CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Bernard Valade : Quand on évoque votre implication – le mot est faible –, dans les revues, trois titres viennent immédiatement à l’esprit : Arguments, Communications et la Revue française de sociologie. On trouve dans Arguments un texte important de vous qui fait comprendre ce qu’a été votre politique éditoriale. C’est au terme du numéro 27-28, le numéro double de 1962. L’article qui s’intitule « La fin d’un commencement » ? Il est remarquable, parce qu’outre les motifs du « sabordage » de la revue, vous revenez sur votre programme éditorial ainsi que sur divers problèmes de gestion. Vous dites qu’il y avait Jean Duvignaud au départ et que finalement vous vous retrouvez tout seul. Vous évoquez également les problèmes de distribution, les ventes sur le boulevard Saint-Michel. Vous évoquez surtout le rapport entre périodicité et qualité.

2Edgar Morin : C’est en effet un problème, on trouve effectivement dans Arguments des articles qui ont une orientation philosophante, à côté d’informations en prise sur quelque chose de mouvant…

3B. V. : Arguments paraît entre 1956-1962. Parallèlement, vous vous occupez d’autres revues.

4E. M. : Oui, et d’abord de la Revue française de sociologie, dont j’ai été le rédacteur en chef…

5B. V. : Elle a été fondée par Jean Stœtzel en 1960.

6E. M. : …puis, immédiatement après, de Communications.

7B. V. : À partir de 1961. C’est dans cette revue que vous publiez en 1963 « Une télé-tragédie planétaire », à propos de l’assassinat de J. F Kennedy. En 1965, vous y donnez deux autres articles, l’un sur la chanson, l’autre sur la relation entre culture supérieure et culture de masse.

Arguments

8B. V. : Et à la fin de ces années-là, vous collaborez à la première édition de l’Encyclopædia universalis (1968-1973). On peut dire que vous ne chômez pas… Mais revenons à Arguments. Je trouve que vous y avez mis au jour des thèmes importants qui ont fourni leur titre à plusieurs numéros sur les intellectuels, sur le bien-être, sur l’amour, sur la bureaucratie. Mais qu’en est-il du contexte politique et intellectuel d’Arguments. Et pourquoi faire une revue ? Avec qui l’avez-vous faite ?

9E. M. : J’étais en rapport avec un groupe d’amis Italiens qui étaient les uns sociologues, les autres économistes, les autres journalistes. Ils faisaient un petit bulletin qui s’appelait Ragionamenti. C’était un groupe indépendant de gens qui étaient de gauche mais qui se sont efforcés d’avoir une vision non-conformiste des choses. Et comme j’étais en rapport avec eux, l’idée m’est venue de faire la même chose en France. Comme Roland Barthes aussi, je l’avais mis en rapport avec eux, l’idée est de dire, on va faire un bulletin en France un peu de réflexions, de discussions, de critiques. Et à l’époque, ce qui semblait important, c’était un peu interroger la pensée de Marx et le marxisme.

10Donc la chose se catalyse en France. J’en parle à Jean Duvignaud qui, immédiatement, va trouver Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit, lequel nous accorde une sorte de grenier entre deux petites pièces. Il nous dit : « Écoutez, vous faites ce que vous voulez. Moi, je prends en charge l’impression de papier mais vous n’aurez pas un sou. » Un petit comité est créé avec, au début Duvignaud, Barthes qui a quitté un peu après, Colette Audry qui n’est pas restée très longtemps. Après sont venus Kostas Axelos, Fougeyrollas et quelques autres, etc. Je crois que c’était avant le rapport Khrouchtchev. Moi, j’avais été très frappé par le rapport Mikoyan qui précédait le rapport Khrouchtchev, dans lequel seraient réhabilités deux ou trois de ces grands dirigeants du parti qui avaient été condamnés comme espions et traitres. Je sentais qu’il y avait quelque chose qui mijotait. Et dans le fond, la problématique première, c’est un peu la révision de ce qu’on appelle le communisme-socialisme et la révision de la ré-interrogation du marxisme. Tout cela est précipité parce qu’il y a le rapport Khrouchtchev, il y a l’octobre polonais, il y a la révolution hongroise, il y a la répression de la révolution hongroise. Puis on est passé de la critique de la pensée établie d’origine marxiste à une révision critique de toutes les idées, en reposant les problèmes. C’est pour cela qu’on a fait un numéro sur l’amour, un numéro sur le bien-être, un numéro sur les athées, un numéro sur la classe ouvrière. Et, deuxième problématisation, le coup de mai 1958, c’est-à-dire le putsch des généraux d’Alger. On s’interroge là-dessus et on fait en toute hâte un numéro spécial. Et moi, dans mon article, je n’exclus nullement la possibilité que De Gaulle fasse la paix, la négociation en Algérie, alors que la plupart des autres pensent que c’est le fascisme qui va s’installer. Au cours de cette époque, disons les années 1957-1960, on ne pouvait pas ne pas se poser des questions. Par exemple, pour la France : la démocratie semblait une chose pleinement acquise, la République complètement installée à gauche, la classe ouvrière allait empêcher tout coup d’État. Or, toutes ces idées s’effondraient complètement. Et c’est ce qui nous a donné une certaine audience. Il est vrai qu’on n’a jamais dépassé les 5 000 exemplaires et c’est nous-mêmes qui distribuions les numéros. À Paris, j’allais dans les quelques librairies qui les vendaient. On écrivait aux librairies de provinces. Nos réunions de rédaction étaient en général des dîners. Même l’un d’eux fut enregistré sur bande magnétique. C’était très fraternel. Quand on a fait « L’amour-problème », tous les couples étaient en crise. Dans ce numéro, c’était vraiment notre problème. On a publié toute une série de numéros, chacun avec un thème et on a fait notamment un numéro sur la bureaucratie qu’on a confié à Claude Lefort.

