1Comment Edgar Morin est-il passé, en deux décennies, de l’univers des stars, du cinéma et des grands événements publics à celui de l’unicellulaire et de l’invisible ? En quoi ce cheminement a-t-il marqué la pensée anthroposociologique de toute une génération de chercheurs ? Il ne s’agit pas d’un virage à 180 degrés d’un brillant chercheur qui, un jour, décide d’abandonner la frivolité du monde du cinéma pour se consacrer à la rigueur de la science. Il y a plutôt une suite logique dans le cheminement d’Edgar Morin, qui n’est pas évidente aux yeux de ceux qui ne l’ont pas suivi de près.
2Les séminaires du Centre d’étude des communications de masse (CECMAS) se tenaient chaque semaine dans la salle des conférences du 54 rue de Varenne, où s’entassait un petit groupe d’une vingtaine d’étudiants venus écouter de merveilleux conférenciers [1]. Le CECMAS était alors dirigé par trois éminents chercheurs d’horizons différents : Roland Barthes, Georges Friedmann et Edgar Morin. Et de prestigieux collègues y donnaient des séminaires comme Umberto Eco, Michel Crozier, Algirdas Julien Greimas, Christian Metz, Tzvetan Todorov, Julia Kristeva, André Glucksmann, Jean Baudrillard, Abraham Moles, Leo Bogart, George Gerbner, Eliseo Verón, Violette Morin, pour ne nommer que ceux-là. Le CECMAS constituait un bouillon de culture formidable.
3Dans la dernière moitié des années 1950, Edgar Morin flirte intensément avec la « communication spectacle ». Le Cinéma et l’homme imaginaire (1956), Les Stars (1957) et L’Esprit du temps (1962a), font de l’auteur une grande vedette de la culture populaire. Il est invité à présider des jurys de films, il est de tous les forums sur la culture de masse.
La création du CECMAS
4C’est dans cette mouvance que furent créés le CECMAS en 1961, et sa revue Communications. À sa naissance, le CECMAS se présente ainsi :
Dans l’économie générale des sciences humaines, le CECMAS occupe une place restée vide jusqu’à présent (du moins en France), et qu’il était nécessaire d’occuper ; la recherche sociologique ne peut rester indifférente à ces phénomènes massifs de notre société contemporaine que sont la presse, la radio, la télévision, le cinéma, la publicité, toutes ces voies (médias) par lesquelles l’information et le rêve, indissolublement mêlés, sont quotidiennement communiqués à des millions de consommateurs : ce sont là des phénomènes considérables, que l’on devra fatalement étudier dans toutes leurs dimensions : économique, sociologique, idéologique, anthropologique même.
6Trois ans plus tard, le CECMAS trace un premier bilan de ses recherches et publications et constate que l’organisme en mène large.
Quel dénominateur commun, autre que le champ vague de la communication sociale, peut bien rassembler des chercheurs qui étudient la mathématisation des sciences sociales, la sociologie du militant, l’industrie de la chanson, les effets de la violence filmée sur les enfants, les structures du langage cinématographique ou télévisuel…
8Ce bilan propose de regrouper les activités du centre autour de trois champs de recherche, appelés voies de pénétration, soit la sociologie des communications de masse autour de Georges Friedmann, la sociologie du présent autour d’Edgar Morin et enfin la sémiologie autour de Roland Barthes. Les trois chercheurs étant alors directeurs du CECMAS, sans qu’aucune barrière étanche n’empêche les uns et les autres d’intervenir dans les autres champs.
9Pour Edgar Morin, la sociologie du présent est une suite logique des travaux qu’il a déjà entrepris. Mais il y a un changement de cap. Plutôt que d’analyser des mouvements sociaux et culturels dans leur ensemble, comme il l’a fait pour Les Stars, Le Cinéma ou L’Esprit du temps, il oriente ses recherches sur des événements plus ponctuels et focalise son champ de recherche sur des objets précis. Et c’est à partir de la richesse de ces observations qu’il induira certaines de ses théories.
10Durant la période de 1955 à 1965, il multiplie les conférences, les séminaires, les rencontres et les participations sur le thème de la communication et de la culture de masse. Mais, en même temps, il sera tenté – comme il l’a fait toute sa vie ? de prendre du recul par rapport aux recherches précises qui le préoccupent et de les intégrer dans un panorama plus vaste. Il publiera, donc, en 1965, une Introduction à une politique de l’homme (1965a). Et l’année suivante, il donnera un séminaire sur le thème : « Racines d’une sociologie de la culture de masse : humanisme ou anthropologie. » En 1969, il pilotera le numéro 14 de la revue Communications sur la politique culturelle (1969c). Au-delà de ses recherches ponctuelles, Edgar Morin cherche toujours à situer ses connaissances multiples d’un secteur donné dans une enveloppe théorique.
