Ce qui est tissé sur le métier du destin,Ce qui est tissé dans les conseils des princes,Est tissé aussi dans nos veines, dans nos cervelles,Est tissé comme une trame de vers vivantsDans les boyaux des femmes de Cantorbéry.
Société-monde
1L’idée d’une société-monde se diffuse dans les esprits, mais sa réalisation concrète est largement invisible. Invisible, car nous n’avons pas encore les mots pour dire sa naissance, pour exprimer cette nouveauté déconcertante dans la longue histoire de l’animal soi-disant sapiens. Nous avons des mots pour l’économie-monde, l’information-monde, l’écologie-monde, etc., mais pas encore, ou pas assez, pour la société-monde. Cette trame vivante d’interactions communicatives et quotidiennes, dans laquelle nous sommes tous fébrilement entraînés, et qui tisse sans répit un nouveau sens commun planétaire, une nouvelle « noologie » (La Méthode, t. 4, 1991 ; t. 5, 2001).
2Nous assistons à l’émergence de la première société humaine dépourvue d’un épicentre organisateur, unique et hiérarchisant, dont les frontières territoriales coïncident avec la planète entière. Cette nouveauté, si radicale à l’échelle de l’histoire humaine, met en échec nos catégories sociologiques usuelles. Elle les réduit, comme dit Ulrich Beck (1986), à des « catégories-zombies » : des idées mortes, vidées de leur contenu initial qui, pourtant, persistent à survivre dans nos esprits en entretenant l’illusion de la vie.
3Nos frontières apparaissent toujours plus poreuses, évanescentes et instables. Toutes, sauf une : la surface du globe. La planète est devenue un espace unifié par des moyens de transport et de communication chaque jour plus rapides et étendus, et organisé par une sorte de système nerveux artificiel : Internet. Comme l’écrit Edgar Morin :
La globalisation de la fin du xxe siècle a créé les infrastructures communicationnelles, techniques et économiques d’une société-monde ; Internet peut être considéré comme l’ébauche d’un réseau neuro-cérébral semi-artificiel d’une société monde.
La société vivante
5Naturellement, une idée – un « être noologique » – aussi ancrée que celle d’organisation hiérarchique-territoriale ne disparaît pas si facilement. Elle a tout de même, pendant des siècles, procuré une certaine stabilité à notre imaginaire collectif, nos sociétés, nos échanges, nos corps, cerveaux et esprits. Aujourd’hui encore, de nouvelles hiérarchies et de nouveaux territoires émergent continuellement (comme des zombis ?), souvent organisés selon la nouvelle grammaire de la communication de masse. Mais la métamorphose est en marche ! Nous ne pouvons pas savoir où elle nous conduira, mais elle nous impose une réflexion sur sa nature. Plus précisément, nous devons apprendre à en décrire le commencement, qui est la période dans laquelle nous sommes actuellement plongés. Or, c’est justement dans l’art de raconter notre présent comme un temps de commencement que Morin est un maître formidable.
6Ses réflexions nous apprennent à mettre des mots sur les commencements et ce, depuis ses écrits de jeunesse – anthropologiques, sociologiques, politiques, autobiographiques. Il amène un regard neuf, en particulier grâce à une reconversion théorique passionnée, conçue vers la fin des années 1960, lucidement retranscrite dans ce manifeste programmatique que fut Le Paradigme perdu (1973) et poursuivie avec ténacité dans les six volumes de La Méthode (1977-2004). Il a doté l’art de raconter les commencements d’un langage nouveau et rigoureux, conceptuellement médité et pertinent : le langage de l’organisation vivante, esquissé dans le premier tome de La Méthode, La nature de la nature (1977) et développé dans le second, La vie de la vie (1980).
7Muni de ce nouveau langage de l’auto-organisation [1], Morin décrit la société comme un être vivant sui generis. Celui-ci lui permet de raconter les commencements de cet être, ainsi que les multiples commencements qui ont lieu en son sein, comme autant de naissances – où le sens du mot naissance n’est pas purement métaphorique, mais inspiré du langage théorique de l’autos vivant. Une naissance, donc, au sens biologique du terme. La pensée de Morin se construit contre deux courants. Celui des organicistes et fonctionnalistes tout d’abord qui, dès 1800, ont entrepris une « biologisation » de la société humaine. Celui des idéalistes et des structuralistes qui ont poursuivi ensuite, de façon symétrique, la « culturalisation » de la société. Car, d’une part, la reconversion théorique dont nous parlons n’est pas une banale « conversion à la biologie » (Morin, 1973) : elle implique une remise en cause radicale de l’idée dominante du bios mécaniste, fonctionnaliste, dualiste. D’autre part, elle rompt avec le dualisme biologie-culture dont l’organisation de nos idées « modernes » s’est nourrie – et continue à se nourrir – en profondeur.
