1L’organisaction est la notion centrale de l’organisactionnologie, théorie et méthode aptes à relier les savoirs et à élucider la complexité, combinatoire irréductible au simplexe. Cet essai définit d’abord la pensée complexe, en indique l’horizon génétique et énonce ses principes. Il porte ensuite sur la gouvernance marquée par les principes du paradigme de simplicité qui a régi la science née en Occident au xviie siècle, devenue classique et mondiale. Il s’exerce, enfin, à penser la gouvernance à l’aune des leçons de la pensée complexe, notamment au Congo.
Pensée complexe : sens et principes
2Comment gouverner les sociétés humaines dans le contexte de globalité ? L’œuvre de Morin offre des éléments de réponse à cette question. Elle propose la pensée complexe apte à saisir la complexité et les défis de la mondialité, dont celui de la gouvernance, ensemble des processus par lesquels une société s’auto-éco-réorganise et tente de concrétiser ses dimensions afin d’offrir aux humains les possibilités de réaliser une vie meilleure.
3La pensée complexe est conjonctive, transversale, reliante et complexifiante. Elle révèle des relations, antagonismes, complémentarités et hologrammies dans les réalités. Elle est une pensée du non : non disjonction et non simplification du complexe, un tout organisé d’entités hétérogènes et dont le comportement est certes intelligible, mais non totalement algorithmique et prédictible. Dire non, c’est rectifier pour complexifier, tisser ensemble les entités disjointes ou opposées.
4Cette pensée trouve son origine dans les crises du xxe siècle et de la science classique. Elle se nourrit des apports épistémologiques de divers savoirs : thermodynamique, microphysique, cosmologie, biologie, cybernétique, systémique et théorie de l’information ; des expériences historiques de Morin, dont l’« événement initial » : sa naissance suivie quelques années plus tard, de la mort de sa mère. Elle propose d’appréhender toute réalité par différents principes.
5Le principe dialogique concerne l’association de deux entités, deux réalités opposées, antagonistes, mais en même temps, complémentaires et inséparables. Il y a des dialogiques en toute société, unité complexe qui crée et refoule les antagonismes. Il y a des dialogiques entre le privé et le public, entre les individus, entre ceux-ci et l’État.
6Le principe récursif permet de concevoir l’organisation complexe. Est récursif le processus dont les produits et les effets sont nécessaires à sa propre production et à sa propre origine. C’est un processus auto-producteur et auto-organisateur. La société est un système global auto-éco-ré-organisateur. Elle génère des antagonismes porteurs de potentialité de sa désintégration à laquelle elle n’échappe qu’en les utilisant de façon organisationnelle et en se régénérant par l’ouverture à son environnement.
7Selon le principe hologrammique, la partie est dans le tout, lequel se trouve, en tant que tout, dans la partie. La société, en tant que tout, est présente, grâce à la culture, en chacun de ses membres dont les interactions produisent ou renouvellent la société.
8Le principe d’écologie de l’action pose qu’en raison des jeux d’interactions et de rétroactions dans lesquels elle s’insère, l’action, une fois déclenchée, échappe souvent aux intentions de son acteur. L’action dépend de l’auteur et des conditions propres au milieu où elle se déroule.
Paradigme de simplicité et gouvernance
9La science classique s’est engagée dans une quête rationnelle et ordonnée de la vérité excluant tout ce qui n’est pas elle. Elle a été dominée par le paradigme de simplicité. Celui-ci explique toute réalité en référence exclusive à l’ordre et pose la disjonction et la réduction comme démarches pour connaître, maîtriser, dominer et transformer la réalité. La gouvernance en Occident et, plus tard, celle des sociétés non occidentales ont été marquées par ce « Grand paradigme de l’Occident ». L’Occident, en diffusant la science et ses savoirs, a propagé aussi ses principes, normes, idées et solutions. Les principes et les savoirs finissent par donner forme aux choses, à la gouvernance des choses et des hommes.
10L’ordre horloger, construit par Huygens, a engagé l’Occident sur la voie d’une civilisation horlogère d’ordre, en quête du vrai, de la constance, de la régularité. Porté par l’idéologie du progrès, de l’uniforme, de la croissance, il est devenu technocratique et quantophrénique. C’est par cette idéologie que Saint-Simon et Comte voulaient lutter contre l’obscurantisme propre, selon eux, aux polythéismes, puis aux monothéismes sémitiques. Telle que mise en place aux xixe et xxe siècles, la société de production a abouti à la société de consommation et de dépense, où l’ordre, l’hygiénisme et la domestication des mœurs produisent une socialité artificielle.
