CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Emmanuel Lemieux intitule sa remarquable biographie d’Edgar Morin : Edgar Morin, l’indiscipliné (2009). Il a raison si on juge Edgar dans ses rapports avec les autres. Sa vie fourmille d’exemples de cassures, de refus et de ruptures. Mais cette liberté féconde cache l’essentiel en lui, c’est-à-dire la cohérence, la rigueur intellectuelle, un absolu dans une démarche qui ne s’en laisse pas compter.

2Je connais bien Edgar. Nous ne nous sommes jamais perdus de vue pendant soixante-neuf ans, se retrouvant au hasard des temps comme si on s’était quittés la veille.

3Nous avons été saisis par l’amitié un jour de 1943. J’étais chef Zone Nord de mon réseau de résistance de MNPGD (Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés) qui regroupait, entre autres, des prisonniers de guerre évadés, des familles de déportés, et dont les terrains d’action se situaient aussi en Allemagne : le FLA, le Front intérieur allemand. Ce n’était pas une oasis de calme !

4J’avais eu pour mission de tracer, à Edgar, sa route de clandestin. Nous nous rencontrâmes à Paris, place Clichy et, pendant deux heures, nous arpentâmes, aller et retour, le boulevard qui conduit à Pigalle.

5Dès notre premier contact, après nous être flairés comme deux chats (nous étions prudents), nous partîmes, d’un pas allègre, pour une longue vie de confiance et d’amitié.

6Physiquement, Edgar était solide, intellectuellement courageux de toutes les formes de courage. Il fut un combattant exemplaire et j’eus l’honneur de lui remettre son collier de Commandeur de la Légion d’Honneur. À titre militaire, il fut un entraîneur d’hommes, payant de sa personne, sachant dire ce qu’il faut à l’instant décisif et regardant le danger, toujours présent, de son œil malin et ironique.

7Il faut dire aussi, et ce n’est pas rien, que sa vie de philosophe, son ascèse d’éclaireur ont conformé ses premiers pas sur un chemin où peu se sont aventurés. C’est le secret de notre attirance et de notre respect pour ce qu’Edgar Morin écrit. On sent, à le lire, tout au long de ses analyses, quand il prend le monde à bras-le-corps, le mépris du danger et le refus des petites choses.

8Un ami m’a dit avoir vu, à la Libération, pendant l’insurrection de Paris, une voiture décapotable déboulant la rue d’Amsterdam. À bord quatre partisans et à l’arrière, hurlant de joie, Edgar qui brandissait un drapeau tricolore.

Philippe Dechartre
Ancien ministre
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/45467
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