1András Bíró a été un acteur de la révolution hongroise et un proche ami d’Edgar Morin, compagnon intellectuel du trio Morin/Lefort/Castoriadis. C’est au titre de la place tout autant théorique qu’existentielle des révolutions et résistances, des aspirations à la liberté et des modalités de désamorçage des rapports de force que cet échange a été mené. András Bíró revient sur son processus « de réveil » de l’emprise du Parti, aux événements de la révolution et de la place des médias. Puis, lorsqu’il a quitté la Hongrie, de sa rencontre à ce moment-clé avec Edgar Morin, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, et de cette interaction entre acteurs et penseurs. De ces épisodes de vie, András Bíró tire et suscite à la fois des enseignements, des principes d’émancipation, qu’il applique dans différentes situations et cas de figure, jusqu’à la question Roms/Gitans qui le mobilise jusqu’à aujourd’hui.
2Il est question de la revue Arguments et du rôle qu’y a joué Edgar Morin. Un entretien avec celui-ci, mené par Bernard Valade, revient sur cette période.
La Hongrie, communisme et révolution
3C’est en lisant Autocritique d’Edgar Morin que mon chemin de « débolchevisation », produit de la révolution hongroise, a pris un tournant radical. Bien qu’exclu en 1953 du parti communiste hongrois, mon adhésion intellectuelle et émotive n’a pas changé d’un iota. J’avais rejoint le parti à la Libération, et si je dois qualifier mon « moi » d’alors, je me décrirai comme un jésuite communiste. Croyance et discipline, voilà le moto de l’athée que j’étais. Je vais vous donner un exemple. Nous sommes en 1948, l’année du takeover par le Parti de l’appareil de l’État. Je travaillais déjà au ministère des Affaires étrangères, j’y étais très lié à mon chef direct, un communiste illégal de la génération d’avant, obligé d’émigrer avant la Guerre, qui venait de rentrer au pays. Celui-ci m’avait confié qu’on l’avait accusé de trotskisme, mais que le comité central l’avait blanchi ; il me montra même le document l’attestant. Voilà qu’on l’arrête comme complice de conspiration dans le procès Rajk (septembre 1949). Plus tard, Rajk, ministre de l’Intérieur, un ancien de la guerre civile d’Espagne, « avoua », ce qui ne lui épargna pas l’exécution. Mon ami, le seul qui refusa toute collaboration, survécu. Mais sur le moment, mon imaginaire créa le scénario suivant : il doit être coupable. Le Parti-Dieu ne se trompe jamais. On lui avait donné ce « certificat de bonne conduite » pour miner sa vigilance et l’inciter à continuer son travail de sape. Ce n’est qu’après qu’on l’a pris avec la main dans le sac, ce salaud ! Vous vous imaginez ma crise de conscience et l’immensité de mon sens de culpabilité à avoir condamné ces vieux camarades et amis dans cette manipulation monstrueuse menée par les chefs staliniens. Finalement, je me rendis compte que pour moi, le socialisme que je m’imaginais comme une immense barre de chocolat qui, si nécessaire, devait être poussée dans la gorge des mécréants à coup de marteau pour leur bien. J’étais bien obligé de m’avouer que, non seulement ce faisant, nous cassions les dents de ces pauvres gens, mais qu’il s’est avéré que le chocolat n’était que de la m… !
4L’amère constatation que le roi était nu provoqua chez les intellectuels, les journalistes et surtout les écrivains, une opposition qui avait pris forme même à l’intérieur du parti. Après la mort de Staline et le retrait momentané des staliniens hongrois, le dégel ouvrait une certaine brèche dans la carapace totalitaire. Un groupe de jeunes dans l’organisation de la jeunesse communiste de Budapest, utilisant cet espace, créa un cercle de débats ? le cercle Petöfi, ainsi nommé d’après le Lamartine hongrois ? lançant le forum de la vérité. Au premier débat, il y avait vingt ou vingt-cinq personnes. Au débat sur la presse, il y en avait six mille, la majorité suivant les propos par haut-parleurs dans la rue. Du jamais vu sous régimes totalitaires, qu’il soit nazi ou communiste, au long de notre histoire tourmentée.