11Les sociétés jadis assujetties par l’Occident sont marquées, avec des nuances, par le progressisme et, donc, par le principe d’ordre. Au xve siècle, le royaume Kongo sollicitait l’assistance technique portugaise pour se moderniser. À cette époque qui posait l’équipollence entre christianisme et civilisation, paganisme et sauvagerie, le roi se fit baptiser sous le nom de Dom João Ier et, après lui, sa cour. Renoncer à soi, à son identité, pour espérer s’accomplir dans la mémoire de l’autre posée comme la meilleure. La conversion produira des antagonismes recensés parmi les causes du déclin du royaume. En 1885, l’État indépendant du Congo (EIC) de Léopold II choisit sa devise : « Travail et Progrès », qui rappelle l’équation comtienne – « Ordre et Progrès » – dont le Brésil s’empare en 1888. Travail et ordre, tels sont ainsi les socles de gouvernance des sociétés. Ils sont posés comme conditions nécessaires de leur mouvement linéaire en avant, de leur entrée dans la civilisation.
12L’idéologie du progrès s’origine dans l’antique certitude de la nature corrompue de l’homme. Elle trouve aussi ses fondements dans la Cité de Dieu de saint Augustin, où se donne, selon Maffesoli (2008), le substrat sotériologique de l’universalisme judéo-chrétien qui enjoint de passer de la société imparfaite – celle du mal –, vers une société parfaite – celle du bien. Le progressisme signifie le mouvement évolutif de l’homme et des institutions pour s’accomplir dans le triomphe de l’ordre.
13Or, le monde vit un état violent où s’affrontent thanatocratie et forces de vie. Il y a, en outre, rémanence des communautarismes, tourismes initiatiques, tatouages, piercings, hétérogénéité ; toutes choses qui corroborent le constat de Morin : la barbarie est liée à la civilisation, le désordre est dans l’ordre et vice versa, l’homo sapiens demens est Un. Les guerres du Congo ont, à la fois, produit des désordres, du désastre et accouché d’un nouvel ordre ouvert à la gouvernance démocratique.
14De Kepler à Laplace, l’ordre a été postulé dans l’univers. Tout y a été expliqué par l’ordre : loi, régularité, nécessité, cohérence, déterminisme. En recouvrant l’idée de loi, l’ordre a signifié contrainte. Chez Durkheim, la société est conçue comme une réalité inscrite dans l’ordre des lois, l’anomie étant signe d’érosion de l’ordre normatif garant des rapports sociaux. L’inobservance des lois et des préceptes est pur désordre, pure subversion, anarchie, qui appelle formatage, répression, voire sanction allant jusqu’à la marginalisation ou à l’exclusion du déviant ou du fauteur de troubles.
15Le paradigme de simplicité recommande la croyance en l’existence d’un ordre cosmologique parfait. Ce paradigme induit aussi l’isomorphisme entre l’architecture de l’univers et celle de la science. Il n’y a, proclame-t-on, de science que de l’ordre. L’ordre a opéré comme principe constructeur et directeur de la science. Il englobe les notions sœurs et jumelles de loi, causalité (linéaire), déterminisme, détermination, stabilité, nécessité et cohérence. La science classique est un royaume d’ordre, tant elle néglige ou exclut le désordre (aléa, hasard, indétermination). L’ordre et le désordre se présentent alors comme limites de l’univers connaissable, critères ultimes de scientificité et de validité des savoirs.
16La physique classique ignore le monde stochastique, le fractal et le hasard. Ses lois définissent plutôt, de Kepler à Newton et à Laplace, un monde normé, équilibré, déterminé. Le temps se réduit à la répétition et non à une révolution ou une révulsion. Or, depuis la fin du xixe siècle, les sciences cosmo-physiques et biologiques problématisent l’Ordre-Roi et autorisent sa mise en interaction dialogique avec le Désordre. Ce faisant, l’ordre de tout système apparaît constitué par l’organisation ou, mieux, l’organisaction, combinatoire d’entités hétérogènes en interactions. Le désordre (turbulence, agitation, aléa, hasard) génère des rencontres d’entités qu’il fait interagir et organise en un système capable d’auto-éco-ré-organisation.
17La pensée et la science se sont acharnées à éliminer l’incertain, l’indéterminé, la complexité, pour espérer connaître la biogée, ensemble des espèces vivantes et de la Terre, et la dominer. En société, le progressisme, le souci de l’ordre, a favorisé une gouvernance obnubilée par l’homogène, l’uniforme et la quantité. Au xxe siècle, l’ordre devient un principe majeur de gouvernance. Il recouvre la transparence, voire l’unanimisme. On lutte alors pour supprimer les « formes des désordres », sinon à les nier ou les dissimuler : désaccords, contestations, conflits, ethnicismes, localismes. Aussi la quête de l’homogène, de l’uniforme, de l’unanimité a-t-elle parfois culminé dans le totalitarisme, organisation totale de la société à partir d’un parti unique dont les dirigeants se prennent pour les maîtres du devenir social et humain. Au Congo, le totalitarisme était tel que les instances de la société étaient dirigées et contrôlées par le Parti-État, le parti ayant préséance sur l’État. La démocratie sera ajournée ; le législatif, l’exécutif et le judiciaire réduits aux organes du Parti-État, pouvoir omnipotent et omniscient de gestion et de contrôle de la société. Des effets pervers, au bilan : révoltes et rebellions écrasées dans le sang, puis, décharge. Dans le contexte de la globalité, les experts de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, et de l’Organisation des Nations unies apparient ordre et transparence ; transparence et bonne gouvernance.