Le sujet vivant
8Pour comprendre la métamorphose en cours qui porte l’apparition de la société-monde dans la perspective ouverte par Edgar Morin, c’est donc à la notion de vie comme autos, auto-organisation vivante, qu’il nous faut radicalement revenir. Plus précisément, concentrons notre attention sur la notion de sujet vivant, ou sujet biologique, qui dans La vie de la vie constitue le chapitre le plus risqué, le plus « audacieux ». Morin lui-même écrit :
C’est sur ce chapitre du sujet que je me sens le plus audacieux et le plus intimidé, que je ressens l’exaltation de la découverte et l’insécurité du no man’s land, le désir d’éloge et la peur du blâme.
10De fait, un triple mouvement conceptuel est au cœur de La vie de la vie (Manghi, 2009) :
- la désanthropomorphisation de l’idée de sujet ;
- sa redéfinition théorique générale en termes d’organisation vivante ;
- sa réhumanisation à partir d’un nouveau langage bio-anthropologique qui abandonne les dualismes matière-esprit, biologie-culture, vie-organisation, etc.
11Même la plus éphémère des créatures vivantes endure la tragédie de l’existence. Elle ressent en permanence la tension « shakespearienne » entre des instances vitales à la fois antagonistes et complémentaires : la répétition de l’ordre qui rassure mais accable face à l’irruption du désordre qui fait prendre conscience de la subjectivité mais inquiète ; l’égoïsme du vivre-pour-soi face à l’altruisme du vivre-pour-les-siens ; la soumission à la tyrannie chronophage de la longue durée face à la « dépense » de l’instant qui passe.
12Cette tension subjective, que le dualisme « cartésien » a voulu réserver au seul animal doué de conscience (cogito ergo sum), est consubstantielle, d’après Morin, à la condition générale de l’être vivant.
Le sujet sapiens/demens
13L’unicité de l’être humain ne réside pas dans sa subjectivité mais dans la possibilité de développer la conscience de sa subjectivité. Il est en effet seul capable de « doubler » le cercle auto-réflexif commun à tous les individus-sujets (auto-affirmation, auto-référence, autotranscendence) par un autre cercle auto-réflexif : le cercle « hyper-cérébralisé » du cogito ergo sum. Pour les formes biologiques les plus archaïques, ce second cercle s’affirme de façon inconsciente, uniquement fonctionnelle et praxique, sans avoir besoin de passer par des modalités « représentationnelles ». Les êtres « hypercérébralisées » et capables d’auto-conscience, comme les êtres humains, ont donc une façon spécifique de l’exprimer qui, si elle ne les rend pas « supérieurs », permet en revanche de penser leur unicité :
Nous pouvons […] dégager l’idée d’une auto-réflexion archaïque proprement cellulaire. Cette auto-réflexion archaïque ne comporte ni représentations, ni images, ni idées. Elle est antérieure à toute auto-réflexion cérébrale qui s’effectue par représentations de représentations (c’est pourquoi du reste, il nous est impossible de nous représenter une réflexivité qui ne comporte pas de représentations). Elle est inséparable de la praxis autoorganisatrice de l’être.
15Le caractère unique de notre corps/cerveau/esprit n’est donc pas une forme étrangère à l’autos vivant, mais en constitue une forme très particulière. Dès lors, la dialogique ordre/désordre/organisation atteint un niveau extrêmement risqué, incertain et aléatoire car l’auto-réflexivité « hypercomplexe » de l’être humain combine la tragédie de l’existence avec la conscience possible de cette tragédie. Cela le rend également capable d’une créativité sans précédent : de s’auto-organiser et se ré-auto-organiser, traversé par une tension inouïe entre les instances de l’ordre et du désordre, de la certitude et de l’incertitude, de la stabilité et de l’instabilité, de la répétition et de la créativité.