5La révolution éclate donc quelques mois plus tard, en octobre 1956, d’une façon totalement imprévue, comme ce qui s’est passé récemment à Tunis et au Caire. Le jour d’avant, on avait prévu une grande manifestation, organisée dans l’espoir de changer la direction du parti : évincer les « mauvais » et les remplacer par de « bons ». Le conflit armé a commencé quand les jeunes sont arrivés à la radio pour donner voix aux revendications démocratiques, quand la police politique a tiré dans le tas. Ça s’est alors embrasé. Dans la rue, les soldats passaient leurs armes aux gens. Les ouvriers sont arrivés des usines d’armement avec leurs camions pleins. Et la guerre contre l’occupant a éclaté. Il y a eu également des actes de solidarité incroyables, inimaginables auparavant. Vous voyiez des caisses vides placées aux coins des rues avec l’inscription : « Donnez pour les familles des victimes ! L’Union des écrivains » qui se remplissaient tous les jours. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres démontrant une moralisation généralisée des citoyens dans les moments orgastiques d’une révolution.
6Recouvrir l’indépendance nationale – Les Russes dehors ! – et créer un socialisme a visage humain – Des conseils ouvriers dans les usines ! – représentaient les deux courants de fond de cette rupture radicale. Certes, la force mobilisatrice première était sans doute le désir d’autodétermination nationale. Les rares exactions dirigées contre les représentants du régime étaient le fait de protagonistes d’un nationalisme extrémiste. Le socialisme à visage humain s’est manifesté dans cet extraordinaire processus qu’était l’éclosion des conseils ouvriers dans les usines, et puis des conseils intellectuels et des conseils paysans. Pendant la révolution, les ouvriers voulaient maintenir la propriété collective des moyens de production et gérer eux-mêmes les usines. Le passage à une économie de marché n’était pas envisageable ; cela n’apparaissait pas comme une alternative désirée. On aurait aussi pu imaginer l’affirmation d’un certain « ouvriérisme », rejet fondé sur une conscience de classe simpliste. Pas du tout. Il y avait toujours un ingénieur, un administrateur parmi les élus des conseils, parce que les ouvriers considéraient que pour gérer les usines, ils avaient besoin de savoirs qui leur manquaient. Les deux tendances, la socialiste et la nationale, s’entremêlaient. Pour moi, malgré mes convictions internationalistes et par ailleurs m’occupant professionnellement de politique extérieure, un seul cri m’unissait au reste des Hongrois : « Les Russes dehors ! »
7On pensait déjà qu’on avait gagné, parce que les Russes s’étaient retirés dans un premier temps. Puis, le 4 novembre, il y a eu la seconde intervention soviétique. Je travaillais dans un quotidien à ce moment-là. Il ne semblait pas possible de me joindre à la restauration du régime qui a repris le pouvoir ; je déclarais donc que je n’étais pas prêt à écrire sous occupation étrangère. Je me sentais étouffer physiquement mais n’envisageais pas de quitter le pays. De plus en plus, le cercle se resserrait autour de moi. Mes amis tombaient l’un après l’autre et finalement, désespéré et rempli de remords de les abandonner, j’ai décidé de partir en 1957 ? pas tellement mue par peur d’être arrêté que par celle d’étouffer. Marié à une Française et suivant l’impératif d’un de nos grands poètes nous enjoignant : tourne tes yeux vigilants vers Paris, il était logique de prendre le chemin vers la France, avec une bifurcation de quelques mois dans un camp de réfugiés en Yougoslavie.
Morin/Castoriadis/Lefort : critique du totalitarisme et engagement
8L’Institut Imre Nagy, du nom du Premier ministre de la révolution, qui avait son siège à Bruxelles depuis peu, avait pour but l’étude de notre révolution, le recueil des documents et l’initiation de débats et réflexions sur ce phénomène unique. Edgar, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis étaient des participants fréquents de nos réunions. Cela s’imposait naturellement étant donné qu’ils étaient ceux, de Paris, qui avaient saisi l’essentiel de l’Octobre hongrois et s’en sentaient solidaires. C’est à la première conférence organisée par l’Institut que je les ai rencontrés. J’appartenais au nombre restreint des réfugiés de la révolution qui parlait français et qui pouvait témoigner de leurs expériences, de la vie sous le totalitarisme. Eux, ils avaient déjà analysé et réfuté le modèle du totalitarisme soviétique et, pendant les dix jours de la révolution, avaient vécu intensément les événements. Je représentais pour eux le témoin vivant de ce qu’ils avaient suivi de loin. Un échange intense et chaleureux s’établit donc entre nous, évidemment avec des caractéristiques différenciées dues à chacune de leur personnalité. C’est d’Edgar qu’émanait immédiatement cette chaleur méditerranéenne qui me toucha profondément et qui a contribué à ce que notre amitié se maintienne inchangée depuis plus d’un demi-siècle. Dans les réunions de l’Institut, à Bruxelles, nous nous retrouvions trois ou quatre fois par an. Comme nous habitions tous Paris, nos rencontres devenaient plus fréquentes et les amitiés prenaient corps.