18Les modèles binaristes et déterministes se lézardent, défaillent face à la complexité et aux défis majeurs : société mondiale, survie de la biogée, clonage, nucléaire, pauvreté et faim. Les crises révèlent des incertitudes là où tout semblait assuré, régulé, ordonné, maîtrisé, prédictible. L’ordre a cessé d’être roi et son paradigme fait problème. Dès lors, suggère Morin, il faut explorer une autre Voie régénératrice du monde et de l’homme, en régénérant la pensée, la science, la politique, la gouvernance.
Penser la gouvernance à la lumière de la pensée complexe
19La gouvernance renvoie à l’idée de gouvernement et de conduite des affaires publiques, mais ne se rapporte par exclusivement à l’art de gouverner. Elle concerne aussi les citoyens, tous ceux qui vivent et agissent à n’importe quel niveau de la société. La société est une organisation qui s’auto-régénère et s’auto-perpétue par la transmission de la culture, de la reproduction sexuée, des interactions entre individus, entre ceux-ci et la société. Elle s’auto-éco-ré-organise par la concrétisation de valeurs telles que le respect de l’humain, la liberté, la justice, l’égalité, la tolérance et la solidarité.
20La société est un complexe capable d’auto-éco-réorganisation. Elle est un milieu de multiples intérêts, conflits, oppositions, coalitions, complémentarités et solidarités. En intégrant les parties dans le tout à travers l’organisation des antagonismes et des complémentarités, la société instaure des contraintes, inhibitions, répressions, ainsi que la domination de l’organisant (l’institué) sur l’organisé (l’instituant). Ce qui engendre de nouveaux antagonismes, oppositions et conflits. La société, d’après Morin, comporte des pluralités, des libertés, des tolérances. Mais celles-ci favorisent parfois des oppositions, des antagonismes et des désordres. Au-delà d’un certain seuil, ceux-ci menacent l’identité et, même, l’existence de la société. Ils doivent alors être régulés et, au besoin, subsumés par la réactivation des valeurs qui recrée un équilibre entre des exigences ou des intérêts antagonistes, opposés, et à pérenniser la communauté de destin : tolérance, solidarité, respect de l’humain et justice. La démocratie les postule et les régénèrent. Elle garantit l’équilibre dans la société avec (et malgré) les conflits les antagonismes, les oppositions et les désordres propres à celle-ci. Elle ne constitue pas un danger contre la communauté de destin.
21Dans le contexte de la globalité, cette communauté se fonde sur la conscience des périls, besoins et identité communs. L’identité s’enracine dans l’entité maternelle et paternelle, concrétisée par la patrie qui fraternise et solidarise des citoyens qui ne sont pas toujours consanguins. Aucun membre libre ne doit donc être discriminé, forcé dans sa liberté, ni diminué dans ses droits, sauf pour réaliser une vie meilleure. Au niveau planétaire, il faut construire un cadre normatif respectueux de la diversité et sous-tendu par la conscience de la communauté de destin planétaire. La Terre est la patrie commune. Sa survie et celle des hommes dépendent de la quête inachevée de nouvelles relations entre les civilisations, entre les hommes et le monde.
22Gouverner dans un monde complexe, ce n’est donc pas rejeter ou gommer les diversités au profit d’une intégration et d’un uniforme artificiels. L’enracinement et le ressourcement dans les cultures locales sont une nécessité identitaire profonde pour tout homme. S’ils ne menacent pas la vie, il faut les réguler dans la dialogique et l’hologrammie entre le divers et l’universel, par une démocratie délibérative. Car gouverner en situation complexe, c’est chercher des solutions, en délibérant, au fur et à mesure que le vieil équilibre normatif se lézarde et devient caduc. C’est reconnaître les conflits, les oppositions, les incertitudes, la complexité de la et en société, et travailler avec eux. C’est articuler le local et le global, le régional, le national et le mondial ; c’est introduire et relever l’un dans l’autre, afin de mieux rendre l’action publique en phase avec divers intérêts et les besoins vitaux des humains.
Des leçons pour le Congo ?
