1Par-delà des différences terminologiques – peu explicites pour les non initiés – entre pensée complexe et systèmes complexes, une controverse sémantique existe bel et bien sur la signification même du terme complexité. Une anecdote illustrera ce propos. Lors d’un déjeuner dont l’un des auteurs fut témoin, à Poitiers, en octobre 2004, à l’occasion des rencontres « Science & Citoyens » du CNRS, Edgar Morin s’adressa au physicien Gérard Weisbuch, l’un des promoteurs des systèmes complexes en France, de la manière suivante : « Votre complexité exclut la mienne, ma complexité inclut la vôtre. » Ce dernier a, par la suite, nuancé et argumenté sa position en différenciant la « complexité restreinte », celle des systèmes complexes, de la « complexité générale », celle de la pensée complexe [1] (Morin et Le Moigne, 2007c). La première, à vocation scientifique et méthodologique, s’intéresse principalement aux phénomènes d’émergence et n’implique pas nécessairement un renouvellement épistémologique. Alors que la seconde, dépassant le seul cadre scientifique tout en l’incluant, se questionne sur la « connaissance de la connaissance » tout en l’articulant avec la réflexion éthique et politique. Dans le même texte, l’auteur de La Méthode envisageait, à terme, une éventuelle convergence entre les deux conceptions de la complexité. Pour notre part, c’est l’adhésion à la complexité morinienne qui nous a conduits, depuis plusieurs années, à travailler, selon des modalités différentes pour chacun de nous, à ce rapprochement. Nourris de cette expérience, nous voudrions dire ce qui, selon nous, fonde la fécondité, voire la nécessité, d’une telle articulation entre pensée complexe et systèmes complexes, entre « complexité générale » et « complexité restreinte ». Mais, dans cette voie, l’essentiel du travail reste à faire car, à quelques exceptions près, on peut parler d’une ignorance mutuelle entre les deux conceptions de la complexité [2] (Roggero, 2008). Cette situation nous semble mutuellement dommageable, tant pour la pensée complexe qui peut trouver dans les systèmes complexes des outils à vocation opératoire pour appréhender empiriquement la complexité (1) que pour les sciences des systèmes complexes qui pourraient trouver dans la pensée de Morin un ample cadre épistémologique qui semble leur faire défaut (2). On pourrait ainsi passer d’une ignorance stérile à une dialectique autorisant la fécondation mutuelle et la co-évolution des deux corpus. Cette articulation reste, pour l’essentiel, à établir mais elle a déjà fait l’objet de quelques initiatives dont celles auxquelles nous sommes associés (3).
Donner une science à la conscience : les systèmes complexes comme enrichissements scientifiques et méthodologiques pour la pensée complexe
2Un constat s’impose : l’approche systèmes complexes se développe dans la littérature scientifique, y compris de sciences sociales, beaucoup plus vite que la pensée complexe. On dénombre plusieurs dizaines de centres de recherches [3] qui s’y réfèrent, les revues dédiées fleurissent en nombre – près d’une douzaine de par le monde [4] – ainsi que les sociétés savantes [5]. Ce développement s’explique par la possibilité offerte par l’approche systèmes complexes de mener une investigation rigoureuse de phénomènes que l’approche analytique ne permettait pas ou mal, comme l’émergence, le chaos, la bifurcation ou l’irréversibilité. Ces phénomènes intéressent au premier chef les sciences sociales, comme quelques sociologues anglo-saxons l’ont bien compris (notamment Urry, 2000 ; 2003). Cette nouvelle capacité de recherche réside dans l’utilisation d’outils formels, notamment les systèmes multi-agents [6], dont la puissance peut être mobilisée pour représenter et expliquer rigoureusement des « processsus » d’auto-organisation en biologie (Atlan, 2011), comme, en sociologie, la régulation des organisations émergeant des interactions individuelles ou l’émergence de formes sociales comme les réseaux ou les normes. La complexité étant d’abord de l’ordre du processus, les outils des systèmes complexes offrent une réelle opportunité, notamment pour les sciences sociales, de se confronter de manière inédite à l’étude des phénomènes complexes. Cela est d’autant plus important que si la conception morinienne de la complexité propose une riche théorisation notamment à travers le processus d’« auto-éco-ré-organisation », elle n’offre pas d’outils en permettant l’investigation empirique [7].
