1J’ignore si la cosmogonie personnelle d’Edgar Morin laisse place à un concept comme celui de la bénédiction. Mais je trouve qu’afficher 90 ans et célébrer 60 ans de carrière au CNRS avec la cervelle toujours en ébullition ressemble beaucoup à une bénédiction.
2Je ne sais plus très bien dans quelles conditions nous nous sommes rencontrés. Cela doit remonter au début des années 1960. À l’époque, cela s’agitait beaucoup dans les milieux intellectuels parisiens. La dénonciation de la guerre d’Algérie restait un devoir et un souci permanent, servi par d’innombrables groupes, comités et lieux de rencontre. Mais d’autres structures moins liées à l’actualité s’essayaient à repenser la politique, la démocratie, l’organisation sociale. Nous nous sommes peut-être retrouvés au Club Saint-Just ou au Groupe des Dix, bref nous fîmes connaissance au début de ma vie professionnelle et dans la première partie de la sienne.
3Dès les premières rencontres, dès les premières conversations, Edgar exerçait sa sagacité critique à mettre en pièce tout discours monolithique, à faire apparaître la contradiction qu’il y a toujours à discuter les affaires des hommes avec une approche intellectuellement unidimensionnelle. C’était souvent amusant, toujours roboratif. Il nous arrivait parfois de nous demander où il voulait aller… Il ne le savait pas toujours. L’impératif de La Méthode exigeait d’ouvrir de nouveaux champs de réflexion collatéraux au sujet de départ, mais c’était loin de permettre en chaque occasion la mobilisation de savoirs constitués.
4Je ne suis guère sûr qu’Edgar m’ait jamais pris pour un type sérieux. Lui était et demeure un homme du vrai savoir, de l’approfondissement constant. Moi, j’étais un politique dans l’âme et dans la tête bien avant de l’être dans les fonctions, un habitué puis un professionnel des décisions rapides et, de ce fait, souvent superficielles. C’est peut-être la raison pour laquelle j’ai – tout au long – été si sensible à son message.
5Très vite et dans bien des domaines, le message d’Edgar Morin se résumait à ceci : telle décision politique n’est pas bonne, car elle s’inspire de motifs exclusivement uni-disciplinaires (tantôt juridiques, tantôt économiques et tantôt stratégiques) et oublie les autres composantes du problème, qui, elles, relevaient d’autres disciplines – sociologie, histoire, ethnologie –, ou même tout simplement d’autres cultures.
6Ce questionnement m’a paru essentiel dès l’origine. Je n’ai pas plus que d’autres deviné comment le processus intellectuel qui s’engageait ainsi allait aboutir à cette formulation finale majestueuse qu’est la pensée complexe, ou plus exactement la mise en évidence du concept majeur de complexité. Mais j’ai bénéficié en de multiples occasions de l’élargissement de perspectives que son évocation appelait immanquablement et de l’incommensurable enrichissement des analyses et des conclusions qu’il permettait.
7Menant une vie plutôt active et cela en dehors des chemins balisés de l’université, je n’ai pas accompagné intellectuellement, de manière précise, la démarche d’Edgar qui l’a conduit à conquérir et à maîtriser des savoirs dans un peu toutes les sciences humaines. Je me suis largement contenté de butiner dans ses productions, toujours avec plaisir et parfois avec émerveillement.
8Cette relative ignorance, dont j’ai honte et dont je m’excuse, me laisse tout de même un niveau de complicité suffisant pour que je me pose quelques questions. La plus évidente est celle-ci : pourquoi la revue Hermès a-t-elle choisi de consacrer ce numéro spécial à la place centrale de la communication dans l’œuvre d’Edgar Morin ? Institutionnellement, ce caractère central est une évidence. Non seulement Edgar a été longtemps directeur de la revue Communications, mais il y a fort abondamment contribué lui-même. Méthodologiquement, j’en suis moins sûr. La grande quête d’Edgar porte sur la qualité de la connaissance que l’être humain peut avoir de lui-même et du monde. Elle dénonce mais surtout décrypte et cherche à expliquer les limites, les impuissances et les brutalités que provoquent les cloisonnements et les bornes trop restrictives de cette connaissance. Dès lors, le cœur de cette pensée d’Edgar est la complexité, avec la diversité comme point de départ, l’interdisciplinarité comme champ nécessaire d’investigation, la dialogique comme mode d’inter-relation entre informations partielles.
9À partir de cette structuration de la réflexion, on a vu Edgar Morin se colleter avec la sociologie, la biologie, l’anthropologie comme avec le cinéma et la peinture. Je ressens la place de la communication dans son travail plutôt comme instrumentale que comme fondamentale. Il cherchait davantage dans la communication les outils nécessaires pour briser ou vaincre les obstacles à l’accueil de la diversité et à une vraie pratique de l’interdisciplinarité, qu’il n’y voyait un espace majeur de la pensée complexe. Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse, mais je ressens fortement les choses ainsi.
10Je ne voudrais en rien laisser croire, à travers ces quelques remarques, que je perçois Edgar Morin comme un pur théoricien confiné dans le monde de la pensée et quelque peu éloigné des contraintes de la quotidienneté. Tout au contraire, il a d’abord le rire facile et la convivialité joviale. Mais surtout rien ne lui échappe du sens profond de chaque aspect de l’actualité. Il faut sans doute voir là la clé de ses très anciens mais douloureux démêlés avec le parti communiste. De la même façon, la véhémence de sa protestation contre la guerre d’Algérie démentait radicalement toute perception de sa pensée comme spéculative et éthérée.
