CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour obtenir les diplômes qui m’ont permis de devenir psychiatre, j’ai dû réciter quelques idées claires où une causalité linéaire donnait l’impression d’une explication irréfutable. Les années 1950 avaient connu l’explosion de deux manières opposées de penser le psychisme. Nous devions alors choisir entre le divan et la pharmacie ! À l’époque, certains expliquaient la folie par la dégénérescence du système nerveux. Le nazisme, vaincu militairement, n’avait pas perdu la guerre des idées. Dans un tel contexte du savoir, la vingtaine de psychanalystes qui existaient en France soutenaient que les fous étaient des personnes dont l’histoire difficile donnait quelques énigmes à déchiffrer. Cette attitude m’avait paru morale.

2À la même époque, Henri Laborit faisait une découverte « sérendipiteuse » : en voulant abaisser la température des opérés en neuro-chirurgie, il découvrait que le Largactil, négligé par les chercheurs américains, diminuait fortement les angoisses de ceux qui allaient se faire ouvrir le crâne. Ces attitudes épistémologiques simples ont créé deux courants de pensées opposés… qui ont arrêté la pensée.

3Les psychanalystes, respectueux et attentifs aux autres, ont fini par construire la représentation d’une âme qui n’avait pas besoin de corps. Et les pharmacologues, institutionnalisés par Jean Delay et Pierre Deniker, ont fini par proposer une représentation de corps sans âme. Cette épistémologie linéaire a abouti aux explications suivantes que j’ai dû apprendre pour être diplômé :

  • Le Neuleptil est un neuroleptique léger qui guérit la névrose obsessionnelle ;
  • Pas du tout, répondaient les psychanalystes, c’est la mère qui a provoqué la névrose en mettant son enfant sur le pot de manière rigide quand il était encore à son stade sadique-anal.
C’était simple, clair et faux, mais nous devions choisir notre camp. Cette amputation de la pensée nous apportait d’énormes bénéfices. Nous avions moins de données à apprendre et cette pensée paresseuse renforçait nos certitudes. Ceux qui avaient choisi l’option de l’âme sans corps disposaient d’un outil de pensée très simple, avec trois stades (oral, anal et génital), avec trois instances (Ça, Moi et Surmoi), et avec une dizaine de mots issus du vocabulaire de la psychanalyse ; nous pouvions convenablement gagner notre vie et faire une carrière universitaire. Après quelques années de pratique, la sélection intellectuelle ayant éliminé les patients à qui cette épistémologie ne convenait pas, nous finissions par n’avoir dans nos consultations que les patients qui confirmaient notre théorie. La réduction méthodologique était devenue réduction ontologique. Que du bonheur, par cette pensée simple, confirmée par l’épanouissement des patients à qui convenait la pratique du divan !

4Pour les autres, c’était plus compliqué. Certains exigeaient qu’on leur donne un peu de médicaments et surtout qu’on ne leur pose pas de questions car, nous disaient-ils : « Je ne vois pas pourquoi je demanderais conseil à quelqu’un qui connaît moins bien mon problème que moi. » D’autres, enfin, ne se sentaient à l’aise ni avec la psychanalyse, ni avec les médicaments, ni avec eux-mêmes, ni avec les autres. Ceux-là étaient soulagés dès qu’ils avaient trouvé un bouc émissaire explicatif : le mauvais œil, l’hypochondrie, l’État, la mère ou le voisin.

5Ces savoirs fragmentés étaient une bonne affaire car, avec peu de lectures, nous obtenions nos diplômes, avec peu de rencontres, nous pouvions nous intégrer dans un groupe, avec quelques slogans psychanalytiques ou pharmacologiques, nous obtenions l’effet renforçateur et sécurisant que donne le sentiment d’appartenance.

6Ces causalités exclusives sont bien confortables. Dommage qu’elles correspondent à une pensée enfantine. Avant l’âge de 3 ans, à la période de l’identification, l’enfant dit : « C’est quoi, ça ? » Dès l’âge de 4-5 ans, il recherche la cause en demandant : « Pourquoi c’est comme ça ? » Lorsqu’on lui répond par une causalité unique, on éclaire son monde, on le sécurise et on lui donne une conduite à tenir. Cette pensée simple est tranquillisante et son effet perdure quand on vieillit : « Accordez vos violons », dit l’adulte angoissé par les causalités multiples. « C’est organique ou psychologique ? C’est inné ou acquis ? C’est l’individu ou la société ? »