La sociologie du présent
11À partir de 1965, tout en conservant son intérêt pour la culture de masse, il va se consacrer plus particulièrement à la sociologie des phénomènes présents. Il publiera Commune en France. La métamorphose de Plodémet (1967), La Rumeur d’Orléans (1969a), il dirigera un numéro spécial de la revue Communications sur Mai-68 : La Prise de la parole (1968b), et publiera toujours en 1968, avec des collaborateurs, Mai-68 : La Brèche (1968a). C’est davantage la dimension culturelle des événements qui l’intéresse, que leur rapport avec les médias. C’est ce qui l’amènera à se pencher sur la notion de crise d’où l’événement émerge.
12Nous le voyons bien, ce n’est pas la description de la culture de masse qui le préoccupe, mais sa compréhension. Edgar Morin part d’un phénomène, d’un événement particulier qu’il étudie et qu’il intègre dans une analyse sociologique plus large. Ces séminaires permettaient ainsi, avec bonheur, de toucher en même temps à un univers concret et de partager sa réflexion plus théorique s’y rapportant. Il y avait une certaine magie à le voir jouer avec les faits et les concepts, les uns alimentant les autres et réciproquement.
13En passant de la culture de masse à la sociologie du présent, Edgar Morin réduit son terrain de recherche, mais jette déjà un pont entre les événements qu’il analyse et un regard macroscopique sur l’univers qui l’entoure.
14Au cours de l’année suivante, en 1967-1968, Edgar Morin poursuit ses recherches et ses réflexions sur la sociologie du présent, en animant au CECMAS un séminaire sur des événements particuliers : l’Exposition universelle de Montréal, la marée noire, la mort de Che Guevara. Sa grande capacité de généralisation et sa facilité d’opposer et de réunir des contraires, de conceptualiser et de démontrer la complexité des phénomènes qu’il étudie, rendent fascinante sa démarche intellectuelle.
15L’année 1968 est une année charnière dans l’évolution de la pensée d’Edgar Morin. Avec la prise de la parole de Mai-68, il dépassera la sociologie de l’événement pour définir ce qu’il appelle une sociologie de la crise qu’il développera dans le numéro 12 de la revue Communications, consacré à Mai-68. L’événement ne se comprend que dans un contexte donné. C’est la crise qui suscite l’événement, et non l’événement qui provoque la crise. Il faut donc voir le tout dans une plus grande dimension.
Le séjour à l’Institut SALK
16Un événement-rupture consacre la nouvelle orientation d’Edgar Morin, car jusqu’ici, rien ne laisse présager l’orientation progressive de ses recherches vers la bio-anthropologie.
17Invité à l’automne 1969 pour quelques mois, au Salk Institute de Californie, il réalise dès son arrivée :
… que la structure sociale n’est pas calquée sur la structure biologique, mais la répète en écho inachevé et assourdi. Mais alors : pourquoi certaines espèces seulement sont-elles sociales (abeilles, fourmis, termites, humanité) ? L’humanité est le cas tangent. Alors que chez les abeilles et les fourmis le principe de hiérarchisation/structuration s’impose de façon rigide, et que les individus sont comme les cellules composant l’être social, chez l’homme il y a une ambivalence et une instabilité ontologique : qui est l’être ? L’individu ou la société ?
19On comprend alors que Morin est déjà préoccupé par ces nouvelles questions qui font l’objet de discussions publiques. À la fin de son journal, il émet cette remarque :
Je suis arrivé à ce qui m’intéresse vraiment, je crois avoir commencé à comprendre ce qu’il me fallait comprendre de la nature de la société.
21Ce qui l’intéresse désormais, c’est le fil anthropo-sociobiologique qu’il va exploiter de façon audacieuse dans sa Méthode. Un mois après son arrivée en Californie, il participe déjà à une table-ronde : « The Entry of Biology into the Humanistic Studies », organisée au Harvard Club, à New York par le Council for Biology of Human Affairs du Salk Institute. C’est le début d’une très longue passion pour ce champ d’intérêt.
22Au cours des deux années suivantes, Edgar Morin s’en tient à ses thèmes connus. Communication sociale, événement, crise, sociologie du présent sont en effet des thèmes qu’il aborde depuis quelques années. Il va les présenter désormais en tenant compte de l’univers biologique qu’il vient de découvrir. Déjà dans ses séminaires du début de 1970, Edgar Morin intègre petit à petit les notions qu’il a ramenées de Californie. La notion d’événement s’enrichit ainsi du modèle de l’aléa, de l’improbable, puisé dans les sciences de la génétique. La vie naît d’une improbabilité absolue. L’avènement de la conception est fait de la rencontre improbable d’un spermatozoïde et d’un ovule ; ceux-ci proviennent de la rencontre improbable de deux êtres humains. C’est cet événement issu du hasard qui créé des êtres humains, qui vont ensuite organiser leur vie sociale en fonction des hasards de la politique, etc.
