1La première fois que je vis Edgar, en octobre 1940, j’étais couchée dans une chambre de la clinique où je venais de subir une opération de l’appendicite. Il accompagnait mon frère Victor, âgé de 18 ans, qui était chargé de me tenir compagnie en l’absence de ma mère, veuve depuis quelques mois, partie à Marseille aider ma sœur qui s’apprêtait à quitter la France pour les États-Unis. Ils avaient apporté Notre Dame de Paris de Victor Hugo, un beau livre relié, trop lourd pour être lu en restant couchée. Ils passèrent donc l’après-midi à mes côtés, se relayant pour lire à haute voix des pages qui m’enchantaient. Tout à coup, je sentis confusément que j’avais un deuxième frère, plus indulgent peut-être, car tout neuf.
2Nous étions arrivés à Toulouse quelques semaines auparavant. Nous n’avions pas encore de domicile fixe, mais après le retour de ma mère, nous avons emménagé dans une villa, qui allait devenir une sorte de paradis pour moi, car pour la première fois, je me trouvais intimement mêlée à la vie de mes frères. La maison était séparée de la rue par un jardinet rempli de roses à la belle saison et où poussaient un pêcher et un abricotier qui nous régalèrent de leurs fruits pendant ces années de disette. Combien de personnes vivaient dans cette maison ou la fréquentaient régulièrement ? Il est difficile de le dire. En plus de ma mère et de mes deux frères, Edgar et son amie Violette partageaient notre quotidien. Mais il y avait aussi tous les camarades de faculté, nos voisins et amis, les Cassou et Vladimir Jankélévitch, visiteurs assidus, ainsi que tous ceux, jeunes ou vieux, qui étaient de passage, pour un jour, une semaine, quelques mois, puis qui disparaissaient vers d’autres cieux. Le père d’Edgar était arrivé un jour avec un gros sac de lentilles qu’il avait offert à ma mère, car il savait qu’il y avait toujours beaucoup de bouches à nourrir. Que ce cadeau m’avait impressionnée !
3Mes frères avaient installé un poste de TSF dans une des pièces du grenier, décorée de photos du général de Gaulle, et tous les jours, à table, les nouvelles en provenance de Londres étaient longuement commentées pendant les repas. Mais Edgar, conteur né, nous faisait aussi beaucoup rire en nous racontant certaines de ses aventures. Il avait réussi à se faire embaucher comme figurant, en compagnie de mon frère Victor et d’un autre ami, à l’Opéra de Toulouse. Le récit de cet exploit, chanté et mimé, faisait partie de mes histoires préférées. En revanche, au fur et à mesure que les mois passaient, aucun de ces jeunes n’évoquait leurs activités nocturnes. Je savais qu’ils sortaient pour peindre des slogans sur les murs et distribuer des tracts, mais j’avais appris à ne poser aucune question. Ces activités inquiétaient beaucoup ma mère, car mon deuxième frère n’avait alors que 16-17 ans.
4Pendant l’été 1942, Isabelle Cassou, ses grands-parents, monsieur et madame Jankélévitch et moi sommes allés passer des vacances dans la propriété des parents de Violette Chapellaubeau, l’amie d’Edgar. Pendant ce temps, il était allé avec mon frère Victor et leur ami Rolland, faire de la montagne dans les Alpes. C’est alors que j’ai reçu une lettre d’Edgar me racontant leur aventure. Elle était illustrée d’un dessin à l’encre imitant le style de Samivel, montrant un pic montagneux si pointu que le personnage au sommet, qui représentait Edgar, ne pouvait s’y tenir que sur un seul pied. Les deux autres alpinistes pendaient lamentablement dans le vide au bout de la cordée. Cette lettre était un trésor que j’ai emmené avec moi jusqu’à New York.
5En novembre 1942, juste avant que les Allemands n’entrent dans Toulouse, ma mère, mon deuxième frère et moi avons pris le dernier train allant à Port-Vendres, première étape qui nous mènerait à travers l’Espagne et le Portugal, jusqu’à Lisbonne où nous prendrions un bateau pour New York. Mon frère Victor, ayant refusé de partir, alla rejoindre Edgar à Lyon où une participation beaucoup plus active à la Résistance les attendait. J’aurais voulu pouvoir rester avec eux et devenir, à leurs côtés, les héros qu’ils étaient à mes yeux.