7L’aventure intellectuelle commence toujours par une pensée simple totalement explicative. Les cardiologues savaient que l’infarctus était provoqué par l’obstruction d’une artère coronaire. C’était simple, clair et facile à penser. Tout s’est compliqué quand il a fallu chercher pourquoi cette artère se bouchait. « C’est génétique », affirmaient ceux qui découvraient des lignées d’infarctus à travers les générations. « Pas du tout, c’est alimentaire », disaient ceux qui étaient parvenus à établir une corrélation entre une alimentation riche et la thrombose coronaire. « C’est biologique », précisaient les chimistes en distinguant le poids moléculaire différent du bon et du mauvais cholestérol. « C’est culturel », s’indignaient les sociologues qui constataient que la sédentarité augmentait le pourcentage d’infarctus.

8« C’est psychologique », ricanaient les psychologues en recueillant les infarctus provoqués par un stress. « C’est éducatif », disent aujourd’hui les enquêtes de santé publique en notant que les enfants précocement carencés fournissent une population où il y a quatre fois plus d’infarctus que dans la population générale.

9Un même effet de thrombose coronaire peut donc être provoqué par une convergence de causes totalement hétérogènes. Désormais, la réflexion ne peut plus être paresseuse, il faut quitter la pensée classificatoire pour aller vers la pensée opératoire : ce qui provoque un effet dans un contexte ne provoquera pas le même effet dans un autre contexte. Quand, aujourd’hui, une Française épouse un Allemand, les témoins sourient, pensent à l’Europe et aux futurs enfants qui auront la chance d’être bilingues. En 1943, quand une Française tombait amoureuse d’un Allemand, l’entourage choqué parlait de « collaboration horizontale ». Les contextes sociaux différents avaient donné une signification opposée à un même fait.

10Les causalités linéaires paraissent aujourd’hui trop simples. Elles sont partiellement vraies et totalement fausses. Il n’est pas rare qu’un petit morceau de vérité soit généralisé jusqu’à l’absurde. Lorsque les neurobiologistes ont constaté l’effet réconfortant de la sérotonine (neuro-médiateur qui assure le passage de l’information dans la synapse, entre deux neurones), ils ont fait une magnifique découverte. Lorsque certains d’entre eux ont prétendu que l’on pouvait désormais expliquer le monde psychique par l’action de la sérotonine, ils sont devenus absurdes en confondant la réduction méthodologique scientifique avec la réduction ontologique idéologique.

11Ce savoir fragmenté est encouragé par nos universités : « Choisissez votre camp », dit-on au jeune étudiant, au moment où il s’inscrit dans une discipline qu’il ne connaît pas encore : « Si vous haïssez la cochonnerie biologique, apprenez la psychanalyse ou la sociologie… mais si, au contraire, vous méprisez les idées vaporeuses tombées du ciel, apprenez la biologie. » L’engagement de toute une carrière s’amorce sur un a priori émotionnel, une impression que fait le monde dans l’esprit de l’étudiant. Le reste n’est que diplôme.

12Lorsque l’éthologie a démarré, dans les années 1960, les « penseurs morcelés » ont beaucoup ri. L’âme d’un homme serait donc analogue à celle d’un singe ou d’un poussin ! Incapables de raisonner en termes de constellations de déterminants, ils pensaient que les éthologues croyaient que l’âme d’un ver de terre était la même que celle d’un grand homme.

13Pourtant, à la même époque, les nouvelles données éthologiques amorçaient une nouvelle anthropologie. Les raisonnements phylogénétiques posaient des questions inattendues : Pourquoi les êtres vivants dorment-ils ? Quelle est la fonction de cette étrange manière d’être, quand le corps ne traite plus les informations du contexte et quand la conscience rêvante traite des informations venues d’ailleurs ? La structure électrique du rêve est-elle la même dans toutes les espèces ? Pourquoi un être vivant, placé dans des conditions adverses, avance-t-il la phase de son sommeil paradoxal ? En quoi le sommeil de l’homme est-il analogue ou différent de celui des autres mammifères ? Contrairement à ce que pensaient les théoriciens morcelés, l’éthologie empêchait l’extrapolation et sa méthode comparative soulignait la spécificité de l’être humain.

