CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Qu’est ce qu’un livre qui compte dans une vie ? C’est un livre qui constitue, pour son lecteur, une « expérience de vérité », ce qui vaut non seulement pour un livre d’idées, mais aussi, parfois plus profondément, pour un poème ou un roman. C’est un livre qui nous dévoile et met en forme une vérité ignorée, cachée, profonde, informe, que nous portions en nous, et qui nous procure ainsi un double ravissement, celui de la découverte de notre vérité dans la découverte d’une vérité extérieure à nous. Un tel livre, en effet, nous apporte la découverte d’une vérité autre, étrangère au départ, qui s’accouple à notre vérité, s’y incorpore et devient notre vérité.

2Nous vivons des âges esthétiques différents, de l’enfance à l’âge adulte, et, devenus adultes, nous devenons insensibles aux œuvres qui ont charmé notre enfance, notre jeunesse, ou notre adolescence.

3En ce qui me concerne, m’ont particulièrement marqué les romans d’aventures d’André Aymard, les romans canins de Jack London. Plus tard, vers 13-15 ans, le Jean-Christophe de Romain Rolland et les romans d’Anatole France ont joué un rôle majeur. L’un et l’autre me dévoilent, me révèlent, expriment deux sentiments antagonistes qui sont très forts en moi, parce qu’ils me viennent du même événement fondamental : la mort de ma mère alors que j’avais dix ans. D’un côté, je suis désabusé à jamais, j’ai perdu l’absolu, je suis conduit à douter de tout, et cela d’autant plus que j’ai subi un très faible imprinting culturel : mes parents sont des sépharades laïcisés d’ascendance espagnole puis italienne, je ne reçois d’eux aucune croyance traditionnelle, et, à l’école, je vais me nourrir de romans que je lis sous ma table, pendant les classes, et chez moi, pendant les repas.

4Ainsi, ayant perdu ma mère, j’ai recherché à retrouver ailleurs, autrement, la communion océanique, mais j’ai en même temps toujours gardé le sentiment de l’irréparable, de la perte et du désastre ; le doute est demeuré incrusté au fond de moi-même à la fois du fait de l’expérience de la mort et du non-retour de la mère, et du fait du faible imprinting culturel en mon esprit, d’où l’impossibilité, en dépit de mes efforts, de croire en la religion du salut (le christianisme).

5Contradiction toujours vécue, jamais dépassée, entre foi et doute, et toujours nourrie par des livres. D’où ma fascination, d’une part pour les auteurs qui ont vécu le plus intensément cette contradiction (Pascal, Dostoievski), pour les philosophes, de la contradiction qui en profondeur ne la suppriment jamais (Héraclite, Hegel, et même Marx), et aussi mon attraction irrésistible pour le doute (Montaigne) mais aussi pour l’élan fondamental au-delà du doute et de la raison (Rousseau).

6J’ai certes beaucoup été marqué par Résurrection de Tolstoï, Père et fils de Tourgueniev, les récits tristes et nostalgiques de La Steppe, l’Oncle Vania de Tchekhov, et dans les dernières décennies, j’ai été bouleversé par Le Pavillon des cancéreux, Le Premier Cercle, La maison de Matriona de Soljenitsyne, et le dantesque Vie et Destin de Grossman. Mais celui qui pour moi reste le plus présent, le plus intime, est Dostoïevski. Dimitri, Ivan, Aliocha Karamazov, Muchkine, Raskolnikov, Stravoguine et les autres héros des Possédés ne m’ont jamais quitté. Nul n’a porté autant à la fois le sens de la souffrance, de la tragédie, de la dérision, du délire proprement humain (et je n’aurai pas proposé l’idée d’homo sapiens/demens comme notion clé dans Le Paradigme perdu si sans cesse n’avait pas été régénéré par les écrivains et surtout le souvenir de Dostoïevski ce sentiment si profond en moi de l’indissociabilité de folie et raison en l’être humain).

