1Lors de la conception de ce dossier, Edgar Morin a souhaité y associer certaines personnes, souvent des compagnons de route, afin qu’ils puissent, d’une manière ou d’une autre, apporter leur contribution. Florence Malraux, dont ses parents Clara et André Malraux furent des compagnons de Résistance d’Edgar Morin, accepte de nous recevoir chez elle et de répondre à nos questions.
2Florence Malraux n’a que 7 ans lorsqu’elle rencontre Edgar Morin, en 1942. Dans cet entretien, elle tisse des liens étonnants entre gravité et aventure, jeu et danger, inconscience et courage et nous mène vers ce sentiment fraternel, si cher à Edgar Morin.
3Florence Malraux : Edgar Morin était surtout l’ami de ma mère, Clara. Ils s’étaient rencontrés à Toulouse, en 1942, où ils appartenaient au même mouvement de résistance, celui que François Mitterrand devait rejoindre plus tard, le MNPGD (Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés). Edgar avait 19 ans, moi 7.
4Julie Pion : Que vous disait votre mère sur Edgar Morin ?
5F. M. : Elle me répétait sans cesse : « c’est l’homme le plus intelligent que j’ai jamais rencontré… après ton père naturellement ! », et c’est une phrase qui nous a toujours fait rire, Edgar et moi. Un mot de passe entre nous. Mais je le considère en effet comme un homme exceptionnellement intelligent et brillant, un esprit toujours en mouvement, d’une incroyable fraîcheur, aujourd’hui encore. C’est la curiosité intellectuelle qui le définit le mieux. Son appétit de vivre, de connaître, de découvir, de partager…
6J. P. : Quel est le premier souvenir que vous avez d’Edgar Morin ?
7F. M. : Je ne me souviens pas de notre première rencontre, mais j’ai gardé en tête l’image d’un jeune homme qui volait des grains de riz dans les Prisunic pour nous nourrir ; et je me rappelle que cela me touchait énormément. Il était plus âgé que moi mais plus jeune que ma mère, très courageux, comme d’ailleurs tous les résistants. Inconscient, aussi. On oublie de rappeler à quel point la Résistance a pu s’apparenter parfois à une sorte de grand jeu. Le titre du roman de Roger Vaillant, Drôle de jeu, écrit au lendemain de la Guerre, était bien trouvé. Un jeu très dangereux, bien sûr, et même héroïque. Tous étaient jeunes et prenaient des risques par conviction profonde, avec courage, mais aussi avec une part d’inconscience. Je me souviens très bien de tout cela, de toute cette époque, restée plus vivante dans ma tête que presque tout le reste de ma vie. Il n’y avait qu’une seule pièce chez nous, je pouvais donc assister à toutes les réunions.
8J. P. : Pourriez-vous me parler de ces réunions ? Que s’y passait-il ? Qui y croisait-on ? Quels moyens de communication utilisaient-ils ?
9F. M. : Il n’y avait ni le téléphone portable bien sûr, ni le téléphone tout court. Nous marchions énormément. Les gens connaissaient les adresses des uns et des autres. Nous faisions également beaucoup de bicyclette, parfois de Toulouse jusqu’à Montauban. Et puis il y avait le bouche à oreille, on allait de café en café, on se raccompagnait les uns les autres. J’ai même gardé l’image d’Edgar et de Violette, sa première femme, partant tous les deux à vélo.
10J. P. : Vous aviez une double identité il me semble ?
11F. M. : Triple ! J’ai eu trois noms et les papiers qui allaient avec : Florence Malraux au début de la Guerre, puis Claude Antoine et, plus tard, Marie-Françoise Lamy. Les faux papiers étaient assez mal imités. Pendant les réunions, certains oubliaient complètement qu’ils avaient de fausses identités et parlaient sans en tenir compte, ce qui me paraissait terriblement dangereux. Je pensais aussi qu’ils étaient fous de dire qu’untel ou untel était juif, alors qu’on m’avait bien recommandé de ne jamais en parler. N’oublions pas que la plupart des membres du réseau portaient de faux noms. Ma mère et moi, bien sûr Edgar Morin, Léon Hamon, qui s’appelait en réalité Goldenberg. Je me rappelle que je faisais une prière laïque, le soir, dans laquelle je disais : « … et faites que j’oublie qu’Edgar Morin s’appelle Nahoum. » J’avais 7 ans et peur de trahir malgré moi.