16Cette tension est si forte qu’elle le tire naturellement, physiologiquement, vers l’abîme de la défaite, de l’échec, de la dégradation irréversible, de la folie, jusqu’à l’engloutissement dans l’« excès d’imagination » (Bateson, 1972), charmé par les sirènes du désordre.
17L’être humain n’est pas la créature sapiens sapiens imaginée par Descartes et par ces sciences cognitives mainstream qui ont aujourd’hui la faveur du public. Il n’est pas davantage son contraire « irrationnel » décrit par un certain romantisme. Car, répétons-le, dans un cas comme dans l’autre, le dualisme cartésien est conservé. Or, l’être humain, écrit Morin, est une créature constitutivement sapiens/demens et, plus amplement, faber/ ludens, prosaicus/poeticus, œconomicus/consumans :
Ainsi, s’il y a effectivement homo sapiens, faber, œconomicus, prosaicus, il y a aussi, et c’est le même, l’homme du délire, du jeu, de la consumation, de l’esthétique, de l’imaginaire, de la poésie. La bipolarité sapiens-demens exprime à l’extrême la bipolarité existentielle des deux vies qui tissent nos vies, l’une sérieuse, utilitaire, prosaïque, l’autre ludique, esthétique, poétique.
19Nos conduites ne sont jamais rationnelles ou bien irrationnelles. Même la plus abstraite et désincarnée des pensées (comme, par exemple, le plus formalisé des théorèmes de géométrie, ou le plus codifié des systèmes juridiques), ne peut être comprise sans la participation largement (voire totalement) inconsciente de notre côté demens, ludens, poeticus, consumans.
La société vivante
20Dès lors, l’individu-sujet sapiens/demens est, davantage que les autres, radicalement dépendant de son immersion dans le jeu des relations sociales, dans les trames de l’organisation vivante qui le lient strictement à ses con-spécifiques. Celles-ci ne sont jamais réductibles à un simple agrégat de sujets individuels, mais sont douées d’une autonomie relative : affirmation de soi, auto-référence, auto-transcendance.
21Or, ces trames dynamiques de l’organisation vivante – on ne devrait jamais l’oublier – ne sont pas apparues avec l’espèce humaine mais à un stade très primitif de l’histoire du vivant. La phytosociologie nous apprend notamment qu’on les repère déjà parmi les végétaux.
22Pour comprendre la naissance de la société humaine, il ne suffit donc pas de décrire notre histoire en tant que genre et espèce. Il convient de remarquer en premier lieu le caractère vivant de l’organisation sociale et, ensuite, la métamorphose qu’elle connaît quand elle commence à générer un type nouveau de mémoire : la culture.
On voit donc que l’avènement de la culture correspond à une vraie métamorphose non seulement dans l’animalité de l’hominien, mais aussi dans la nature de la société.
24La société humaine, contrairement aux formes sociétales précédentes, dépend d’un ordre tout à fait nouveau du vivant qu’elle produit et reproduit sans cesse : ce « troisième royaume » de la vie, comme l’appelle Morin (1991), qui est le monde des idées. Cette sphère auto-organisée d’« êtres noologiques », dont la longévité est bien supérieure à celle des individus et qui « comme une nuée, va environner désormais la marche de l’humanité » (Morin, 1973, p. 116).
25L’idolâtrie actuelle pour la composante sapiens de notre vie a refoulé cette extraordinaire complexité du vivant. L’homme moderne entretient l’illusion d’un contrôle unilatéral sur le monde et sur lui-même en « déracinant » les idées de leur milieu naturel. Mais les reconnecter à cette plus vaste « écologie de l’esprit » (Bateson, 1971 ; Manghi, 2004) ne revient évidemment pas à céder au fatalisme mécaniste, bien au contraire. La conscience de faire partie de ces amples trames sociales nous conduit à affirmer avec plus de force ce qui fait de nous des individus vivants radicalement différents des individus-sociétés dont nous faisons partie. Notre auto-réflexivité et notre « hyper-affectivité » font de nous des créatures éthiques, ce que les individus-sociétés ne sont pas nécessairement. Car nous seuls, affirme Morin, « connaissons la pitié et l’amour » :
Eux, certes, ils se nourrissent de nos intelligences et constituent une mégaintelligence. Mais nous seuls, individus humains, en dépit de nos effroyables carences et délires, sommes capables de confronter connaissance et conscience, nous seuls essayons d’accéder à la conscience réflexive de soi en référence à la conscience du tout. Eux sont les monstres ouraniens, les dinosaures de l’ère sociétale. Nous seuls connaissons la pitié et l’amour.