9À leur contact, je ressentais littéralement mon crâne s’ouvrir à de masses d’informations nouvelles. Dans le double processus que j’ai entrepris de réviser ma façon schématique de penser et simultanément d’entamer l’analyse des motivations qui m’ont mené à cette croyance de type religieux et discipliné de militant du parti, la rencontre avec Autocritique (1959) a été décisive. La narration du chemin d’Edgar vers sa « libération », dans un parti communiste qui ne détenait pas le pouvoir, me démontrait avec force le caractère militariste, hiérarchisé, du concept du parti fondé par Lénine, élevé à son apogée par Staline – dont la pratique se retrouvait d’une façon presque identique chez Thorez en France, comme chez Rákosi en Hongrie – ouvrait une brèche dans ma façon de voir. Je me suis rendu compte de plus en plus, en lisant et discutant avec Claude et Corneil également, du caractère frauduleux du régime totalitaire de type soviétique, que j’avais aider à bâtir chez nous sans m’en apercevoir, tout en pensant que j’œuvrais pour la libération de l’homme. Aussi devais-je prendre conscience de la vision manichéenne qui nous dominait dans le temps, selon laquelle il fallait évincer de la direction du pays les mauvais communistes et les remplacer par des bons, et que la suprématie des droits sociaux au détriment des libertés politiques était le prix à payer mais qu’il fallait maintenir le socialisme à tout prix, était un guet-apens. Finalement pour expliquer avec une boutade ce qu’était l’essence du régime que je venais de quitter, je disais à qui voulait l’entendre : « Et bien c’est très simple. Quand j’étais au lit avec ma femme, on était à trois : ma femme, moi et le parti. »
10Je vous parle beaucoup plus de moi que d’Edgar avec lequel vraiment ma relation d’amitié m’est très chère. Je l’ai suivi avec énormément d’intérêt au long des années, surtout quand je vivais encore en Europe. Ce qui m’a toujours impressionné chez lui, c’est son sens aigu, sa perception instinctive de ce qui naît. Il a un regard aigu sur ce qui bourgeonne. Ce qui le caractérisait et le caractérise toujours à mes yeux est cette sensibilité à ce qui est caché, ou est très peu visible dans la société, mais détient le potentiel d’apparaître comme acteur décisif. Il faut lire Plodémet (1967), La Rumeur d’Orléans (1969a)… et tout ce qu’il a écrit sur la révolution hongroise, la communication et la culture de masse, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il parte aux États-Unis, où il a été poussé par un vent nouveau qui l’a orienté vers les sciences dites « dures », qu’il intègre d’une façon merveilleuse pour arriver a son travail fondamental sur la complexité.
11Mon expérience et l’analyse influencée par mes amis m’ont poussé à m’orienter vers des initiatives moins mues et dominées par idéologies partisanes ou partis politiques, que par celles de la société civile, garante du contrôle du pouvoir politique et économique. Mon traumatisme qui trouvait son origine dans le vécu du pouvoir totalitaire me poussait à chercher des moyens structurels qui empêcheraient – au mois théoriquement – son apparition. La révolution hongroise, modèle exemplaire de la démocratie directe m’obnubilait à un tel point, que dans ma vision de la « bonne société » elle prenait la valeur de réponse définitive. Il m’a fallu du temps et de nouvelles expériences pour réaliser que des moments orgastiques, comme notre révolution, ne pouvaient pas, à eux seuls, répondre à l’établissement d’une démocratie fonctionnelle, et qu’un mélange bien proportionné avec la démocratie représentative était indispensable. Comme conclusion le politique a pris la priorité sur la politique, ce qui m’a empêché une fois pour toutes d’envisager même de prendre une carte de parti quelconque. Le cauchemar de voir mon ex-parti ? engageant mon nom ? tuer plus de communistes que les régimes précédents, ne cesse de me hanter. Une bonne raison pour sauvegarder mon autonomie citoyenne et intellectuelle, norme que j’ai respectée rigoureusement depuis.
Journalisme, autonomie et développement
12Pour ma part, je ne me suis jamais considéré vraiment comme un pur professionnel du journalisme, mais plus tôt comme un militant engagé dans la communication sociale. Le sort m’a offert la chance de créer et diriger pendant longtemps Céres, la revue sur le développement de la FAO, l’organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture. Une décennie après les indépendances des pays africains, la problématique du développement du Tiers-monde me saisit pleinement. Il me paraissait essentiel d’engager les intellectuels et professionnels des pays du Sud dans le débat sur leur propre avenir, j’ai donc réussi – en totale opposition avec la pratique des diverses revues de la famille de l’ONU ou les « blancs » discutaient entre eux l’avenir du développement – d’assurer la présence visible parmi les auteurs de ma revue de ceux, dont la voix restait muette.