3Il y a donc une vraie complémentarité, d’ordre scientifique et méthodologique, entre systèmes complexes et pensée complexe que nous croyons nécessaire de cultiver dans un but de connaissance mais aussi pour des raisons stratégiques. En effet, sur ce dernier point, il nous apparaît vital de travailler à la légitimation scientifique de la pensée complexe en produisant, à partir de la théorisation morinienne, des résultats recevables par les communautés disciplinaires. La science produisant encore des représentations techniquement opératoires, socialement légitimées et enseignables, l’avenir de la pensée complexe passe, selon nous, par sa reconnaissance scientifique [8]. Faute de quoi la pensée complexe encourt le risque d’une hypertrophie théorico-critique déconnectée des exigences de la validation empirique avec le danger de dégénérer en une doctrine fermée, plus ou moins dogmatique. Mais cette valorisation scientifique de la pensée complexe n’aurait pas de sens si elle devait se traduire par un oubli de ce qui fait sa nature profonde, c’est-à-dire son épistémologie. Là aussi, une complémentarité est envisageable entre « complexité restreinte » et « complexité générale ».
Donner une conscience à la science : la pensée complexe comme cadre épistémologique pour les systèmes complexes
4Si le point de départ de la complexité selon Morin s’enracine dans la science, le développement de sa théorisation la dépasse en montrant les limitations intrinsèques de la connaissance scientifique. Son approche « paradigmatique » de la complexité comprend :
- L’élaboration d’une ontologie de la complexité qui intègre le niveau physique, biologique et anthropo-social, où chaque instance tout en s’enracinant dans la précédente ne peut y être réduite ;
- Les prémisses d’une complexité ontologique – la complexité du réel – qui l’amène à proposer, au niveau épistémologique, une manière d’organiser les connaissances qui respecte plus cette complexité ontologique que les périmètres disciplinaires. Autrement dit, la formulation d’un « paradigme de la complexité » implique l’élaboration d’une épistémologie complexe ou de second ordre que Morin appelle la connaissance de la connaissance ;
- Une dimension méthodique, c’est-à-dire une méthode de pensée – et non une méthodologie scientifique – qui permet l’élaboration d’une connaissance complexe, critique et réflexive.
5Dès lors la pensée complexe conduit à des interrogations que la science – y compris celle des systèmes complexes – ne peut formuler et auxquelles elle ne saurait répondre. Celles-ci concernent l’inclusion réflexive du chercheur dans sa recherche, et plus largement celle du sujet dans son rapport au réel, la place de l’éthique dans la production des connaissances, les relations entre science et société dont les implications sociales, politiques et humaines du savoir scientifique. En ce sens, la pensée complexe enjoint la science à s’interroger sur elle-même. On peut penser que la science des systèmes complexes, comme toutes les sciences mais – complexité oblige – plus que d’autres, aurait beaucoup à gagner à mieux intégrer cette dimension réflexive dans sa pratique et à questionner davantage son travail ainsi que ses résultats sur les plans éthique et politique. À défaut, le développement de son seul arsenal méthodologique pourrait la faire dégénérer en une science principalement « instrumentale [9] ». En effet, réduite à une dimension technico-procédurale et opérative, s’accommodant d’une épistémologie positiviste, la science des systèmes complexes pourrait étendre à des domaines jusque-là encore libres de l’existence humaine, la compréhension scientifique et la maîtrise technique dont le pouvoir managérial ne manquerait pas de se saisir. Cette rationalisation de la complexité pourrait alors déboucher sur un Léviathan de l’âge informatique. Il nous apparaît donc indispensable qu’on s’interroge sur « pour qui » et « pourquoi » nous avons besoin d’étudier (contrôler, dominer) les systèmes complexes. C’est justement à ce niveau-là que nous considérons que la pensée complexe peut constituer un apport décisif aux sciences de systèmes complexes, en leur fournissant le cadre réflexif et critique dont elles semblent manquer.