23Dans la notion de crise, Edgar Morin importe celle d’ordre et de désordre, en démontrant que l’ordre peut confiner à la stagnation et que le désordre peut être génératif d’un état meilleur. Quant à la notion de communication, Edgar Morin y greffe les concepts de système, d’organisation, des parties et du tout, inspirés des découvertes récentes sur l’ADN et sur la reproduction. Ensuite, il applique aux règnes des idées, les mêmes principes. Il a découvert une heuristique dans la science biologique dont il se sert pour expliquer les phénomènes sociaux, culturels et philosophiques. C’est en intégrant ses nouvelles connaissances biologiques à ses champs d’étude qu’Edgar Morin définit le principe d’incertitude qui sera à la base de la notion de complexité.
24Ce faisant, Edgar Morin fuit le camp des doctrinaires qui assènent des vérités absolues. Ils engagent avec lui toute une génération de chercheurs dans la quête de théories en perpétuelle mutation. À cette époque, il n’a pas changé ses préoccupations de recherche. Il les a mieux fait comprendre à l’aide du modèle biologique. Lorsqu’il veut initier ses interlocuteurs à la communication et à la culture de masse, il aborde la théorie mathématique de l’information de Shannon et Weaver, mais il intègre aussi la théorie biologique de la circulation de l’information dans l’être vivant. Le modèle biologique est beaucoup plus près du modèle social que le modèle informatique. La communication devient inséparable de l’organisation dans laquelle elle se meut, ainsi le génératif est-il lié au phénoménal. Il cite comme exemple le code civil : celui-ci s’apparente au domaine génératif, alors que le juge serait à rapprocher de l’univers phénoménal. Dès lors, la théorie de la communication sociale nous renvoie à une théorie de la société.
25Tout ceci ne se comprend qu’avec la connaissance du système biologique. La communication sociale apparaît non pas seulement comme l’intercommunication entre individus, mais également comme la liaison entre génératif et phénoménal. Edgar Morin nous parle alors de la noologie, science qui a pour objet le monde de l’esprit. Cela nous renvoie à la notion d’organisation, donc de système, d’ordre et de désordre dans le cosmos, comme dans la vie sociale. À partir de la notion d’événement, s’ouvre un carrefour pour une science de l’homme.
26Edgar Morin construit sa Méthode en expliquant aux étudiants ses fondements. Tout était présenté avec tant de clarté que nous avions l’impression de découvrir une caverne remplie de trésors, à chaque séminaire. Cette ouverture sur le social, le biologique, le culturel, au-delà du simple fait de presse ou de l’événement, constituait une ouverture unique à une meilleure compréhension de l’homme. En même temps, Edgar Morin s’implique dans des colloques qui répondent à sa nouvelle passion dont les thèmes sont : sciences de la vie et sciences de l’homme ; le cerveau organe biologique et organe social ; The Brain and Society. Il donne des conférences dans lesquelles il explique ses « méthodes et objets d’études pour une future bio-anthropologie ».
27En 1972, il présente un numéro spécial de la revue Communications, intitulé L’Événement, dans lequel apparaît clairement sa nouvelle vision de l’événement tant sociologique que biologique. Et ses séminaires au CECMAS portent sur le lien entre les systèmes sociaux et systèmes vivants. Il participe activement au colloque international sur L’Unité de l’homme à Royaumont
28(Morin et Piatelli-Palmarini, 1974a). Et la boucle est refermée. Il n’y a plus deux Edgar Morin, celui des sciences de l’homme et des communications sociales et celui des sciences de la nature et de la communication biologique ; il y a le nouvel Edgar Morin qui intègre ces deux sciences dans une formidable unité qui s’appellera La Méthode. L’écriture de celle-ci durera presque vingt ans. Le premier tome, La nature de la nature paraît en 1977 et le tome 6, sur L’Éthique paraîtra en 2004.
La création du CETSAS
29À partir de 1973, Morin se campe dans son nouvel univers. Le CECMAS devient le CETSAS : Centre d’études transdisciplinaires (sociologie, anthropologie, sémiologie). Pour la première fois, le séminaire d’Edgar Morin est entièrement consacré à sa nouvelle passion. Massimo Piatelli-Palmarini fera une première partie portant sur « l’introduction aux problèmes de la biologie fondamentale » ; et Edgar Morin donnera un séminaire sur « les fondements d’une sociologie générative : la théorie des systèmes auto-organisés ». Il publie cette année-là Le Paradigme perdu (1973) et l’année suivante, il coordonne, avec Serge Moscovici, le numéro de la revue Communications consacré à La nature de la société (1974b).
30Voilà donc comment Edgar Morin est passé des grandes vedettes du cinéma à l’infiniment petit. Et c’est la compréhension des règles biologiques qui lui a permis de mieux cerner les règles sociales. La rencontre entre les deux univers s’est faite naturellement et en douceur pour ceux qui l’ont accompagné dans son évolution. Il n’y a jamais eu de rupture. Mais un cheminement logique qui se nourrissait de nouvelles découvertes intellectuelles.
Note
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[1]
Nous avons eu la chance de réaliser notre diplôme de deuxième cycle et notre doctorat sous la direction d’Edgar Morin et de suivre ces séminaires.