7Mon premier sentiment philosophique m’est venu de Dostoïevski : l’idée prioritaire qu’il faut avoir compassion pour la souffrance. Ce que je sentais chez lui, ce n’est pas tant que c’était un ancien révolutionnaire devenu traditionaliste, d’un ex-occidentaliste devenu slavophile, mais le maintien rongeur dans le second Dostoïevski du doute, du nihilisme, et le combat furieux, désespéré entre la foi et le doute, combat qui en moi n’a jamais cessé entre espoir et désespoir. Et je sais aujourd’hui que les plus grands esprits européens sont ceux qui n’ont cessé de vivre intérieurement une contradiction fondamentale, un antagonisme irréductible ; même lorsqu’ils ont manifestement choisi un parti contre l’autre, ce dernier travaille souterrainement, mais activement, à l’intérieur du premier.

8Cela m’amène à Pascal. Pour moi, Pascal, ce sont d’abord des vérités fulgurantes qui surgissent, brusquement, au cours de la lecture décousue des pensées. Aujourd’hui, je comprends ce qui me pascalisait et me pascalise à jamais : c’est, dans la même pensée, le lien et le combat formidable entre la foi, la raison, le doute. Si la culture française est, au sein de la culture européenne, celle où s’est mené de façon la plus radicale le débat/combat entre la foi et la raison, la foi et le doute, Pascal vit dans son propre esprit ce combat qui oppose les esprits en France. De façon géniale, il se sert de la raison pour montrer les limites de la raison, dévoiler un ordre de réalité supérieur et inaccessible à la raison, ainsi il énonce très rationnellement sa foi absurde credo quia absurdum. En même temps, il a compris qu’il n’y a plus de preuve rationnelle de Dieu, plus de preuve absolument évidente pour l’esprit, ce qui l’amène à fonder sa foi sur un pari. Bien sûr, je n’avais pas compris, à l’époque, la vérité moderne fondamentale de cette proposition, je n’avais pas compris que toute foi, toute croyance, non seulement en Dieu, mais aussi en la Révolution, en l’homme, en la science, en la raison, est également un pari dont il faut absolument être conscient. Ainsi, je reste fidèle en Pascal parce que toutes ses idées maîtresses ont depuis germé en moi, et ont même éclairé mes élaborations que je croyais nouvelles. Sur le tard, j’ai retrouvé cette phrase de Pascal qui exprimait de la façon la plus dense et la plus admirable ce à quoi j’étais arrivé après un long travail :

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Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

10Je pourrais maintenant citer Rousseau, qui m’est sensible parce qu’il a appris à penser en vivant ses expériences, parce qu’il a été un autodidacte, et qu’il n’a pas subi l’imprinting des idées dominantes. Il a compris que dans le progrès, il y a aussi une dégradation, que dans la civilisation, il y a la perte de ce qui était naturellement virtuel dans l’homme, et cela ne l’empêche pas de songer à une société meilleure. La puissance créatrice de cette pensée autonome me frappe, mais s’il s’oppose aux philosophes, moi, je les garde ensemble en mon esprit. Ils sont en dialogique dans mon univers mental.

11Puis, j’en suis venu à Hegel par Marx. C’est dans Hegel que j’ai reconnu mes contradictions fondamentales, à les assumer à jamais, les approfondir, tenter de les « dépasser ». Dans Hegel, et notamment dans les pages admirables sur les sophistes grecs, j’ai appris que le scepticisme n’était pas qu’incertitude et corrosion, mais aussi l’énergie même de l’esprit. Dans Hegel, je me suis senti encouragé dans mon aspiration adolescente à assembler, relier les différents champs du savoir et de la connaissance, je me suis reconnu dans l’aspiration à la totalité, tout en pressentant que celle-ci était inaccessible, mais ne voyant pas encore clairement que croire la posséder était l’erreur suprême, ce que je découvris vers 1957 dans la phrase d’Adorno la totalité est la non-vérité. Beaucoup ne voient dans Hegel que le système abstrait, la dialectique intempérante. Moi, je vois le combat entre l’idée et le réel, je vois la pensée qui accepte et assume la contradiction, qui vit dans l’antagonisme permanent des idées, à l’intérieur d’elle-même, et qui retrouve toujours un nouvel antagonisme quand elle a surmonté celui qu’elle subissait. Bien sûr, j’étais très heureux de découvrir qu’au-dessus de la raison limitée de l’entendement Versandt, il y avait une raison supérieure qui se nourrissait de la contradiction au lieu de la rejeter, la raison dialectique Vernunft. Mais pour moi, dans les contradictions, il y avait aussi fortement la contradiction entre le rationnel et l’irrationnalisable, entre autres ; la réalité existentielle. Dans Hegel m’a séduit aussi l’idée de ruse de la raison qui montrait que celui qui croit n’agir qu’en fonction de ses intérêts égoïstes agit en fait pour une œuvre collective dont il est inconscient. Déjà, j’avais été frappé par l’enseignement que souvent l’on déclenche des processus qui aboutissent à des résultats contraires aux intentions qui l’avaient initié. Et plus tard, je serai frappé par l’idée éco-systèmique montrant qu’à partir des interactions myopes entre individus, plantes, animaux, naît de proche en proche un système éco-organisateur qui rétroagit sur les individus constitutifs du système et régule l’ensemble de ses activités.