6En somme, en dotant la pensée complexe de la puissance opérative des sciences des systèmes complexes et en articulant ces dernières au cadre épistémologique morinien, il nous semble possible de travailler aux fondements et à la pratique concrète d’une « science avec conscience ». Les deux initiatives suivantes s’inscrivent dans cette perspective.
Deux expériences sur le chemin de l’articulation entre pensée et systèmes complexes
7Selon des modalités différentes, plus spécifiquement scientifiques en France et plus organisationnelles Articuler les réseaux de la complexité en Amérique latine : la communauté de la Pensée complexe en Argentine (voir encadré), ces deux expériences tentent d’articuler les deux approches de la complexité.
Articuler les réseaux de la complexité en Amérique latine : la communauté de la Pensée complexe
8L’expérience française associe des informaticiens et des sociologues de l’Université de Toulouse. Travaillant à partir de la pensée morinienne, ces sociologues ont éprouvé le besoin de se saisir d’outils issus des sciences des systèmes complexes pour modéliser les processus organisationnels (Roggero, 2006). Avec le concours des informaticiens, ils ont élaboré une formalisation de la sociologie de l’action organisée (Friedberg, 1993) dans le cadre d’un modèle multi-agents intitulé SocLab. Ce dernier permet de modéliser et de simuler des « systèmes d’action concrets » afin d’expliquer l’émergence et la forme de leur régulation (Roggero et Sibertin-Blanc, 2008). À travers la simulation, il devient possible de procéder à des « expériences » in silico sur des contextes organisationnels et ainsi d’en explorer les potentialités, cette autre dimension des phénomènes dont Barel (1977) et Morin ont bien vu le lien avec la complexité. Cependant, si les apports théoriques et empiriques de SocLab à la connaissance sociologique des actions organisées sont réels et s’il permet d’explorer certains processus complexes à l’œuvre, la pensée morinienne nous enjoint à ne pas confondre le modèle du phénomène avec le phénomène lui-même. Procédant par simplification, le modèle éclaire certains aspects du phénomène en en éludant d’autres. Il est toujours partiel, voire partial. Il faut en être conscient en contextualisant et en relativisant sa signification et sa portée. Quant aux applications sociales de SocLab, par exemple à la définition de politiques publiques, elles ne peuvent être faites qu’après une authentique délibération éthique et politique comme nous y enjoint la pensée complexe.
9Ces deux expériences ne constituent que de modestes illustrations de démarches que nous souhaiterions voir se développer dans l’avenir.
10On l’aura compris, nous croyons à la pertinence d’une articulation entre pensée et systèmes complexes. À ces derniers la pensée morinienne peut apporter un cadre épistémologique de nature à les préserver de l’inclination instrumentale. Quant à la pensée complexe, elle peut trouver dans les systèmes complexes les outils méthodologiques sans lesquels elle court le risque d’une déconnexion du réel. Là pourrait se trouver une voie pour une science au service d’un monde plus humain.
