1Edgar Morin ouvre les yeux sur le Maroc, où Sabah Abouessalam, sociologue de l’urbain, professeur des universités (INAU) et rattachée à l’Institut des sciences de la communication du CNRS, lui a révélé ce qui est invisible au regard occidental. Ensemble, la reliance à l’esprit, ils reviennent sur plus de trente ans de communauté de vues et évoquent l’implication croissante d’Edgar Morin au Maroc.
2Sabah Abouessalam : Étudiante en sociologie à l’Université de Grenoble en 1979, un des premiers livres que j’eus à étudier fut Le Paradigme perdu : la nature humaine (1973). Très vite après, c’est bien un nouveau paradigme du savoir qui s’est proposé à moi et je ne t’ai plus quitté intellectuellement depuis. Dans Mes démons (1994), j’ai découvert que nous avons vécu la même souffrance d’orphelins à l’âge de 10 ans, toi de mère, et moi de père. Par la suite, j’ai trouvé dans Autocritique (1959) la confirmation de la justesse de ma résistance au dogmatisme politique.
3Edgar Morin : Et pour moi, ta rencontre a bien confirmé notre communauté de vues, notre communauté de destins…
4S. A : Alors, comment ton lien avec le Maroc est-il né ?
5E. M. : Peu de temps après l’Indépendance du Maroc, j’ai été invité par le professeur de philosophie du lycée français de Rabat, Monsieur Pichon, qui m’a confié à trois de ses élèves. Ceux-ci sont devenus mes amis pour la vie, l’un français, Guy de la Chevalerie qui restera toute sa vie lié au Maroc, deux autres, le prince Moulay Ali, hélas décédé, et Tajeddine Baddou. Depuis, j’y suis retourné souvent, à la fois pour faire des conférences, participer à la vie intellectuelle, ou pour bénéficier de l’hospitalité et de la chaleur humaine des marocains.
6S. A : Et tu es de plus en plus lié à la vie marocaine…
7E. M. : Cela est une conséquence de notre rencontre et de notre communauté de vues. J’ai appris avec toi un autre Maroc : celui des villes bidonvilles, de la pauvreté du grand nombre, de la politique, de la vie associative, mais aussi le Maroc de l’ouverture et de la tolérance. J’ai appris de tes expériences et de tes études sur la pauvreté urbaine ce qui est invisible au regard occidental : que la solidarité et l’entraide empêchent les populations pauvres, dépourvues de toute aide sociale, de sombrer dans la misère, et en quelque sorte les vertus créatrices des populations pauvres. Tu m’as enseigné à regarder la ville d’un regard neuf et à considérer le problème de la gouvernance urbaine dans sa complexité. Grâce à ton accompagnement, mon intérêt pour le Maroc, de plus en plus profond, m’est également devenu de plus en plus nécessaire.
8S. A : À mes yeux, l’important est d’avoir tenu à apporter, à ta façon, ton message de sociologue et de penseur à la société marocaine. Ainsi dans un entretien intitulé « Religion et politique [1] », tu dis : « Il n’est pas de vie sociale sans formes religieuses », mais la religion peut être aussi axée sur la vie terrestre comme la religion de la Nation ou la religion de la fraternité humaine qui est la tienne. Tu expliques également qu’« il y a progrès quand la politique s’émancipe de la religion divine et que s’institue une démocratie, c’est-à-dire le libre jeu d’opinions antagonistes… En fait, l’Islam n’est pas moins prédisposé à la laïcité que l’Europe au xiiie siècle. Mais il y a eu en Europe l’aventure pluriséculaire des temps modernes qui, en complexifiant la société, a produit l’émergence de la laïcité. » Tu as aussi indiqué que la mondialisation comportait en elle du meilleur et du pire ; qu’il en est de même du développement et qu’il faut en somme mondialiser les solidarités et démondialiser le local, le régional et sauvegarder en chaque nation l’autonomie vivrière. De même, il faut à la fois développer et envelopper, c’est-à-dire sauvegarder les solidarités et les communautés. Enfin, tu as été enchanté que le Maroc ouvre une réflexion sur un développement mettant désormais l’humain au cœur de sa problématique. Penses-tu que l’initiative nationale pour le développement humain, qui vise la réduction de la pauvreté et de l’exclusion au Maroc, constitue une perspective d’avenir ou un leurre supplémentaire pour les pauvres [2] ?
9E. M. : Je suis peut-être enthousiaste, mais je te comprends quand tu dis à ce propos qu’il est « difficile d’imaginer que des processus d’amélioration puissent, à eux seuls, pallier les conséquences de ces inégalités sans commencer par s’attaquer aux causes, c’est-à-dire à l’origine même de la pauvreté [3] ».
10S. A : Depuis longtemps, tu as proposé une pensée méditerranéenne et plus largement une pensée du Sud, qui emprunte au Nord démocratie, droits de l’homme, droits de la femme, autonomie individuelle et vertus libératrices de la technique (elle-même ambivalente) mais qui garde ses vertus propres, dont le sens de la solidarité, de l’hospitalité, des arts de vivre ainsi que des sagesses.
11E. M. : Il existe au Maroc de très belles possibilités de symbioses entre ce qui vient du Nord et ce qui vient du Sud ; l’ancien et le nouveau peuvent unir leur meilleur.
12S. A : Ton attachement au Maroc se manifeste également dans ton intention d’installer, avec ma collaboration, une ferme écologique dans la région de Marrakech, s’inspirant de l’agro-écologie de Pierre Rabhi [4] et de l’agro-foresterie, de façon à inciter les paysans à demeurer dans leurs terres auxquelles serait restituée une rentabilité.
13E. M. : Je crois que le Maroc a un besoin vital, à côté de son agriculture d’exportation, de sauvegarder son agriculture vivrière et sa paysannerie, à demeurer lui-même en se transformant.
14S. A : Une fois de plus tu associes des notions apparemment antagonistes. Cela fait partie de la pensée complexe dont tu es le promoteur.
15E. M. : Et qui a trouvé un excellent écho au Maroc. N’ai-je pas reçu le Prix Averroès lors de la huitième rencontre internationale du Printemps de la philosophie, qui s’est tenue à Fès en 2009 ?
Notes
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[1]
Edgar Morin, « Religion et politique : la fraternité rationalisée », L’Économiste, no 121, 17 mars 1994.
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[2]
Edgar Morin, « Développement humain : “L’individualisme se développe au détriment des solidarités” », L’Économiste, no 3407, 19 nov. 2010.
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[3]
Sabah Abouessalam, « Il faut une construction pédagogique de la citoyenneté », L’Économiste, 15 nov. 2010.
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[4]
Pierre Rabhi est, entre autres, l’auteur de Vers la sobriété heureuse (Actes Sud, 2010).