12De Hegel je reviens à Marx. Le Marx qui m’a frappé est celui des Manuscrits de 1844, d’orientation économico-philosophique d’où sans doute vient mon idée d’anthropo-sociologie, mon idée d’unidualité humaine (naturelle et culturelle), et l’idée que sciences de l’homme et sciences de la nature devaient s’embrasser l’une l’autre, aucune ne devant engloutir l’autre, mais devant tisser une relation dialogique indissoluble.

13De Marx, je retenais aussi l’idée que les disciplines (économie, psychologie, sociologie, histoire) n’étaient que des catégories d’utilité certaines mais limitées, et qu’il fallait saisir les problèmes anthropo-sociaux dans leur multidimensionnalité. Mais ce qui m’avait marqué dans Marx, c’était l’énergie inouïe avec laquelle il avait uni dans une même conception théorie et praxis, c’était aussi qu’il avait réussi à arrimer à la vision dialectique de l’histoire humaine, l’idée que cette dialectique même, pourtant inachevable dans son principe, pouvait être couronnée en permettant, voire provoquant le saut historique capital dans une nouvelle société où serait abolie l’exploitation de l’homme par l’homme.

14En même temps qu’à 21-22 ans je me nourrissais de Hegel et de Marx, je me nourrissais de Rimbaud. Mon ami Jacques-Francis Rolland, avec qui je partageais une chambre à la Maison des étudiants de Lyon, idolâtrait Rimbaud comme moi, et nous déclamions La Saison en Enfer, œuvre maîtresse, œuvre pythique, qui comme la Pythie de Delphes, selon la parole extraordinaire d’Héraclite, « ne dévoile pas, ne dissimule pas, mais indique ». Rimbaud nous parlait de notre vouloir-vivre, de nos ardeurs, de nos folies, de la dureté des temps, de la résolution à prendre « il faut être absolument modernes », de la nécessité de dire adieu, de partir pour l’aventure.

15Au cours de cette époque adolescente, je découvre Malraux, Céline, Proust. Le Malraux de La Condition humaine et de L’Espoir a joué un grand rôle sur beaucoup de jeunes intellectuels de ma génération, nous poussant à vivre nos idées, à risquer notre vie pour elles, à exalter la fraternité, à espérer en la Révolution. Le marxisme me montrait qu’on ne pouvait résoudre les problèmes philosophiques que dans la praxis qui apportait le dépassement de la philosophie, Malraux me donnait l’exemple de l’écrivain combattant, qui allait contribuer à faire de moi un résistant. Je pouvais dépasser mon deuil et ma nostalgie dans la fraternité vécue au service de la grande matrie, l’humanité. L’antisémitisme de Céline, en pleine Occupation, ne m’empêchait nullement d’être emporté par et dans le Voyage au bout de la nuit, épopée de la misère, de la folie, de la dérision de l’Occident moderne. Il y avait quelque chose de dostoïevskien à la française que je retrouvais dans le Voyage. Enfin, Proust fut pour moi à l’évidence le plus grand écrivain de ce siècle. Que la chronique d’un mondain dans le monde rétréci du Faubourg Saint-Germain devienne un microcosme de tout tissu de vie humaine, que l’amour pour la mère ait trouvé l’expression qu’enfin je constatais adéquate à ce qui me semblait jusqu’alors indicible, qu’il ait, plus généralement, étendu le royaume du dicible à la complexité infinie de notre vie subjective, qu’il ait allié l’extrême précision du mot, l’extrême subtilité de l’analyse à ce qui d’ordinaire lui est incompatible, la traduction de la vie de l’âme et du sentiment, tout cela m’a enthousiasmé et surtout me montrait que la vérité était dans la complexité.