11Je dois dire que pour Arguments, j’aurais voulu au début que Claude Lefort et Cornelius Castoriadis en fassent parti. Mais ils s’occupaient de la revue Socialisme ou Barbarie. Et, en plus, ils ne pouvaient pas souffrir Kostas Axelos que je trouvais très intéressant. D’autre part, au début, j’aurais voulu que mon ami Dionys Mascolo vienne nous rejoindre. Cela n’a pas marché. Mais enfin le groupe qui s’est maintenu, c’est un groupe qui est resté très fraternel.

12Alors quelles sont les causes de notre décision de saborder Arguments alors que la revue avait atteint sa vitesse de croisière du point de vue de la vente ? Premièrement, il y a eu une dispersion du groupe. Il se trouve que je suis fasciné par l’Amérique du Sud. Je passe plusieurs mois à Santiago du Chili. Duvignaud était professeur à l’Université de Tunis. Fougeyrollas était nommé à l’Université de Dakar.

13Deuxième chose : on a eu l’impression d’avoir posé quelques problèmes fondamentaux, mais que dès lors c’était à chacun de poursuivre. Et moi, je dois dire que personnellement, je suis resté fidèle au programme d’Arguments. Arguments, c’était la pensée « planétaire », terme d’origine heideggérienne transposé par Axelos que j’avais adoptée. Je n’ai pas cessé de m’interroger sur ce qu’on appelle la mondialisation et ce qu’on appelle l’ère planétaire. J’ai poursuivi l’interrogation d’Arguments avec La Méthode. Toute mon œuvre dans un sens prolonge Arguments, sur le plan personnel.

14Troisième raison : le climat s’est durci à nouveau à partir des années 1961-1962. Il y avait eu la crise du marxisme et notamment du marxisme ouvert qui ne demandait qu’à s’ouvrir encore plus pour éclater. Mais il y a eu un durcissement avec Althusser. S’ouvre alors une période de glaciation qui s’est manifestée par le triomphe du structuralisme dans tous les domaines, y compris sur le plan marxiste, avec l’élimination de la philosophie et la promotion d’une pseudo-scientificité. C’est une époque où parler du sujet semblait absolument grotesque, où la notion même d’auteur disparait chez des auteurs, qui pourtant continuent à signer leurs œuvres !

15Enfin pour moi, les quelques progrès intellectuels de cette période s’accompagnent d’un obscurantisme et d’une crétinisation incroyable. C’est au cours de cette période qu’Arguments se saborde. Mais je poursuis dans un petit groupe qui s’appelle le CRESP avec Castoriadis et Lefort. On continuait notre méta-marxisme, sans rejeter Marx. On essaie d’avoir une constellation plus ample de pensées. Voilà l’histoire d’Arguments. Il y a eu une collection Arguments qui s’est créée du vivant de la revue. Parce qu’il faut dire aussi qu’un de nos mérites a été de faire connaître Adorno alors totalement inconnu en France, Marcuse également. C’est nous qui publions dans notre collection « Arguments », L’Homme unidimensionnel de Marcuse.

