Question en hommage à Edgar Morin : la communication ajoute-t-elle à la complexité ?
1Edgar Morin se meut dans la complexité avec aisance et humilité. Il jongle avec les paradoxes. Il a l’intuition de leur fécondité. Interrogé sur les contraintes, surtout médiatiques, que subit la communication publique pour rendre compte de l’exercice du pouvoir, il délivre sa réponse lentement, comme en la mâchonnant, parce qu’elle n’est pas qu’une pirouette : « On peut parler simplement de la complexité. »
2Cette préconisation se heurte au refus des simplifications qui vont aujourd’hui de pair avec le démembrement par les spécialistes de la réalité globale dont Edgar Morin revendique l’approche. Ouvrant La Voie, il écrit que « la connaissance est désarçonnée… par la rapidité des évolutions… et par la complexité propre à la globalisation. » Il dénonce « les cécités d’un mode de connaissance qui, compartimentant les savoirs, désintègre les problèmes fondamentaux » (Morin, 2011).
3Connaissance et communication sont le double visage d’une même perplexité. Flux d’informations et élargissement planétaire des questionnements étalent au grand jour un enchevêtrement du savoir. Les diffusions massives et instantanées de données échappent à une qualification sérieuse des contenus.
4Les imbrications endogames de la gouvernance et de la communication font que les simplifications de celle-ci se substituent aux complexités de celle-là. La communication politique s’élabore de manière autonome, en marge de l’action publique (Zémor, 2007). Elle devient une spécialité peu apte à rendre compte du réel. Sa crédibilité est menacée par la perte de la confiance des citoyens. Elle a renoncé à expliquer le politique. Edgar Morin rappelle :
Les réformes ne sont pas seulement institutionnelles, économiques, sociales, elles sont aussi mentales, et nécessitent une aptitude… qui requiert une réforme de l’esprit.
6C’est la prescription partagée avec Michel Rocard de « dire la complexité des choses pour faire appel à la lucidité des gens [1] ». Le « parler vrai » de Rocard se libère du parler simple. Il assume la complexité. Avec un pied de nez aux contraintes réductionnistes des exercices médiatiques, la conviction authentique qui sous-tend ses démonstrations ardues lui ouvre un crédit d’image et du lien social.
7Dominique Wolton a mis en évidence les contradictions qu’impose la médiatisation (2008) à la communication. Privée de la relation, la communication est univoque. Simpliste, elle s’emballe à informer et à parler sans écouter. Oublieuse de la pédagogie, elle participe à l’atrophie du sens et ajoute à la complexité.
La désinformation de l’instantanéité
8Les médias font-ils échouer les discours de la complexité ? Oui, s’ils s’arc-boutent sur la défense du concept d’information pour le distinguer de celui, voué aux gémonies, de communication. Cantonnés au récit des occurrences, ils n’ont pas de temps pour replacer leur info dans les dédales du contexte et de la mémoire collective. L’immédiateté interdit la médiation. La compression du temps fait disparaître les valeurs ajoutées par le traitement de l’information, le recoupement, l’imagination, le dialogue. Elle décourage toute tentative de maïeutique. Redisons ? avec Emmanuel Levinas ? que le temps, c’est l’autre. L’accès à l’autre et à l’étrangeté autorise le décloisonnement cher à Edgar Morin. Isoler un élément d’une situation de crise, par réflexe cartésien de réduction ou de disjonction, oblitère la compréhension d’un phénomène.
Trois principes de communication
9Edgar Morin nous propose La Méthode (1977-2004) pour aborder, traduire, voire communiquer la complexité. Sur les registres de la relation à l’Autre et de la relation à l’environnement, il élargit l’universalisme des Lumières, trop marqué par la subjective rationalité du « je pense donc je suis ». Un regard plus taoïste découvre un vaste ensemble. Les trois principes de La Méthode se lisent comme des recommandations de bonne communication.
10Telle l’indissociabilité du yin et du yang ou la conjonction des opposés de Karl-Gustave Jung, le principe dialogique propose de ne pas exclure, dans une discussion, le point de vue opposé et même de le garder à l’esprit. Patrick Viveret (2005) suggère, dans la conduite d’un débat public, d’être attentif à l’enregistrement des désaccords.
11Autre principe, celui « hologrammatique » de la réciprocité des emboîtements du tout et des éléments, vient utilement rappeler qu’un communicant public doit dire l’insertion d’une décision dans une politique publique et son influence en retour.
12Le principe de récursion organisationnelle met en évidence les liens de production entre une action ou l’émission d’un message et leurs effets, qui à leur tour sont à l’œuvre, s’autonomisent et viennent alimenter les sources.
La relation qui facilite
13L’enfermement dans un code est une entrave à la juste perception d’un message polysémique. En revanche la discussion facilite l’entendement. Les échanges interpersonnels ou réticulaires des données d’un problème limitent les malentendus. Avec d’autres, Edgar Morin plaide pour la relation (Zémor, 1992 ; Wolton, 1997) :
La compréhension humaine ne saurait se réduire à des données objectives. Elle nécessite une relation d’ouverture et de partage… La dépossession du savoir, très mal compensée par la vulgarisation médiatique pose le problème historique clé de la démocratie cognitive.
15Pour Morin, comme pour Wolton (1999), les riches apports du numérique n’offrent pas la réponse escomptée.
16Car, « une véritable société de l’information repose sur sa capacité à intégrer les informations dans une connaissance complexe » (Morin, 2011, p. 164). En dépit des intentions généreuses de partager l’information, la puissance instantanée d’Internet crée un déficit d’humanité. Ne pas prendre le temps d’établir une relation authentique est un irrespect de l’autre, de sa singularité, de son identité.
Information, concertation, participation
17Edgar Morin cherche une voie pour émanciper la politique : « Il faudrait concevoir et proposer les modes d’une démocratie participative… en même temps de favoriser un réveil citoyen [2]. » Partout dans la « société-monde », les indignations et les révoltes pour le changement sont d’abord des demandes d’échanges d’information. Les pouvoirs misent à tort sur la passivité des gens. Entretenir la somnolence provoque des rêves éveillés brutaux qui tournent aux cauchemars. Coupée du peuple, la classe politique se satisfait trop d’une démocratie d’opinion, à base de rapports d’experts, de statistiques et de sondages avec l’espoir illusoire d’une e-démocratie directe. « Elle n’a plus de pensée… plus de culture » (Morin, 2011, p. 45).
18Or, gouverner, c’est prévenir et aussi entraîner (Rocard, 2010). Le préalable est d’établir des communications confiantes entre gouvernants et gouvernés. Explications et dialogues invitent à la participation, certes électorale, surtout à l’animation collective de la vie de la cité. Plutôt que s’afficher en Supermen, les décideurs doivent écouter la société. La concertation leur offre de s’inspirer des expertises d’usage de la population et de mieux parvenir à des compromis sociaux. Conduire la politique d’un pays doit se faire, non pas en suivant l’opinion, mais avec l’opinion… Une sorte de drive-in.
19La démocratie, malgré toutes ses imperfections, préserve des temps de médiation pour que soient défendus les droits des citoyens. Tant bien que mal, elle organise le débat contradictoire qui permet de s’accorder sur des vérités humaines. Les sciences de la communication doivent éclairer les acteurs publics pour réhabiliter les pratiques participatives de la communication et repenser les rouages des démocraties représentatives face aux extrémismes, aux égoïsmes et au terrorisme. Une intelligence collective pourrait advenir, qui peine aujourd’hui à émerger.