Mondialement « consommée et consumée », elle s’est aussi – grâce au relais de la presse people, des sites internet et de la télé-réalité – humanisée, rapprochée de ses fans, exacerbant leur fétichisme puisque l’identification est plus facile et moins sacralisée. Le teint diaphane de Garbo ne sera jamais égalable, les légères rougeurs de Meryl Streep ou de Nicole Kidman sont plus rassurantes. Il faut dire que l’arrivée de la couleur a contribué à ce « réalisme ».
15Autre prémonition de Morin, l’intuition de ces « good-bad-girls » qui ont désormais envahi notre univers. L’opposition – très prisée dans les débuts du cinéma – entre la pure héroïne et la vamp malfaisante se dilue. En émerge une « sorte de synthèse de la vamp, de l’amoureuse et de la vierge » qui donne la « good-badgirl », provocante et dotée de sex-appeal mais s’avérant bonne fille à la fin du film… Ce modèle, désormais très répandu, Liz Taylor l’avait incarné de façon paroxystique, et les nombreux articles suscités par sa récente disparition ne manquent pas de souligner la « double personnalité » de celle qui fut à la fois une croqueuse d’hommes et de diamants, et une ardente combattante dans la lutte contre le Sida. Un dédoublement sans doute inhérent au phénomène de la célébrité, mais qui n’altère en rien l’aura de la star, sa « quintessence », et lui confère, comme l’écrit Edgar Morin en conclusion, « cette survie qu’on nomme aventureusement en art immortalité » (Morin, 1972 [1957], p. 163).