1C’est une réalité souvent méconnue : depuis vingt ans, les réflexions d’Edgar Morin ont notablement contribué à la considérable transformation des organisations productives, publiques et privées. Les modèles bureaucratiques dans l’administration et tayloriens dans l’entreprise et leur mode commun de fonctionnement – militaro-hiérarchique et en silos, en tuyaux d’orgues – avaient été conçus en des temps et pour des environnements où la stabilité était la règle et le changement l’exception. On pouvait alors se satisfaire de structures lourdes, coûteuses, segmentées en services différents – chacun d’entre-eux ignorant l’autre – corsetées par des corps, des statuts et des grades, et surtout aveugles, centrées sur elles-mêmes et leur propre fonctionnement beaucoup plus que sur les environnements qui les justifiaient, qu’il s’agisse des clients ou des usagers que l’on appelait, il n’y a pas si longtemps encore, des assujettis. Dans de telles organisations, dont la conception relevait de l’ordre et de l’inerte, de la mécanique plus que de l’ordre du vivant, la communication interne était fort laborieuse – les postes de la chaîne ne se parlent pas : « Vous devez passer par la voie hiérarchique ! » – et la communication externe d’une grande pauvreté, et à sens unique. Dorénavant, qu’elles soient publiques ou privées, les organisations productives doivent situer et produire leur action dans des environnements où le changement est devenu la règle et la stabilité l’exception.
2Lors des deux dernières décennies du xxe siècle ont surgi des mutations politiques, économiques, technologiques et sociétales qui ont périmé des organisations qui s’étaient pourtant révélées fort efficaces dans les environnements précédents. Le choix de Deng Xiao Ping de lancer l’immense peuple chinois dans la libre économie, la chute du Mur de Berlin et l’irruption des centaines de millions d’acteurs de feu l’Empire soviétique sur le marché, le passage rapide de nombreuses et importantes économies du stade émergent au stade émergé, l’irrépressible et incessante révolution des technologies de l’information et de la communication qui n’en finit plus aujourd’hui de transformer nos relations collectives, la révolution généralisée de la consommation et de l’individualisme allaient constituer, en peu d’années, un monde méconnaissable, marqué par la globalisation, les rétro actions souvent inattendues entre tous les facteurs (politiques, économiques, humains, scientifiques, technologiques, environnementaux) et, in fine, par une imprévisibilité qui rend caduque la plupart de nos critères de choix (ordre/désordre, efficacité/inefficacité, coûteux/rentable…).
3Fascinés par ces transformations dont nous ne savions pas alors qu’elles ne feraient qu’accroître leurs effets au xxie siècle, nous avions été quelques-uns – bien rares à l’époque – à hurler dans le désert que les modèles pauvres des « spécialistes » du management américain ou qu’une simple amélioration aux marges du mode de fonctionnement bureaucratique dans l’administration devenaient de plus en plus incapables de permettre aux organisations productives de conserver l’efficacité qui seule justifiait leur existence tant étaient considérables les mutations qui se préparaient.
4Ils n’étaient pas nombreux alors ceux qui évoquaient l’approche systémique d’Herbert Simon (1974), les réflexions de René Passet (1981), de Jacques Mélèze (1979), de Silvère Seurat (1987), d’Hubert Landier (1987 ; 1991) ou de Dominique Génelot (1992). À l’époque, quand il s’agissait d’évoquer les nécessaires évolutions des organisations productives, qu’il s’agisse de leur conception ou de leur mode de fonctionnement, se référer, comme le faisait Le Big Bang des organisations (Sérieyx, 1993) à la pensée complexe et à Edgar Morin (1977) semblait fort intellectuel et peu en phase avec les réalités dures du « business » ou avec la nature noble et intemporelle du service public.
5Mais nécessité fait loi. Dans des environnements de plus en plus imprévisibles, exigeants et dangereux, les organisations publiques et privées, sous le double constat de leurs coûts de plus en plus insupportables et de leur inadéquation croissante aux cibles qui les justifient (service du public et réponse aux besoins des clients), prennent conscience d’une maladie mortelle qui leur est consubstantielle : elles sont non communicantes.
