CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« L’ennemi de la complexité, ce n’est pas la simplicité, c’est la mutilation » (Morin, 1989b). Beaucoup d’apprentis chercheurs rencontrent pour la première fois la pensée d’Edgar Morin par cette célèbre assertion provocatrice. Par son caractère frappant mais néanmoins évident, elle favorise l’éclosion des premières interrogations sur les conditions de validité de la recherche et sur ce que doit apporter un travail scientifique. Une « rupture épistémologique » en quelque sorte, même si les chemins ainsi ouverts diffèrent de ce à quoi le terme a pu renvoyer.

2D’autres textes permettent de prendre la mesure de cette conception stimulante mais aussi déroutante, particulièrement pour le chercheur inexpérimenté, par le regard panoramique qu’elle suppose :

3

Sans cesse, ce qui me fait horreur, c’est la pensée disjonctive, unidimensionnelle, mutilante. Chaque fois que j’étudie un phénomène social, je ressens sa complexité et essaie de la traduire : son caractère multidimensionnel, les inter-rétroactions qui le tissent, la nécessité d’historiciser, c’est-à-dire de concevoir dans le temps, la nécessité de reconnaître et de traiter la diversité et la singularité.
(Morin, 1982a, « Avant-propos. Papiers d’identité »)

4Dans le cadre des enquêtes portant sur les usages des médias et des technologies de l’information et de la communication, cela se traduit par l’interconnexion des phénomènes étudiés avec d’autres dimensions de la vie ordinaire, la comparaison critique des lectures disciplinaires, proposées notamment par l’économie, la gestion, la sémiotique, l’anthropologie ou la sociologie, l’embrassement de la variété des acteurs impliqués dans le vaste circuit de la production et de la consommation des objets et bien sûr, l’attention à l’acteur le plus discret de ce cadre, le chercheur lui-même et ses représentations.

5Une démarche laborieuse mais dont le bénéfice en matière de dévoilement de la réalité observée récompense tous les efforts. C’est donc avant tout une écologie… intellectuelle que la pensée de Morin apporte.

6Ce cadre conceptuel peut encore être complété par une notion fondamentale pour aborder un nouvel objet, celle de macro-concept.

7

Il ne faut jamais chercher à définir par des frontières les choses importantes. Les frontières sont toujours floues, sont toujours interférentes. Il faut donc chercher à définir le cœur, et cette définition demande souvent des macro-concepts.
(Morin, 1990, p. 98)

8Ils impliquent une manière particulièrement féconde de poser un problème. Les macro-concepts permettent de reconnaître la porosité des frontières construites par les méthodes scientifiques, non pas pour les nier mais pour savoir les franchir lorsque l’intelligibilité du phénomène l’exige. Cette science des ponts heuristiques entre disciplines et dimensions du social est ce qui semble le plus séduisant dans le projet des sciences de l’information et de la communication et l’expression la plus féconde qu’il m’ait été donné de lire de l’interdisciplinarité.

9Les macro-concepts permettent de cadrer l’analyse de phénomènes actuels tels que, dans le cadre des technologies de l’information et de la communication, l’identité numérique ou le Web participatif, tout en conservant le recul critique nécessaire. En effet, s’ils demandent aux chercheurs de plonger dans leur chair pour mieux en faire ressortir les différentes logiques, ils lui permettent aussi de ne pas perdre de vue la complexité du phénomène pris dans sa généralité.

Alexandre Coutant
Université de Franche-Comté – Laboratoire LASELDI
Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC)
Alexandre Coutant est maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, docteur en sciences de l’information et de la communication et chercheur associé à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Ses recherches l’ont amené à s’intéresser au fonctionnement du secteur professionnel du marketing et de la communication. Ses enquêtes ont ensuite porté sur une approche compréhensive des activités de consommation, attentive à comprendre la dynamique complexe par laquelle les consommateurs « font avec » un ensemble de dispositifs, objets et discours provenant de la « société de consommation ». Ses terrains principaux sont les dispositifs en ligne et les marques.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/45457
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...