23Les stratégies de gouvernance du Congo ont été souvent dictées ou conçues hors du Congo, exécutées localement par des esprits marqués par les principes du paradigme de simplicité. Dans le cas du Congo, ce paradigme implique qu’il est nécessaire et suffisant d’appliquer à la complexité congolaise des recettes régies par les binarismes pour conquérir et consolider la paix, réduire la pauvreté, obtenir la prospérité économique et le développement. Or, le devenir du Congo n’est pas entièrement concevable à l’aune des principes et des savoirs amarrés au paradigme de simplicité, mais envisageable par les principes et les savoirs proposés par la pensée complexe.
24Le Congo est une société dotée de capacité d’autoéco-ré-organisation. Sa configuration est tributaire du devenir du monde, des contacts des cultures et des inter-rétroactions humaines. Son histoire emprunte des sentiers multiples : africain, occidental et oriental. Invention occidentale, il est à la recherche d’un équilibre organisationnel pour un espace géopolitique sur lequel vivent des populations hétérogènes multilingues.
25La complexité du Congo procède d’une histoire tissée, au fil du temps, par des migrations, rencontres, conflits, guerres, réconciliations et alliances. Ceux-ci ont produit une réalité complexe circonscrite à l’intérieur d’un espace géographique que l’ordre colonial a doté de contours précis, inventant ainsi une réalité sociologique supra-ethnique congolaise au sein de laquelle, cependant, les antagonismes sont indissociables des complémentarités. Ndaywel è Nziem (2010) a montré qu’au-delà de la diversité ethnique, c’est un même mode de vie qui s’affirme avec, ça et là, des nuances dues à des conditions particulières.
26Le Congo est une société d’où émerge un sentiment d’appartenance à une communauté de destin et où se construit une identité unidiversale, par référence à la nation. Celle-ci est intériorisée comme un des héritages essentiels de l’indépendance. C’est la nation qui constitue le socle de l’État. C’est l’espace qui unit organiquement les nations à l’État ; le sentiment d’appartenance venant s’offrir comme réponse à l’étatisation des espaces. Forgé par l’ordre colonial, ce sentiment a parfois été remis en cause. Des provinces ont été tentées par des velléités séparatistes, indépendantistes. Mais l’État, dispositif producteur de générativité organisatrice, a, jusqu’à ce jour, réussi à consolider ce sentiment d’appartenance de tous les Congolais à une même communauté de destin sur un même territoire : le Congo. Cette consolidation s’est toujours faite, depuis 1960, en référence à une construction symbolique – le territoire national – et à la proximité culturelle de divers peuples regroupés sur un même espace. Aussi cette conscience s’est-elle souvent exprimée en termes de : la terre de nos ancêtres, le pays reçu de Dieu et des ancêtres, nos richesses, nos langues, notre musique. Ces évocations légitiment la revendication des identités multiples et le devoir de protection de la nation, du territoire national.
27Le Congo est donc une société à la fois communautaire et rivalitaire. En son sein, des intérêts hétérogènes suscitent rivalités, compétitions, conflits. Mais dès qu’il y a intérêt commun, et surtout péril commun, guerre ou velléité séparatiste, la vertu du sociocentrisme s’affirme. Les Congolais se sont opposés aux guerres d’invasion ou d’occupation de leur pays et ont résisté aux menaces de son démembrement. Cependant, d’aucuns se sont révoltés ou rebellés contre le pouvoir central, dussen-tils plonger le pays dans un cycle de guerres civiles, d’où celui-ci sort grâce au débat inter-congolais, aux soutiens de l’ONU et de l’Union européenne. À ce sujet, Mwabila Malela (2009) m’a proposé une lecture éclairante.
28L’idéologie portée par des Congolais concilie la préservation de l’identité congolaise par la défense du territoire national, et le souci de ré-enracinement dans les cultures ethniques. Trois attitudes semblent alors former les lignes maîtresses :
- un rapport particulier à la terre et au territoire. Chaque composante de la communauté nationale est spatialement située sur un territoire lui appartenant en propre, géré par un Mwami, un Mulopwe, un Mwaat Yav (roi, chef coutumier). Cet espace contribue à situer et à définir les rapports sociaux locaux ;
- un besoin de contrôler l’espace national pour éviter qu’une partie soit aliénée au bénéfice de divers lobbies, des multinationales ou des pouvoirs étrangers ;
- un souci de définir un projet national et de cultiver la démocratie afin d’offrir aux citoyens les possibilités d’une vie meilleure.
29Cet essai s’est employé à opérationnaliser des principes de la pensée complexe. Il se dégage que le Congo, société complexe, doit tirer les leçons de la gouvernance portée par le paradigme de simplicité et épouser la démocratie éclairée par la pensée complexe comme mode de gouvernance. La pérennité du Congo en dépend.