16On s’est efforcé de faire connaître au public français tout ce qui était un peu important, disons dans le courant post-marxien. C’est cela l’aventure d’Arguments.

17B. V. : Aviez-vous des adversaires à l’époque ?

18E. M. : Les adversaires furent d’abord les situationnistes. Pourquoi ? Au début d’Arguments, Guy Debord nous envoie ses publications. Il nous était favorable et nous manifestait une grande sympathie. Et brusquement il s’est déchaîné contre Arguments. Une fois qu’on a décidé de saborder la revue, il a fait un texte « Dans les poubelles de l’Histoire » etc. Je formule une hypothèse sur ce changement d’attitude : Debord faisait des expériences de dérives filmées, et il a peut-être eu l’impression que je pillais son idée en faisant mon film Chronique d’un été, bien que j’ignorais tout de cette histoire-là. Enfin bref, il était extrêmement violent. Il fut très bien avec Henri Lefebvre, à un moment donné, Lefebvre qui du reste a collaboré Arguments. Il l’a aussi excommunié… Le groupe situationniste a continué cette persécution après la mort d’Arguments. Au cours des événements de Mai-68, Axelos devait parler à la Sorbonne insurgée. Peu avant, arrive un groupe d’étudiants chez lui sous prétexte de lui parler. Et une fois entrer chez lui, ils lui disent : « Salaud ! Crapule d’Arguments ! Tu vas signer un papier d’autocritique dans lequel tu renies Arguments ! » Alors le, malheureux Axelos signe ce papier, les types s’en vont triomphants et vont le lire à la Sorbonne. Mais Axelos court après et arrive à la Sorbonne en disant : « Des petits merdeux m’ont arraché cette soi-disant autocritique ». La situation dans laquelle on était ne relevait même pas de la polémique : elle était purement et simplement immonde.

19On n’a pas eu d’autres polémiques. On n’était pas trop mal vu par Esprit, par la Revue du congrès pour la liberté de la culture qui pensait même pouvoir nous annexer. On a dit : « Non, on reste tout à fait indépendant. » Bref, Arguments a été une revue qui n’a guère été attaquée.

20B. V. : Vous avez parlé de « durcissement », terme qui est peut-être moins heureux que celui que vous employez à l’époque – « regel ».

21E. M. : C’est beaucoup plus adéquat. Il y a un dégel qui se produit véritablement entre 1956 et 1960. Il est consécutif à deux faits : la crise du communisme suivi la crise de la démocratie française. Et tout cela s’est regelé d’une nouvelle façon…

22B. V. : Je reviens à la revue Arguments. Lorsque la décision est prise de la rééditer, vous faites une préface. Est-ce vous qui mettez sur les rails l’entreprise ?

23E. M. : Non, c’est Olivier Corpet. À l’époque, il n’était pas patron de l’IMEC. Il avait fait une thèse sur Arguments et Les Temps modernes. Il s’était passionné pour Arguments. Et comme cette revue, une fois disparue, était devenue introuvable, il a fait faire une réédition chez Privat, éditeur à Toulouse, édition elle-même épuisée malheureusement ; aujourd’hui on ne trouve pas Arguments dans le commerce. Bien qu’à mon avis, cela reste très vivant. Je suis content et fier d’Arguments, je dois le dire.

24Et puis, en plus, c’était un moment heureux, un moment de communauté, de fraternité. Il y avait quelques satellites qui venaient : Georges Pérec, ami de Duvignaud, par exemple.

25B. V. : Oui, c’est une revue qui était sur le même plan intellectuel que Preuves et Contrepoint, ces revues qui ont été très importantes à un moment donné.

26E. M. : Oui. Mais Preuves bénéficiait d’une assise solide avec ce comité pour la liberté de la culture. D’ailleurs, il faut dire qu’il y avait dans notre groupe d’Arguments, d’anciens anars et des communistes défroqués : François Bondy, mais aussi Louis Mercier-Vega, un franco-chilien, anarchiste, un type merveilleux. J’ai pu également rencontrer Valentin Gonzalez El Campesino (premier commandant communiste pendant la guerre d’Espagne), et beaucoup de héros anars et trotskistes de la guerre d’Espagne. Quant à Louis Mercier-Vega, je l’ai rencontré au Chili. Pour l’anecdote, il m’a alors fait faire la connaissance d’un type d’origine française, déserteur de la guerre de 1914, qui n’a pas pu être amnistié parce que parce qu’il avait tué son gardien de prison. Bref, il revient plus ou moins en France peu avant la guerre de 1939. La guerre éclate, et comme il est un pur anar, il s’échappe, d’abord en Terre de Feu, où les coupeurs d’oreille, c’est-à-dire des soudards à la solde des propriétaires de grands troupeaux, donnaient une somme à ceux qui ramenaient des oreilles d’Indiens. Mais lui était là-bas avec ses souvenirs, il évoquait ces moments où les paysans d’Aragon, croyant que c’était fini, brulaient des billets de banque dans des lessiveuses, dans les églises. Il était étonnant.