14Dans un colloque intitulé L’Unité de l’homme, qui s’est tenu en 1972 (Morin et Piatelli-Palmarini, 1974a), Edgar Morin impulsait cette épistémologie de la pensée complexe qui donnait la parole à des disciplines différentes mais coordonnées autour d’un même objet. Le savoir intégratif offrait une autre vision de la condition humaine. Il ne s’agissait pas du tout d’une ratatouille épistémologique, mais au contraire de l’intégration cohérente de données hétérogènes (comme dans l’exemple de l’infarctus). Chaque chercheur reste ce qu’il est (généticien, cardiologue, nutritionniste ou psychologue), mais apporte son morceau de savoir à l’édifice objectal.

15La construction complexe de cette nouvelle représentation de « l’homme dans son monde » entraîne de nouvelles réactions sociales et décisions thérapeutiques.

16Le suicide ne peut plus être pensé comme un péché ou comme une défaillance cérébrale. En recueillant des données hétérogènes et en les intégrant, on découvre que les adolescents qui aspirent à la mort ont presque tous connu un déficit sensoriel au cours des premiers mois de leur vie. La niche sensorielle qui stimule le cerveau du bébé a été appauvrie par des raisons diverses (maladie de l’enfant, mort d’un parent, précarité sociale ou autres accidents de l’existence). Le cerveau, mal stimulé a « circuité » une dysfonction cérébrale aujourd’hui visible en neuro-imagerie. L’entourage familial, l’école et le quartier ont momentanément compensé cette vulnérabilité acquise. Mais à l’adolescence, quand le surgissement du désir sexuel et le besoin d’autonomie se sont exprimés, la faille s’est révélée et le jeune, coincé entre sa peur de l’inconnu et son accablement familial, risque alors d’envisager une solution radicale. Si son entourage et sa culture le laissent seul, à ce moment-là, l’issue peut être fatale. Mais tous les jeunes, précocement isolés, ne réagissent pas de la même manière. Ceux dont l’équipement génétique fait sécréter beaucoup de neuropeptide Y résistent mieux à la privation précoce et réagissent paisiblement à l’adolescence, malgré l’appauvrissement sensoriel de leur petite enfance.

17Chaque phrase de ce raisonnement résulte d’un travail scientifique. Un chercheur seul aurait proposé une seule explication, partiellement vraie et totalement fausse. Elle serait même devenue « totalitairement » fausse, si le scientifique avait fondé une école pour imposer sa vérité et trouvé un budget pour offrir des emplois aux bons élèves qui pensaient comme lui.

18En associant des recherches hétérogènes mais coordonnées autour d’un objet, les solutions restent partielles, mais ne sont plus totalitaires, car l’objet est éclairé sur toutes ses facettes.

19Le médecin Théophraste Renaudot avait constaté que donner de la poudre d’arsenic aux cochons qui souffraient d’amibiase tuait les amibes, sans nuire aux cochons. Quand il a vu que Louis XIII souffrait lui aussi d’une amibiase, il a voulu lui prescrire le même médicament. Il fut donc logiquement condamné au bûcher pour avoir comparé le Roi avec un cochon. Sauvé par Richelieu mais interdit de médecine, il changea de métier et inventa la gazette journalistique. Ne croyez pas que ces penseurs linéaires ont aujourd’hui disparu. Leurs causalités linéaires exclusives sont claires et abusives.

20L’histoire des idées est un cimetière de théories toutes plus cohérentes les unes que les autres. Cohérentes mais partielles. Une attitude épistémologique complexe, en intégrant des données hétérogènes mais coordonnées, permet d’éviter de confondre le réductionnisme scientifique avec un slogan idéologique.

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Le savoir académique est une connaissance fragmentée qui évolue spontanément vers le dogme qui mène au pouvoir. Le savoir d’un praticien doit être transversal et intégrer des données hétérogènes fonctionnant dans un système indivisible. Une convergence de causes de natures différentes peut déclencher ou non, un même effet.

Mots-clés

  • biologie ou psychanalyse
  • causalités linéaires ou pensée systémique
  • contexte et attribution de cause
  • réductionnisme scientifique ou réductionnisme ontologique
Boris Cyrulnik
Université du Sud – Toulon-Var
Boris Cyrulnik est neuro-psychiatre et directeur d’enseignement à l’Université Toulon-Sud. Depuis 1972, il participe à plusieurs groupes de recherche en éthologie et sur le processus intégratif de la résilience. Sur ce sujet, il a récemment publié : De chair et d’âme (Odile Jacob, 2006) et Mourir de dire. La honte (Odile Jacob, 2011).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.060.0039
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