13De cette période, je retiens une expérience passionnante de formation de journalistes de l’Afrique de l’Ouest, un projet de l’Unesco, auquel on m’avait invité à participer comme enseignant. C’était un projet luxueux, car les fonds permettaient une alternance entre enseignement et pratique étalés sur trois périodes d’un mois et demi, interrompues par six mois au cours desquels les journalistes retrouvaient leurs fonctions dans leurs rédactions d’origine, dans leur pays. Cette méthode, taillée sur leurs besoins individuels, adaptait le curriculum de chaque phase au hiatus de savoir perçus par eux. La méthode insistait sur l’aspect pratique de la profession en leur faisant expérimenter la vie quotidienne des villageois. C’était d’autant plus dur pour eux qu’ils étaient déjà habitués à travailler dans des rédactions et côtoyer les ministres dans des capitales.
14La nouveauté de l’expérience résidait dans l’élément participatif que nous introduisions dans l’enseignement. Après avoir produit une série d’articles et études basées sur leur travail au village, chacun recevait tous les écrits de ses collègues. Nous soumettions un article après l’autre à une analyse collective. Ainsi tous les participants avaient l’occasion de recevoir les critiques de leurs pairs, mais également de juger les produits comme s’ils étaient des rédacteurs en chefs. D’autres expériences du même genre aboutirent à ce que la PANA (Panafrican News Agency), établie plus tard, pouvait compter sur cette équipe à travers les pays africains comme collaborateurs professionnels.
15Après huit ans à Céres, j’avoue être fatigué et passablement dégoûté de l’atmosphère bureaucratique internationale ; je me suis dit : après toutes ces années d’effort d’éclaircissement de ce que devrait être le développement, au fait que pense l’acteur principal, le paysan du Tiers-monde de la notion même ? J’ai donc quitté le poste grassement payé de la bureaucratie internationale et, sous le titre « Quelqu’un veut me développer », ai entrepris dans un village mexicain ou je me suis installé, aidé par une bourse modeste, un travail d’investigation participative pendant six mois.
16Avec un groupe de paysans du bled, nous avons entamé des débats enregistrés, réécoutés au début de chaque séance suivante, ce qui leur a permis de prendre distance de leur propre parole. C’est eux qui décidaient du thème de la réunion suivante. Cette méthode se basait sur les prémisses de provoquer une prise de conscience basée sur l’analyse collective de la réalité menant à un changement positif de leur situation. L’efficacité de cette méthode, fondée sur la confiance et le dialogue, se démontra quand – obligé de quitter le village pour quelques semaines – je me confrontais à mon retour avec le fait que le groupe, sans mon « aide » avait enregistré une coopérative de production, et que vingt ans plus tard, visitant le village, je constatais qu’elle était toujours en vie et en pleine fonction. C’était la réussite. J’ai ensuite utilisé cette méthode avec les Gitans, après mon retour au pays. C’est le travail que j’appelle de provocation, de révélation de leur autonomie, à la prise de conscience de leurs capacités cachées, et non moins important, de leur estime de soi, visant à leur faire percevoir qu’ils sont parfaitement capables de résoudre des problèmes ou de créer des nouvelles formes de revenu. L’essence de la méthode et de refuser d’être bon en prenant des décisions à leur place sous le prétexte que le savoir et notre prérogative et qu’ils n’ont qu’à l’accepter. Dans chacun des projets dans lesquels je me suis impliqué, j’ai refusé de décider à leur place, en les forçant, pour ainsi dire, à ne pas s’esquiver devant leurs responsabilités de décision après analyse de leurs conditions et possibilités, car il s’agit de leur vie et non de la mienne. Cette méthode-là a amené des résultats inespérés.
17La fondation que j’ai créée une fois retourné au bercail porte le nom emblématique de Fondation Autonomie, dont le but était de renforcer la participation des Roms à la transformation démocratique du pays, en construisant leurs organisations civiles. Ces dernières devenaient partenaires dans les projets d’abord initiés par eux. Les Roms recevaient des prêts nécessaires à l’amélioration de leurs revenus. Grâce à l’utilisation de la même méthode brièvement esquissée plus haut, après un dialogue soutenu et à l’étonnement général, ils ont remboursé leurs dettes à hauteur de 70-75 %, ces Gitans « voleurs et tricheurs » que personne n’imaginait être aptes à se comporter comme tout un chacun.
18Voilà comment Edgar et ceux qui nous ont déjà malheureusement quitté, Claude et Corneil, ont influencé la vie et les actes de cet émigré de la révolution de jadis, qui insiste à penser qu’il y a peu de choses plus importantes dans la vie que la solidarité dans l’amitié.