11Je me souviendrai longtemps de l’amicale visite qu’il m’avait faite à l’Hôtel Matignon peu après ma nomination comme Premier ministre pour me féliciter. L’essentiel de son message peut se résumer ainsi : « Si tu tiens à convaincre contre l’évidence que la politique sert encore à quelque chose, débrouille-toi au moins pour créer vite une Agence mondiale de l’Environnement, et pour installer partout en France des maisons de la solidarité… » Je comprenais que, faute d’y parvenir, je restais à ses yeux sinon un minable, du moins un inutile… Il y a une grande intransigeance chez Edgar.
12De fait, ces deux idées étaient excellentes. On notera au passage que le philosophe de la complexité ne se réfugiait guère dans l’abstraction reposante d’un projet de société – seul concept assez vaste pour servir de support à celui de la complexité. Non. Les idées sont simples, pratiques, elles confinent à la matérialité. La complexité nécessaire du processus qui a conduit à leur élaboration disparaît, digérée qu’elle est dans la robuste évidence où devraient siéger aussi bien l’Agence mondiale de l’Environnement que les maisons de la solidarité.
13Bref ces deux idées s’imposaient. Naturellement, vexé moi-même de n’avoir pensé ni à l’une, ni à l’autre, je ne tiens pas le choc dans la conversation avec mon vieux copain, et celle-ci se termine avec des remerciements timides de ma part pour l’honneur qu’il m’a fait d’avoir bien voulu me donner ses instructions… D’accord, on blaguait, mais enfin… à moitié. Aussi bien chacune de ces deux idées avait tant de force qu’il n’était pas question de simplement les ignorer.
14Bien avant d’être tuée dans l’œuf pour des raisons budgétaires, l’idée des maisons de la solidarité avait besoin d’être formalisée, détaillée, enrichie, précisée. Il y eut fallu l’imagination et l’enthousiasme d’un créateur puissant et le soutien actif de multiples réseaux sociaux ou culturels. Mais comment faire naître un lieu de création de lien social entre chômeurs, étrangers déracinés, jeunes en déshérence, animateurs associatifs, responsables syndicaux et élus municipaux ? On peut esquisser quelques traits de cet « Objet de Pratique Sociale Non identifié ». Mais chacun m’accordera sans doute que l’espoir de voir naître un tel projet dans un processus délibératif d’accouchement engendré conjointement par la Direction générale de la Cohésion sociale, la Direction générale de la Sécurité sociale et l’Agence nationale pour l’Emploi, un hypothétique regroupement de missions locales pour l’insertion des jeunes et naturellement un membre de mon cabinet… confinait à la nullité. L’invention sociale a besoin d’étapes de formalisation un peu plus clairement définies. Bref, je n’ai pu donner une forme concrète à cette belle intuition.
15En revanche, l’idée d’une Agence mondiale de l’Environnement s’avérait beaucoup plus concrète, précise, et immanquablement plus convaincante. Elle parlait plus directement à l’esprit et répondait à un besoin pratique incontestable et très largement exprimé. Malheureusement, il fallait pour prendre une telle décision l’accord de quatre-vingts à cent nations… Le processus préparatoire à la création d’un tel consensus devait bien sûr prendre un peu de temps. Mais au moins était-il clair.
16C’est donc aussi pour répondre à cette injonction d’Edgar que j’ai fini par suggérer au Président de la République de compléter la série des manifestations commémoratives destinées à célébrer le deux centième anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen par l’ouverture d’une campagne d’information destinée à fonder la création sur proposition de la France d’un nouveau « Droit de l’Homme », le droit à un environnement salubre. Et c’est dans cet esprit que j’ai pu convier vingt-trois autres nations à signer ensemble en mars 1990, l’Appel dit de La Haye, qui est un appel de vingt-quatre nations au reste du monde aux fins de mettre en œuvre au sein de l’Organisation des Nations Unies des mécanismes capables de permettre des décisions obligatoires dans la lutte contre le risque de changement climatique.
17La création d’une agence des Nations Unies pour l’Environnement est à l’évidence l’un des outils nécessaires pour préserver la planète des dangers écologiques qui menacent. Sa création est d’ailleurs devenue un objectif explicitement recherché par de nombreuses nations, dont la France.
18Le lancement de cette procédure doit donc quelque chose à Edgar Morin. Malheureusement, elle n’est pas encore près d’aboutir. Il faut savoir gré au Président Sarkozy d’avoir pris le relais dans la défense de cette idée. C’est un des points, beaucoup trop rares, où il défend un élément de la politique de civilisation… Cette création finira pourtant bien par se faire. Edgar est assez spécialiste des processus initiaux et des chocs déclencheurs.
19Plus largement, je ressens son message comme une interdiction d’isolement, comme un devoir de multi-écoute et de multi-disciplinarité. On peut le traduire en une obligation de communication. Bref, il est l’un de ceux qui ont le plus fermement contribué à élargir le champ couvert par l’impératif Kantien dans l’art de faire œuvre de civilisation.