6La Méthode d’Edgar Morin offre des outils irremplaçables aux dirigeants pour affronter cette nouvelle complexité. Parmi les six volumes de cette œuvre encyclopédique (La nature de la nature, 1977 ; La vie de la vie, 1980 ; La connaissance de la connaissance, 1986 ; Les idées, 1991 ; L’humanité de l’humanité, 2001 ; L’éthique, 2004), ce sont plus précisément les troisième et quatrième tomes qui proposent des concepts opératoires très neufs, susceptibles d’aider des responsables d’organisations productives à ajuster leur action, leurs stratégies et leurs structures à des environnements dorénavant sans cesse mouvants.
7Six concepts « moriniens » – ici considérablement réduits et simplifiés – ont plus particulièrement nourri une telle réflexion :
- le principe hologrammatique (ou approche holistique) : chaque partie trouve son sens dans le tout qui l’englobe, un tout qui est à la fois plus et moins que la somme de ses parties ;
- le principe d’auto-organisation (ou de la réponse complexe) : depuis le Big bang originel, l’histoire des formes semble indiquer que chaque fois qu’une forme chimique, physique, biologique ou sociale a dû affronter des environnements plus complexes, sa survie a dépendu de sa capacité à susciter en son propre sein une complexité au moins égale à celle de son propre environnement ;
- le principe de la variété requise : plus un système est varié plus le sous-système qui le pilote doit l’être aussi ; – le principe de co-évolution : tout système échange avec son environnement et, en le transformant, il est à son tour transformé par lui ;
- le principe dialogique : la vie conjugue ordre et désordre, forces contradictoires et complémentaires ;
- le principe de récursivité (ou de récursion) : l’idée récursive traduit le choc en retour entre cause et effet, ainsi les individus produisent la société qui produit les individus.
8Les questionnements qui suivent permettent au responsable d’une organisation (publique, privée, productive, associative, politique, religieuse, culturelle…) de repérer pragmatiquement les points-clés sur lesquels il peut concrètement agir pour accroître l’efficacité collective de l’ensemble qu’il a en charge, en améliorant véritablement la communication interne entre les diverses entités constitutives avec les multiples collaborateurs ainsi que la communication externe avec les différents stakeholders qui composent l’environnement de l’organisation. Ces questionnements reposent sur six principes.
Le principe de destination et de cohérence dynamique
9Une organisation doit être conçue pour que ceux qui y travaillent comprennent à quoi elle sert, pourquoi elle est telle qu’elle est, ce qu’ils y font, quelle est leur véritable utilité et quels sont les efforts concrets réalisés pour qu’ils puissent s’y sentir réellement co-acteurs et disposer dans l’action d’authentiques marges de liberté. On retrouve là quelques-uns des éléments-clés du principe hologrammatique. Au nom de ce principe, l’organisation doit au moins permettre de :
- développer chez chacun, dans l’action quotidienne, le goût du sens : sens individuel (À quoi je sers ici ? Qu’est-ce que je cherche ? Qu’est-ce que j’attends ? Qu’est-ce que je suis prêt à donner ? Qu’est-ce que ça m’apporte ?) ; sens collectif (Que faisons-nous ensemble ? Comment le faisons-nous ? En quoi cela nous enrichit-il ? Que faudrait-il pour que notre action commune ait plus de sens, ou même un peu de sens ?) ;
- éduquer chez chacun, quotidiennement, le goût de la cohérence entre sens, discours et action (Suis-je, chaque jour, dans l’action, conséquent avec moi-même, avec ce que je pense et avec ce que je dis ? Comment puis-je agir pour rendre le système au sein duquel je travaille – entreprise, association, administration – plus cohérent avec les valeurs annoncées et avec celles auxquelles je crois ?).