16Déjà j’étais poussé, par mon sentiment aigu de la vérité des idées contraires, ainsi que par mon sentiment que la vérité sur l’homme ou la société ne pouvait être réduite unidimensionnellement à une catégorie disciplinaire (la psychologie ou l’économie), on ne pouvait donc exclure l’histoire et le sujet pour comprendre quoi que ce soit, tout cela devait me pousser, à relever le défi de la complexité des choses plutôt que de chercher une conception réductrice simple. J’allais, par une autre influence, être confirmé, orienté et éclairé dans cette voie. Ce fut par l’un de mes professeurs d’histoire, en ma première année d’université, Georges Lefebvre. Il faisait deux cours, l’un sur les origines, l’autre sur l’historiographie de la Révolution française. J’ajouterais que mes études d’histoire ancienne, à l’Université de Toulouse, en 1940-1941, sous l’égide d’André Aymard, furent importantes. Voyant que le désastre des cités grecques, conquises par Philippe de Macédoine, n’avait pas conduit à la fin de la civilisation héllénique, mais au contraire à son essaimage victorieux dans le monde devenu héllénistique, et que la Grèce atrocement saccagée et pillée par les Romains, avait finalement vaincu son farouche vainqueur, en hellenisant l’empire au bout de quelques siècles, je me demandais, à la suite d’un article très explicite de Simone Weil, paru dans les Nouveaux Cahiers peu avant-guerre, et supposant qu’une Europe conquise par l’Allemagne hitlerienne, dans les conditions atroces qu’elle devinait déjà, finirait par susciter plus tard une Europe civilisée, élargissant le droit de cité à tout individu des populations conquises, comme le fit l’édit de Caracalla en l’an 212 de notre ère. Ainsi, je m’interrogeais à l’époque où le Reich allemand semblait maître de l’Europe, où la France semblait vaincue à jamais. Puis, un peu plus tard, après la résistance russe à Moscou, je reportais le même raisonnement sur l’URSS stalinienne, qui finirait par réaliser l’idée dont elle était explicitement porteuse, celle du socialisme non plus seulement européen, mais universel. Ici fut importante la lecture De la Sainte Russie à l’URSS de Georges Friedmann. Celui-ci montrait que tous les caractères négatifs évidents pour moi de l’URSS venaient, non seulement de l’encerclement capitaliste, mais aussi du poids historique énorme de la Sainte Russie au sein de la toute nouvelle Union soviétique qui devait mettre du temps à accomplir sa mue. Je l’avais connu alors à Toulouse et lui avais fait part de mes hésitations à m’engager perinde ac cadaver dans le parti communiste. Et, soit par perspicacité psychologique, soit par embarras, il m’avait dit : « C’est une expérience par laquelle vous devez peut-être passer. » Ainsi, l’on voit que la ruse de la raison hegelienne, l’écologie de l’action (qui n’avait pas encore ce nom), l’examen des évolutions historiques concrètes, séculaires, l’explication historique de Friedmann me portaient à des acceptations de faits accomplis, de nécessités et contraintes de l’histoire.

17Bien entendu, s’il n’y avait pas eu la Guerre mondiale et la résistance de l’URSS à l’invasion nazie, les mêmes themata (pour reprendre l’expression de Holton que je conçois comme idées directrices obsessionnelles) m’auraient fait cristalliser sur autre chose que le communisme stalinien. Les forces de scepticisme auraient peut-être même dominé, et je n’aurais pas adhéré à la grande religion de salut terrestre qui s’est épanouie au xxe siècle. Mais cette régression intellectuelle incontestable pour moi fut liée à une progression existentielle décisive : c’est ce qui m’a permis de m’affranchir, de risquer ma vie, d’affronter la mort, de quitter l’état « chrysalidaire » dont je n’aurais pu sans doute, s’il n’y avait pas eu la guerre, jamais m’affranchir.