La Revue française de sociologie

27E. M. : Pour en revenir à la Revue française de sociologie et au Centre d’études sociologiques dirigé par Jean Stœtzel, l’idée de faire une revue de sociologie était intéressante, puisque dans le fond, il n’y avait guère d’autres revues que L’Année sociologique. Mais c’était une revue d’idées et Stœtzel voulait une revue de recherche. Les Cahiers internationaux sociologie avaient été créés en 1946 par Georges Gurvitch, mais il y avait des clans. Notons au passage que Gurvitch a été injustement oublié alors qu’il était un penseur de la complexité.

28B. V. : Tout à fait. On a dénaturé et caricaturé ses paliers en profondeur, alors qu’il y a eu dans l’histoire de la sociologie un « moment Gurvitch ».

29E. M. : Bien sûr ! Donc l’idée c’était de faire une revue avec des sociologues gravitant autour du Centre d’études sociologiques. Jean Stœtzel me confie la rédaction en chef et me charge de chercher un éditeur. Je lui trouve Julliard. En tant que rédacteur de cette revue, j’ai été le gérant loyal d’une chose qui n’était pas ma chose. Jamais, je ne l’ai considérée comme ma revue. Je considérais que j’étais le gérant d’une revue apte à faire connaître les travaux des sociologues attachés au centre. Et d’autant plus qu’à l’époque les chercheurs devaient impérativement publier pour pouvoir soit être maintenus, soit passer à un grade supérieur au CNRS. Donc souvent ce n’était même pas le problème de la qualité de l’article qui était en jeu, c’était la question de la survie ou de la promotion du chercheur. Donc moi, je tenais compte de cela. Et je dois dire que la plupart des articles ne m’intéressaient pas ! J’ai fait un seul article qui exprime mon point de vue.

30B. V. : Un seul, en effet, « Le droit à la réflexion » dans le numéro 1 de 1965 !

31E. M. : « Le droit à la réflexion ». Parce que la sociologie était tellement empirique que j’ai dit : « Il faut qu’on réfléchisse aussi. » Et de cela je suis content. Une autre fois où j’avais été attaqué par Pierre Bourdieu, je m’étais borné à faire une petite note en disant : « Ces bourdes, Dieu merci, passeront un jour. »

32Passons, donc. Cette revue, je l’ai donc gérée pendant quelques années. J’ai oublié jusqu’à quand précisément. Vers 1966-1967, sans doute.

33B. V. : Quels furent vos rapports avec Jean Stœtzel ?

34E. M. : À tous les chercheurs qu’il voyait, Stœtzel demandait : « Comment vous voyez-vous dans dix ans ? Ou dans cinq ans ? Quelle est votre ambition ? » Je lui ai répondu, moi, je reste au CNRS. Je manquais d’ambition avec un A majuscule. En effet, mon but était de rester peinard et de faire ce qui m’intéressait. Donc j’ai eu des rapports comme cela, apparemment courtois. Mais il m’a ensuite terriblement déçu, pourquoi ? Parce que quand j’ai fait mon livre sur l’affaire de Plozévet, là où j’ai failli être victime d’une véritable cabale, il ne m’a pas soutenu.

