1Ce texte est avant tout un exercice de mémoire. Il s’agit de penser à des rencontres avec un homme capable de changer notre façon de penser. Je me souviens d’avoir lu Edgar Morin, la première fois, quand j’étais étudiant en anthropologie, vers 1987. J’avais 25 ans. C’était lumineux. Je cherchais un regard plus ouvert sur le monde. J’étais fatigué de certaines idéologies et mécontent de mon chemin en tant que journaliste. Je me cherchais comme chercheur et comme homme. Je m’intéressais beaucoup aux médias, mais tout ce que je lisais sur ce sujet me semblait de la haine, du règlement de comptes ou une sorte de théorie permanente et insoutenable de la manipulation. La lecture d’un « petit grand » livre, Les Stars (1957), m’a ouvert les yeux. C’était comme un éclair. On pouvait penser autrement. On devait.
2Je me souviens aussi d’avoir rencontré Edgar Morin, la première fois, à Paris, un 1er mai, chez lui, pour un entretien journalistique. J’avais lu à cette époque-là, presque tout ce qu’il avait écrit et je me sentais trembler devant une idole. Morin a parlé longuement sur ses idées et m’a laissé bouche bée par sa capacité de parler de la complexité avec une simplicité extraordinaire et pédagogique. Pendant qu’il parlait, un chat sautait sur ses épaules. Cela faisait une belle image. C’était presque comme un oracle. Morin allait d’un sujet à l’autre avec aisance et tranquillité, de la politique française au besoin d’une réforme de la pensée, de l’imaginaire à la mort, de Mai-68 à sa passion pour la littérature. Le temps s’était arrêté pour moi. Je ne pensais qu’à me laisser aller dans les vagues de sa pensée ouverte, sensible, riche et pleine d’amour pour la vie, pour les gens, pour le vin et pour la pensée même.
3À la fin, il m’a surpris parlant d’un feuilleton (une telenovela) brésilien qui passait sur France 3. Habitué au mépris des intellectuels brésiliens pour ce genre de produit médiatique, j’étais perplexe. Morin voulait connaître la fin de cette histoire. Il était passionné de l’actrice, Maitê Proença, qui y tenait le rôle principal, une belle courtisane qui prenait des riches pour donnes aux pauvres. J’ignorais la fin de ce drame. Morin le prenait comme exemple de complexité. Je suis sorti de chez lui touché. Je ne serais plus le même. J’étais en train de me libérer des grillons d’un gauchisme étroit, envers lequel je ne me sentais pas en dette, mais qui, de toute façon, organisait ma vision de monde, principalement à propos d’« industrie culturelle ».
4Je me souviens d’un autre entretien, en 1995, où Edgar Morin m’a donné cette réponse-ci :
Nous avons un double impératif contradictoire et c’est cela dans le fond la nécessité complexe. D’un côté, nous sommes dans un monde où on a des processus d’homogénéisation qui tendent à détruire les cultures ; tout ce qui vient de la technique, de l’industrie, etc., tend à détruire les cultures et surtout celles qui étaient fondées sur des petites communautés comme les Indiens d’Amazonie, etc. Le premier impératif, c’est que toutes ces cultures qui reflètent la diversité des possibilités humaines, il faut les préserver, mais non de manière artificielle.
6Devant mon hésitation, il a complété :
En même temps, nous devons favoriser le métissage, parce qu’il est aussi producteur de diversité. D’autre part, quand nous réfléchissons à ce que sont nos cultures, on se rend compte que celles qui ont le plus d’unité ont été constituées à partir des apports historiques très différents. Je donne un exemple : le flamenco, qui est d’une authenticité extraordinaire, n’existe que parce que les gitans ont intégré des apports venus de l’Inde, venus des Arabes, des Juifs, des Ibériques, etc. Toutes les grandes cultures ont été le produit de rencontres et de synthèses. Les métissages, eux, créent des nouvelles synthèses. Dans les grandes villes, les grandes capitales, se rencontrent des gens venus de province qui se marient entre eux et qui se créent une nouvelle espèce. Le Parisien est une espèce différente de celles des gens de province. Nous sommes dans une époque où les besoins de communication entre les êtres font que ce sont en général les métis qui sont les meilleurs communicateurs entre les civilisations et cultures.
8C’était de la musique pour mes oreilles brésiliennes. On pouvait être complexe, clair, critique, dur et généreux à la fois. Je suis devenu « morinien » une fois pour toutes. En juin 1995, Edgar Morin a fait partie de mon jury de thèse en sociologie, à l’Université Paris V, que j’ai préparée sous la direction de Michel Maffesoli. Il a annoncé d’entrée de jeu qu’il me ferait une dure critique à la fin de son exposé. Je suis resté tendu dans la grandiosité de la salle Louis Liard. Après un examen précis de mon texte, il a sorti sa critique : « Vous avez promis de me présenter Maitê Proença et vous n’avez rien fait jusqu’à aujourd’hui. » C’était la touche humaine. C’était le geste « morinien », par excellence. C’était lui.
9De retour au Brésil, je me suis lancé dans une aventure qui m’a changé pour toujours : la traduction de La Méthode. La Méthode a atteint six tomes (1977-2004). J’en ai traduit quatre et suivi la traduction des deux autres. J’ai plongé dans les rouages de la pensée complexe de Morin. J’ai suivi son chemin. Parfois, je prenais mon exemplaire de Mes démons et je lisais avec délectation ces phrases-ci :
C’est quasi instinctivement que, devant toute idée, je cherche son contraire. Je vis sans cesse l’assaut des vérités contraires, des impératifs contraires. Parfois, je peux dépasser/déplacer la contradiction en trouvant un méta-point de vue. Sinon, je fais un choix et un pari.
11C’est pour moi une leçon de vie et de recherche.
12J’ai invité Edgar Morin quelques fois au Brésil. On s’est rencontré à Porto Alegre. On est allé ensemble, avec Michel Maffesoli aussi, en Amazonie. Je l’ai vu danser la samba et boire de la caipirinha, la boisson brésilienne par excellence. Je l’ai vu mener presque deux mille personnes en délire en parlant de complexité, de poésie, d’amour et de réforme de la pensée. Morin arrive à 90 ans. Il y a quelques années, j’ai fait publier au Brésil son premier livre, L’An zéro de l’Allemagne, qui était épuisé même en France. Ayant lu la totalité de son œuvre, je me sens autorisé à donner mon avis : c’est le grand penseur de l’épistémologie de la fin du xxe siècle et de ce début de millénaire. Mais c’est avant tout un homme. Un homme libre avec qui j’ai appris à dire : « Je ne suis pas des vôtres. » En même temps, il est de nous tous. Complexement simple. Simplement complexe.