La quatrième naissance de la société humaine
27Nous avons souligné l’importance de penser la société-monde comme un commencement et, plus généralement, de raconter nos commencements. Pour cela, nous avons essayé de décliner la proposition de La Méthode consistant à les décrire, grâce au langage de l’autos, comme des naissances au sens biologique du terme. Après avoir schématiquement exposé la base conceptuelle minimale de ce langage, nous revenons à la question de départ : comment penser la société-monde comme un être vivant sui generis et nouveau-né ? Pour tenter d’y répondre, nous suivrons, comme toujours, la trame tissée par Morin.
28Le commencement de la société-monde doit être pensé comme la quatrième naissance de la société humaine. Les trois premières furent :
- celle des paléo-sociétés d’hominidés qui ont précédé sapiens/démens ;
- celle de l’arkhé-société des chasseurs-cueilleurs, qui a caractérisé la plus longue part de l’histoire humaine ;
- celle de la société historique, dont l’origine remonte à environ dix mille ans, à partir des premiers processus d’urbanisation. Elle fut fondée sur l’économie agricole d’abord puis, très récemment, sur l’économie industrielle et post-industrielle.
L’ampleur et l’accélération actuelle des transformations présagent une mutation encore plus considérable que celle qui fit passer au néolithique des petites sociétés archaïques de chasseurs-cueilleurs sans État, sans agriculture ni ville, aux grandes sociétés historiques qui, depuis huit millénaires, déferlent sur la planète.
30Comme chacune des formes sociétales qui l’ont précédée, la société-monde émerge par l’action conjointe de grandes destructions et de grands élans créatifs. C’est sous cet angle qu’il faut comprendre l’état d’incertitude croissante qui habite nos esprits en cette période riche en transformations. C’est précisément cette incertitude qui révèle le caractère irréductible de commencement, de naissance, de projection vers un futur inconnu, « d’errance », écrit Morin (1980), de notre époque. Cette errance n’est ni contingente, ni temporaire. Elle ne nous laisse pas entrevoir un autre avenir de certitudes. « Nous sommes dans l’errance et ne sortirons pas de l’errance » (La Méthode, t. 2, 1980, p. 450).
La communauté de destin terrestre
31L’émergence d’une société-monde impose donc des changements radicaux dans la pensée humaine. Pour la comprendre, il nous faut regarder notre présent à la lumière de l’histoire de notre espèce, elle-même incluse dans l’histoire, plus vaste, du vivant. Bien sûr, des lectures limitées à des laps de temps plus courts (derniers siècles ou dernières décennies) sont indispensables, mais elles échoueront toujours à saisir la profondeur des transformations anthropologiques en cours si on ne les enracine pas dans l’histoire globale de l’humanité et dans l’émergence, bien plus ancienne, d’une « écologie de l’esprit ». Sans cela, elles ne peuvent nous permettre de comprendre les raisons profondes de l’incertitude croissante, existentielle, affective, politique, de notre temps d’errance. Elles nous font manquer le rendez-vous avec « le problème historique fondamental auquel sont confrontés tous les Terriens » (Morin, 1997b, p. 108). Elles nous empêchent de saisir la portée de l’émergence de ce nouveau type de société, dépourvue d’un épicentre organisateur unique, toujours plus intensément et fébrilement interconnectée.
32La société-monde renoue avec les racines bio-anthropologiques de nos subjectivités et de nos sociétés. Pour réaliser ses potentialités civilisatrices, elle a besoin d’une conscience sociale planétaire : la conscience que le monde est désormais devenu une « communauté de destin terrestre » (Morin et Kern, 1993).
33Nous avions cru, en racontant notre temps comme « moderne », et même « post-moderne », que nous étions à la « fin de l’histoire ». Pourtant, nous nous trouvons au cœur du processus incertain de la naissance d’une humanité unifiée pour la première fois dans une seule société. Une trame vivante extrêmement fragile, qui a besoin de nos pensées les plus attentives, de nos soins les plus affectueux, de nos élans les plus passionnés, pour se développer, grandir et s’épanouir.
Note
-
[1]
Ou, plus précisément, de l’autos, de la dialogique du triplet ordre/désordre/organisation.