35Pourquoi ? Parce qu’effectivement, c’est une enquête pluridisciplinaire et on demande aux chercheurs de ne pas publier avant la fin. Mais brusquement avant que tout se termine, il y a un branle-bas de combat, donc un affolement. Pompidou dit : « Mais je ne comprends pas. On a donné beaucoup d’argent pour ce truc-là et je ne vois rien venir. Alors on passe la consigne de publier le plus vite possible. » Je rédige et je publie mon livre qui s’appelle Communes en France. La métamorphose de Plodémet (1967). J’ai traité de problèmes fondamentaux qui étaient oubliés : les femmes, les jeunes, la crise paysanne. Et bien entendu, j’ai utilisé des rapports existants d’historiens en les citant toujours. Mon livre fut une bombe. Messieurs Gessain et Suter disent : « Qu’est-ce que c’est ce type-là, ce profiteur ? Ce Juif qui veut tout prendre pour lui ? » Pour la première fois de ma vie, j’étais victime d’une calomnie antisémite. Là-dessus, par chance, je rencontre dans la rue Raymond Aron qui me dit : « Qu’est-ce qu’ils ont contre vous ? Ils veulent vous flanquer un blâme scientifique. » Je dis : « Quoi ? Alors que je mérite des félicitations. » Je cours voir le nouveau président qui s’appelle Claude Gruson, homme charmant, je lui dis : « Écoutez, je suis calomnié. » « Cher ami, je peux vous faire un papier disant que vous n’avez pas mal fait. » « Non ! C’est comme si vous dites que je ne suis pas un criminel. Je veux des félicitations ! » « Vous me demandez un peu trop ». Je lui réponds : « Écoutez, très bien. Moi, je demande deux commissions d’enquêtes. Une sur l’usage des fonds » – parce que la plupart des enquêtes utilisaient le fric pour faire d’autres enquêtes qui les intéressaient plus, et que moi, j’ai eu des clopinettes. Moi, je n’ai pas touché un rond. J’ai touché un peu d’argent qui devait aller à des étudiants de Rennes de dernière année pour que je forme une équipe. Donc sur le point de vue du fric, j’étais absolument pur. Et je demande une enquête sur le compte de mon livre parce que la calomnie consiste à dire : un, « Il ne dit que des conneries » ; deux, « il a copié sur les autres. » Alors que je ne peux pas la faire copier sur les autres et dire que des conneries. J’étais fou de rage. Mais ceci se passe en mars 1968. Et là-dessus les événements de Mai-68 éclatent. Et je ne poursuis pas ma démarche vengeresse parce que je pensais à autre chose. J’ai été emporté dans le tourbillon des événements.

36Alors si vous parlez de Stœtzel… Tous les ans, dans mon rapport annuel, je disais poursuivre la rédaction de mon livre sur Plozévet. Mais les avait-il lus, ces rapports ? Il a été lâche devant ses pairs, qui, comme lui, venaient de la Fondation Carrel…

37B. V. : … où il se trouvait avec avec François Perroux, futur professeur au Collège de France, Alain Girard et Louis Chevalier, qui furent ultérieurement des membres éminents de l’INED.

38E. M. : Il faut dire aussi que quand il y a eu Mai-68, Stœtzel a dit « c’est écœurant. Tous les enseignants devraient aller enseigner à Moscou parce que là au moins, les étudiants ne font pas grève. »

39B. V. : Il avait une haine du gauchisme. Ses alliés objectifs étaient, au PC, des gens d’ordre. Je me permets de revenir à la Revue française de sociologie. Qu’en est-il des comités de rédaction ? Est-ce Stœtzel qui les présidait ? Ou est-ce vous qui vous en occupiez ?

40E. M. : Non, je pense qu’il venait. Il était entouré de quelques sociologues. Mais c’était assez gris. Je n’ai pas de souvenirs très précis. Ce n’était pas moi qui décidais… j’étais le gérant.

41B. V. : Vous étiez cependant en première ligne. Mendras, Isambert, Cazeneuve étaient membres du comité. Est-ce vous qui les aviez recrutés, ou est-ce que c’est Stœtzel qui les a réunis ?

42E. M. : Non, je pense qu’ils furent sollicités par Stœtzel, avec leur accord. Dans cette histoire-là, je n’ai eu aucun rôle créateur.

43B. V. : Dans le numéro 2 de la Revue française de sociologie, il y a un article de Lefebvre sur les grands ensembles (1960). Quelle a été votre relation avec Lefebvre ?

44E. M. : Mes relations avec Lefebvre, sont elles aussi ambiguës. Ses premiers livres sur la pensée de Marx m’avaient beaucoup plu. Je l’ai fréquenté au début au Centre d’études sociologiques. On était en bons termes. Il venait déjeuner chez moi. Mais dès que j’ai été exclu officiellement du parti, pendant quelques années, il prenait le trottoir d’en face dès qu’il me voyait. Il ne brillait pas par le courage intellectuel. Ensuite, il s’est distancé du parti après la révolution hongroise…

Communications

45B. V. : Parlons un peu de Communications.