Notes
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[1]
Pourtant, les deux conceptions partagent, au moins partiellement, un même héritage scientifique que l’on pourrait appeler les théories pionnières de la complexité qui ont été développées en lien avec les questions militaires et industrielles dérivées de la Seconde Guerre mondiale (González Casanova, 2004 ; Weaver, 1948). Au cours des années 1950-1975 ont ainsi été formulées, notamment la théorie générale des systèmes (von Bertalanffy), la théorie de l’information (Shannon et Weaver), la cybernétique (Wiener), puis la cybernétique de second ordre (von Foerster), la théorie de l’auto-organisation (Ashby), la géométrie fractale (Mandelbrot), la théorie du chaos et des attracteurs (Lorenz), la thermodynamique des processus irréversibles (Prigogine), la théorie de l’autopoiësis (Maturana et Varela), la théorie des catastrophes (Thom), ou encore la théorie des automates cellulaires (von Neumann). Ces références, pour partie communes, n’empêchent pas les différences importantes entre pensée et systèmes complexes. Outre Morin, ces différences ont amené Maldonado (1999 ; 2007) à parler de « la complexité comme science » et de « la complexité comme méthode » et Reynoso (2006) des « algorithmes de la complexité » et des « théories discursives de la complexité ».
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[2]
On serait bien en peine, d’une part, de trouver dans les textes sur les systèmes complexes des références à La Méthode. Cette ignorance, outre la différence que nous analysons, tient probablement à plusieurs raisons : les deux mille pages de La Méthode et leur traduction très partielle en anglais, l’absence de formalisation mathématique dans ce texte, le petit nombre de ceux qui s’en réclament dans le champ scientifique, etc. D’autre part, les travaux du Santa Fe Institute – où a été produit, à partir des années 1980, une partie importante du développement des approches systèmes complexes – sont largement ignorés dans l’œuvre princeps de Morin. Une première saison est chronologique : les deux premiers tomes de La Méthode (1977, 1980) ont été publiés avant la création de l’Institut du Nouveau Mexique et ne pouvaient donc pas les prendre en compte. Il a fallu attendre le colloque de Cerisy de 2005 pour que Morin (2007) se positionne officiellement par rapport aux systèmes complexes.
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[3]
Outre le Santa Fe Institute il y a, aux États-Unis, le New England Complex Systems Institute de Cambridge, le Center for the Study of Complex systems de l’Université du Michigan et, en Angleterre, le Complexity Research Group de la London School of Economics, par exemple.
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[4]
Emergence : Complexity and Organization, Non linear phenomena in Complex Systems, Journal of Social Complexity ou encore Journal of Artificial Societies and Social Simulation.
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[5]
Par exemple, l’European Complex Systems Society.
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[6]
Mais aussi les automates cellulaires, les réseaux booléens, les sociétés artificielles, les réseaux libres d’échelle, les réseaux neuronaux adaptatifs ou les algorithmes génétiques, techniques dont Altlan (2011) a montré l’intérêt pour modéliser l’auto-organisation.
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[7]
À ceux qui prétendent que « personne n’a réussi à mettre en œuvre empiriquement » sa méthode (Grossetti, 2004), Morin répond que lui-même l’a fait dans ses œuvres sociologiques antérieures à La Méthode. On peut douter que sa théorie de la complexité fût déjà là avant même d’avoir été écrite ? Il nous semble pertinent de reconnaître ce défaut d’études empiriques inspirées par la pensée morinienne et de se saisir du problème en lui cherchant des solutions. Pour certains auteurs s’inscrivant dans les sciences des systèmes complexes, notamment Maldonado (2007) et Reynoso (2006) ou d’autres comme García (2006), il manque à la pensée complexe une dimension technico-opérationnelle et, par conséquent, une application empirique.
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[8]
De plus, cet ancrage scientifique permettrait peut-être de limiter les textes trop rhétoriques et, quelquefois laudatifs qui nous semblent avoir parfois cours chez certains auteurs se réclamant de la pensée complexe.
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[9]
Pour reprendre et actualiser la critique qu’Adorno et Horkheimer font à la science (1944).
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[10]
De Buenos Aires, Santiago del Estero et San Juan.
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[11]
Dont le Groupe d’études interdisciplinaires sur Complexité et Sciences sociales (GEICCS) à la Faculté de Sciences sociales de l’Université de Buenos Aires qui publiera en 2011 son premier livre collectif, sous la direction de Leonardo Rodríguez Zoya.