12J. P. : Et quels étaient les cercles d’amis ?
13F. M. : Pas mal d’intellectuels juifs réfugiés à Toulouse, dont Vladimir Jankélevitch, Claude Alphandery, un moment Jean-Pierre Vernant, Léo Hamon, Michel Cailliau – le neveu de De Gaulle – Jean Cassou et bien d’autres. Edgar Morin était le plus jeune.
14J. P. : André Malraux évoquait dans un de ces livres, L’Espoir (1937), la notion de courage, et la définissait comme un système d’organisation. Il parlait beaucoup de solidarité… Edgar Morin rappelle souvent cette définition.
15F. M. : La fraternité a été en effet, dans la Résistance, quelque chose de très fort qui a souvent éloigné la peur, l’angoisse, parfois même la dépression. Ma mère, par exemple, pour qui la rupture avec mon père avant la Guerre avait été une épreuve terrible, a toujours pensé que c’était la Résistance qui l’avait sauvée. C’était une action à part entière, un monde solidaire où l’on était entouré de gens qui avaient les mêmes valeurs.
16J. P. : Edgar Morin parle de cocon familial pour évoquer cette période.
17F. M. : Il y avait, dans le groupe de résistants qui entourait Edgar, une chaleur qu’il n’aurait pas trouvée facilement en d’autres temps. Et puis, militer à 19 ans, avec des intellectuels plus âgés que soi – comme Jankélévitch ou Cassou –, ce n’était pas rien. Il ne s’agissait pas de liens qu’il aurait pu nouer à la Sorbonne. Tout allait plus vite. On rencontrait des gens dans l’action avec une finalité commune et on ne mettait pas trois ans à découvrir que l’on pensait la même chose.
18J. P. : Pensez-vous que la Résistance ait développé chez lui cette résistance intellectuelle qu’il a toujours défendue durant sa carrière ?
19F. M. : Certainement. Avoir si jeune des convictions si fortes, des engagements si clairs vous donne une solide structure mentale. Pendant la Résistance, il n’y avait pas d’hésitation, on savait où était le bien et le mal, et qu’on était du bon côté. Toute cette génération a été plongée dans l’histoire, et l’histoire avec un grand H. On oubliait ses petites histoires personnelles parce qu’il fallait affronter les grandes. Edgar Morin a traversé tout cela, la guerre, le communisme, le Goulag, jusqu’à la chute du Mur de Berlin. Il est riche de lui-même et de l’histoire du monde.
20J. P. : J’aimerai maintenant vous faire réagir à propos d’une phrase d’Edgar Morin, sur l’époque de la Résistance : « J’étais heureux dans une époque si tragique. »
21F. M. : C’était le cas de presque tous les résistants. Ils avaient l’impression, voire la certitude, d’être du bon côté. C’est quelque chose de rare, comme est rare ce sentiment de fraternité, d’affinités électives qu’ils éprouvaient tous.
22J. P. : Vous utilisez souvent le terme « ludique » pour évoquer la Résistance.
23F. M. : Parce que les acteurs étaient jeunes et qu’il y avait dans la clandestinité une part de jeu. On jouait à être un autre personnage. On avait recourt à des ruses pour échapper à l’ennemi. Nous avons souvent dû sauter par les fenêtres à l’arrivée de la police. C’était un moment d’aventure, même si l’issue pouvait être tragique. Mais au quotidien, la gravité et l’aventure se mélaient.
24J. P. : Edgar Morin parle souvent de cette médiocrité du quotidien retrouvée après la Guerre.
25F. M. : Il y a eu évidemment un peu de déception. Il n’y avait plus le combat, plus la peur mais la vie est restée difficile pendant assez longtemps. Il y avait toujours et encore les restrictions, les cartes d’alimentation, le peu de lumière, le froid. Beaucoup de ceux qui s’étaient réfugiés dans le Sud devaient rentrer à Paris, souvent sans argent, sans travail, sans appartement. Une vie à reconstruire. Et puis, si la Guerre était finie, il y a eu le choc épouvantable de l’ouverture des camps, du retour des « pyjamas rayés », des révélations sur les chambres à gaz et les fours crématoires. Le retour à une vie normale n’a été facile pour personne. Mais ce sont des souvenirs d’enfant…