18J’ai eu l’expérience du mythe, du sacré, de la possession au sens hyper-dostoïevskien du terme. J’ai résisté à cette machine dès 1946, je me suis trempé cette fois non plus dans la lutte physique contre un ennemi extérieur, mais dans le combat spirituel, le plus terrible de tous comme l’avait bien vu Rimbaud, contre la machine et contre la foi enracinée en moi-même. Je n’ai jamais participé au culte de la personnalité, à la différence de la plupart des intellectuels communistes français, mais j’ai justifié le stalinisme par rationalisation philosophique hegeliano-marxiste, fatalisme historique que j’appelais réalisme, et j’ai pu après comprendre et analyser ce qu’il y avait d’erroné et de pervers dans les processus à l’œuvre dans mon esprit, c’est pourquoi je remercie le camarade Staline. Cette erreur gigantesque m’a permis par la suite d’être vigilant contre les nouvelles sources d’erreur, et le chercheur sourcilleux pourrait s’en rendre compte, car jamais depuis 1951 et surtout 1956 je n’ai versé dans les innombrables erreurs qui ont été les vérités de l’intelligentsia de gauche française.

19Par la suite, je découvre des auteurs non moins importants, mais j’ai passé l’âge des empreintes les plus profondes, l’âge de formation. Ainsi en est-il de Freud, que je lis systématiquement quand j’ai 28-30 ans, au moment où je travaille L’Homme et la Mort. Cette étude, étant donné la conception profonde qui s’est inscrite en moi, étant donné le faible imprinting des conceptions reçues, notamment de l’idée universitaire de discipline, étant donné que j’écris ce livre en autodidacte me conduit inévitablement à une recherche multidimensionnelle bio-anthropo-psycho-socio-culturo-historique. Dans cette recherche, l’intégration de Freud est d’autant plus profonde que ce que j’avais trouvé dans les Manuscrits de 1844 de Marx (l’unidualité de l’homme naturel et de l’homme culturel) la source commune du biologique et du psychologique, l’idée originale que l’individu humain est fait d’une dialectique constructive entre l’univers pulsionnel à source biologique (le Ça), le Surmoi (la détermination autoritaire du père et de la société) et le Moi qui dépend de l’un et de l’autre, et ne peut advenir qu’en émergeant de l’un et de l’autre, Wo das Es war soll Ich werden. En même temps, Otto Rank, qui dans son Don Juan, m’a fait connaître la notion de « double », que je crois anthropologiquement fondamentale et sur laquelle je n’ai cessé de travailler depuis. J’ai été marqué par Jung (la dialectique animus et anima, la psychanalyse des mythes, l’immersion de l’inconscient individuel dans l’inconscient collectif), puis Sandor Ferenczi, dont le Thalassa ô combien me parlait de moi-même en me parlant du destin humain comme d’un arrachement des eaux-mères. Le surréalisme, je l’avais découvert un peu plus tôt, après la Libération, par mon ami Mascolo (par lui également, j’ai découvert Georges Bataille, beaucoup plus important pour moi qu’un Sartre et pour cela toujours à demi-méconnu), et c’est par lui, je crois que j’ai été amené à connaître et à aimer personnellement André Breton dont j’ai subi le rayonnement sans appartenir le moins du monde à la secte. Je dirais, pour lier ce que je dis maintenant à ce que j’ai dit du romantisme allemand, que je n’ai jamais laissé le système d’idées ronger et détruire le problème même de l’existence et de la subjectivité. Aussi, je me suis nourri, en même temps que des lectures marxistes de mes années de formation, de lectures « existentialistes » comme celles de la première traduction d’Heidegger en fragment (Qu’est ce que la métaphysique), des écrits de Jean Wahl sur Kierkegaard, Heidegger, Scheler, du Sartre de l’époque existentielle, etc.

20Au cours des années 1957-1962, des événements étonnants (rapport K, Octobre polonais, révolution hongroise, putsch d’Alger et renversement de la Quatrième République) surexcitent des processus de révision, de déstructuration/restructuration en chaîne, déjà commencés avec la fondation de la revue Arguments (que je dirige) et qui à la fois se généralisent et se radicalisent (dans ce sens, Arguments, c’est le révisionnisme généralisé et la promotion de la pensée interrogative). C’est alors que je découvre l’École de Francfort, Adorno surtout avec qui je me sens en profonde résonance, sauf dans sa condamnation de Heidegger et de la « mass culture ». Mais dans ces processus, c’est tout d’abord l’agitation dialogique dans l’équipe d’Arguments (avec Duvignaud, Axelos, Fejtö entre autres) et puis surtout le cheminement méta-marxiste en synchronisme et dialogue avec Castoriadis et Lefort, mes vrais compagnons de route dans les traversées de ce qui pour nous furent les déserts de l’althusserisme et du structuralisme, du Trissotinisme et du Diafoirisme et qui pour l’intelligentsia française fut une superbe ère des Lumières (autrement dit, des années 1960 jusqu’à l’explosion de 1968).

