CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1C’est en 1956 que paraît, dans la collection « Arguments » dirigée par Kostas Axelos aux éditions de Minuit, Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie sociologique, ouvrage engagé après la publication en 1951, de L’Homme et la Mort, et qui devait comprendre deux tomes (le second n’a pas été publié), sans compter un essai « satellite », Les Stars (1957). Dans une préface de 1977, pour une nouvelle édition, Edgar Morin précise qu’il s’agit d’un « aérolithe ». Ce n’est pas faux. En effet, dans le monde académique d’alors (mais aurait-il tant changé ?), une anthropologie du cinéma a dû apparaître comme une bien curieuse météorite dans le ciel ordonné des disciplines, pour ne pas dire un OVNI. Quant au chercheur, si jeune (une trentaine d’années) osant se faire rembourser les frais de son « terrain » (les salles obscures), pouvait-il être sérieux ?

2Pourtant la bibliographie est copieuse, un utile index clôt le volume au plan efficace, que demander de plus ? Il est vrai que l’écriture est vive et personnelle, mais comment museler ses propres goûts cinématographiques et s’imposer une pseudo-objectivité lorsqu’on traite du cinéma, c’est-à-dire justement, de ce jeu d’images et de mouvements qui brouille sans cesse la frontière ténue qui sépare le réel de l’imaginaire et inversement ? Cinquante ans plus tard, cet essai se lit avec plaisir et le lecteur un peu documenté est étonné de la justesse des propositions, de l’intérêt de la démarche, de la qualité des informations, de la perspicacité des questions. Il s’avère, rétrospectivement « pionnier », car les « grands livres » sur le cinéma (de Kracauer à Deleuze) ne sont pas encore publiés et la Nouvelle Vague n’a pas encore déclenché son tsunami culturel et pourtant Edgar Morin saisit pertinemment ce qui caractérise ce « truc » bizarre : un art qui est aussi une industrie, un « fait social total » qui renseigne aussi bien sur la société qui le produit que sur le public qui le reçoit, une illusion réelle et une réalité poétisée…

3Déjà, l’auteur se montre rebelle à l’analyse disjonctive et prône une approche multidimensionnelle, au « ceci ou cela » il substitue le « ceci et aussi le cela et certainement autre chose encore » qu’il désignera plus tard du mot, dorénavant, valise de « complexité ». Comment s’y prend-il ? D’abord, il entraîne le lecteur dans une géo-histoire de la photographie qui devient le cinématographe, qui se fait cinéma. Ces précisions effectuées, il s’attarde sur le traitement que le cinéma réserve au temps et à l’espace, ces deux concepts puissants de la philosophie occidentale. Le temps est morcelé et recousu sur une trame narrative qui n’hésite pas à user de sa capacité à ralentir et à accélérer l’action afin de circonscrire l’émotion. L’espace est lui aussi fragmenté et « repuzzlé » au gré d’une logique fictionnelle qui cannibalise l’attention du spectateur. Le cinéma créé une métamorphose spatio-temporelle qui, à la fois, déroute et stimule le public. Chacun se perd à se retrouver. Toute image libère un imaginaire. Toute séquence s’enlace à la suivante sans oublier la précédente en une torsade imprévue. Les temps et les espaces cinématographiés sont plausibles à défaut d’être vrais, grâce à l’intervention affective du spectateur qui agence ses propres projections et identifications sur le déroulé du film et le destin des personnages. « Le mouvement, observe Edgar Morin, est l’âme du cinéma, sa subjectivité et son objectivité. Derrière la caméra, navigatrice du temps et de l’espace, s’écarte à l’infini le double sillage de la vie et du rêve. »

4Puis, l’auteur s’interroge sur ce qu’est la « perception », reprenant les « stades » définis par Bianka et René Zazzo, empruntant à l’étude de la vision et du cerveau, il en vient à concevoir le cinéma comme un langage, qu’il nomme « esperanto naturel », tant il parle à chacun, mêlant la Raison à la Magie. Le cinéma cinémaise, ou comme l’écrit Jean Epstein, souvent cité par Edgar Morin : « L’écran est ce lieu où la pensée actrice et la pensée spectatrice se rencontrent et prennent l’aspect matériel d’être un acte. » Le cinéma ne laisse pas indifférent le spectateur, qui devient – de fait – co-auteur du film qu’il voit et qu’il racontera.

5Cet impératif réactif, que le cinéma génère, exprime sa qualité première celle de transporter le spectateur/ acteur de son spectacle. En cela, il conforte la part imaginaire de son art…

Thierry Paquot
Institut d’urbanisme de Paris Université de Paris 12 Val-de-Marne
Thierry Paquot est philosophe de l’urbain, Professeur des universités et éditeur de la revue Urbanisme. Il a conçu et dirigé La Ville au Cinéma. Encyclopédie (avec Thierry Jousse, Les Cahiers du Cinéma, 2005).
Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.060.0069
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...