46E. M. : Alors Communications. Il faut savoir que l’idée de Georges Friedmann est de créer un Centre d’études des Communications de masse. Parce que lui, penseur et sociologue de tout ce qui est technique, il orientait les chercheurs à se spécialiser sur un terrain qui transformait le développement technique. Il m’a orienté sur les médias. Il était très ami avec Paul Lazarsfeld, dont les études faites aux États-Unis étaient parmi les plus intéressantes sur le public et l’influence des médias. Elles montraient que les auditeurs ou spectateurs de cinéma n’étaient pas des morceaux de cire sur qui s’imprime le message, mais qu’eux-mêmes réagissaient et pouvaient le rejeter.

47Il s’est donc créé ce centre (le CECMAS), dans lequel il prend comme adjoints Roland Barthes et moi. Il lui vient l’idée de créer une revue qui s’est appelée Communications. Voilà comment cette revue a démarré avec les premiers numéros qui sont effectivement des numéros centrés sur la question des médias, de la culture de masse, des industries culturelles.

48Au bout de quelques années, chacun prend sa voie et Barthes vers la sémiotique et la sémiologie ; moi, je vais vers la complexité. Ainsi, on a fait un petit putsch amical quand on a déclaré à Friedmann que l’on voudrait que le centre s’appelle Centre d’études transdisciplinaires. Pourquoi ? Parce que ce mot de « transdisciplinaire » suggère la liberté totale de faire ce qu’on veut. À ce moment-là, un certain nombre de numéros ont été très « barthesiens ». Il y en a eu dans lesquels je me suis personnellement investi. Par exemple un numéro sur le retour de l’événement dont le thème est celui-ci : « L’événement revient dans l’Histoire du cosmos, revient en biologie alors qu’on le chasse de l’histoire humaine. Il faut le réhabiliter. » J’ai fait aussi un numéro sur le concept de crise avec un article pour une « crisologie » (Morin, 1976). Et également un numéro qui s’appelle « L’espace perdu et le temps retrouvé ». Puisque dans le monde des sciences physiques, avec la microphysique, on ne sait plus où est l’espace. Mais brusquement le monde de la physique est entrainé dans la découverte du temps, dans toute l’aventure qui commence dès le début de l’univers, et qui continue ; là le temps devient intégralement vainqueur dans le monde où l’espace primait. Puisque les lois de la physique classique étaient irréversibles, le temps n’existait pas. Le temps devient vainqueur et l’espace on ne sait plus très bien. Alors j’ai fait ce numéro-là. J’ai fait quelques numéros, quatre ou cinq je crois. Et puis j’ai passé quelques années isolé, que ce soit en Toscane ou en Provence, pour la rédaction de La Méthode de 1973 à 1980.

49B. V. : Vous avez collaboré aux volumes d’hommage à Lucien Febvre. Vous donnez un article en 1953 qui est assez remarquable, parce que c’est un jalon dans votre itinéraire, sur le cinéma du point de vue sociologique. Je m’interrogeais simplement sur le point de savoir si vous avez rencontré Lucien Febvre.

50E. M. : Je l’ai rencontré une première fois sous l’Occupation, parce que Georges Friedmann de Toulouse m’avait donné un message pour son maître Lucien Febvre, qui était à Paris. La deuxième fois, ce fut à la suite d’un article très favorable sur mon livre L’Homme et la Mort dans les Annales (1952).

51E. M. : Donc c’était un homme qui m’était très favorable. Et puis j’avais été influencé par son Rabelais.

52B. V. : Le problème de l’incroyance au xvie siècle ?

53E. M. : C’est cela. Une thèse à laquelle je crois maintenant beaucoup moins. Mais c’était quand même un esprit très intéressant. Évidemment, il était, avec Marc Bloch, le chef de file de l’école des Annales qui a éliminé l’événement. Or, c’est l’événement que j’ai contribué à réintroduire dans le champ des sciences humaines.

Références bibliographiques

  • En ligneFebvre, L., « La mort dans l’histoire », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 7e année, no 2, 1952. p. 223-225.
  • En ligneLefebvre, H., « Les nouveaux ensembles urbain », Revue française de sociologie, vol. 1, no 2, avril-juin 1960.
Edgar Morin
Entretien réalisé par 
Bernard Valade
Bernard Valade est professeur émérite à la Sorbonne (Université Paris-Descartes) et président du comité de L’Année sociologique.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.060.0165
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