21Il faut attendre les années 1968-1970, c’est-à-dire mes 50 ans, pour que je recommence spontanément un réapprentissage et que des auteurs nouveaux, venus d’horizons alors inconnus, me marquent de façon décisive.

22Je citerai ici von Foerster, qui m’initie à la problématique de l’auto-organisation, ainsi qu’à la problématique de la dialectique de l’ordre et du désordre, order from noise, sur les indications d’Henri Atlan qui lui-même a développé ces deux problématiques de façon originale et a eu au moment décisif, une influence catalytique sur moi. Je dois citer aussi Gregory Bateson dont Anthony Wilden, en Californie, me fait découvrir la pensée. Je me force honnêtement à citer le Michel Serres des Hermès. Il y eut la découverte tardive de la pensée des von Neumann, Wiener, Ashby, et l’importance des communications de Gottard Gunther dans le cercle de von Foerster. Enfin, il y a la lecture décisive, illuminante de la conférence de Husserl sur La Crise des sciences européenne, ce sur quoi sont venus se greffer les textes de Heidegger sur la technique et la raison. Sans ces influences, et celles de quelques autres, je n’aurais pu tenter la nouvelle et ultime aventure, celui de la pensée complexe, apte à saisir la solidarité des problèmes, et l’indissociabilité du problème anthropo-bio-cosmologique. Sans cesse, je suis revenu à mes questions adolescentes, les questions dites philosophiques ou éthiques, celles de l’homme, de la vie, celle du qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous, celle des origines, du devenir, du sens et du non sens. Je n’en ai jamais fait mon deuil et en cela j’ai échappé à l’imprinting de plus en plus puissant qui somme chacun de ne se consacrer qu’à un savoir parcellaire de spécialiste-expert. J’y suis revenu, quand après une hospitalisation au Mount Sinaï Hospital à New York, j’ai voulu savoir où j’en étais, ce que je croyais, ce qui était important en moi, où étaient « mes » vérités, s’il y avait une vérité (j’écris alors ce qui va paraître dix ans plus tard sous le titre Le Vif du sujet.) Et voilà que dans ces années 1969-1970, je commençais à trouver, dans les marges du savoir universitaire officiel (et de façon étonnante dans le monde « enginéral/ mathématique » où est née la cybernétique), les outils, notions, qui me permettaient désormais de conceptualiser ce que j’avais toujours fait spontanément dialectiquement et de poser enfin la recherche cognitive sur la connaissance elle-même. Je crois avoir fait dans La Méthode une élaboration personnelle originale. Mais je n’ai pu le faire, comme tout ce que j’ai fait, que parce que j’ai été ouvert à des influences venues de tous horizons, parce qu’aucune carapace doctrinaire durcie n’est venue figer ma conception, et cela parce que celle-ci est encore le lieu d’un antagonisme toujours actif entre des poussées contraires, qu’elle vit de ces antagonismes, qu’elle vit, comme toute pensée personnelle « à la température de sa propre destruction ». C’est cette singularité qui dans le fond me fait recevoir tant d’influences, d’auteurs si divers, parfois ennemis, et qui, même apparemment incompatibles, je vois secrètement unis (comme Pascal et Hegel). Voué à l’anthropo-sociologie, à la navette entre science et philosophie, je n’ai cessé de me nourrir de littérature et de poésie, et cela non pas par compensation, pour le loisir, comme le violon d’Ingres ou celui d’Einstein, mais pour donner sève à mes idées. Le Livre a eu une importance primordiale pour moi, justement parce que je ne me suis pas enfermé dans les livres : je n’ai cessé d’être emporté par le Vivre ; je n’ai pas vécu dans les livres, mais les livres ont été omniprésents dans mon vivre et ont agi sur lui. Le Livre a toujours stimulé, éclairé, guidé mon vivre, et réciproquement mon vivre, demeuré à jamais interrogateur, n’a cessé d’en appeler au Livre.

Edgar Morin
Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.060.0043
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