Le principe d’articulation entre coopération et autonomie
10Une organisation doit être conçue pour permettre à ceux qui y œuvrent de disposer de champs de liberté où exercer leur autonomie responsable et fortifier toujours plus leur goût et leur capacité de coopération. On retrouve ici des éléments le principe de la réponse complexe ou principe de l’auto-organisation. Au nom de ce principe, l’organisation doit au moins permettre de :
- développer chez chacun, à travers l’action quotidienne, la conscience de la responsabilité individuelle et collective (Quelles sont les marges de liberté – de moi-même, de mon équipe – et sont-elles utilisées à plein ?) et de la puissance de la confiance (Est-ce que je sais participer à la création d’un climat de confiance réciproque, indispensable pour répondre avec les autres acteurs concernés à tout défi complexe ?) ;
- développer chez chacun, dans l’action quotidienne, le goût de la coopération (Est-ce que je mesure combien je suis plus fort, plus capable de répondre à l’inattendu, et donc plus libre, « à plusieurs » que tout seul ?).
Le principe de la nécessaire diversité des talents et de leur impérative reconnaissance
11Les systèmes monocolores, consanguins, ne réunissant que des juristes, ou que des financiers, ou que des ingénieurs, ou que des communicants, ou que des professeurs ou que des diplômés sortant des mêmes écoles, sont incapables de saisir l’évolution volatile d’un monde en profonde et brutale mutation.
12On retrouve ici le principe de la variété requise, qui stipule que plus un système est complexe plus celui qui doit le piloter doit l’être aussi, donc que la diversité des éléments qui le composent est un impératif d’efficacité. Au nom de ce principe, l’organisation doit au moins permettre :
- que chacun prenne conscience de sa propre richesse, mais aussi de la richesse collective que permet la diversité (En quoi suis-je unique ? Quelle est la spécificité de mon apport ? Quels comportements, attitudes, savoirs qui ne sont pas mes points forts mais qui peuvent être ceux de partenaires permettraient de valoriser au mieux cette spécificité ? Donc, quels sont mes complémentaires, les profils différents dont je devrais rechercher la coopération ?) ;
- d’éduquer le goût de la concertation, de la négociation, l’acceptation des confrontations non meurtrières (Que m’apportent les oppositions créatrices, l’écoute de points de vue différents ou opposés, l’acceptation de la prise en compte d’idées dérangeantes ? Est-ce que je sais m’enrichir du débat que cela suscite ? Est-ce que je mesure la liberté de pensée et d’action, et le surplus d’efficacité que cela m’apporte ?).
Le principe de l’enrichissement de l’organisation par ouverture sur l’extérieur
13Rien n’est plus manifestement stupide et rapidement inefficace qu’une organisation qui se prend pour sa propre fin.
14On retrouve ici le principe de la co-évolution créatrice, dont Edgar Morin et Silvère Seurat ont, chacun, avec son génie propre et ses exemples, montré qu’il ne souffre aucune exception : depuis que le monde est monde, ceux qui ont concentré toute leur énergie à l’observation de leur nombril ont fini par y périr : seule la rencontre de l’extérieur nous permet de nous régénérer. Au nom de ce principe, l’organisation doit au moins permettre :
- de développer chez chacun le goût de l’échange avec l’extérieur (Est-ce que je sais rechercher tout ce que l’extérieur de l’organisation peut m’apporter comme enrichissement – idées neuves, autres points de vue, autres regards –, tout en y ajoutant moi-même mes propres apports, de telle sorte que cet extérieur s’enrichisse également de ce que je peux donner ?) ;
- de développer chez chacun l’envie de partenariats et l’aptitude à les établir (Est-ce que je veux et est-ce que je sais bâtir des alliances avec des complémentaires externes ?) ;
- de susciter chez chacun le goût de rechercher, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’organisation, les innovations et les initiatives qui se sont révélées porteuses de progrès, afin de s’en inspirer (Est-ce que je sais me départir de cette fatale méfiance à l’égard des innovations et des initiatives des autres pour, au contraire, les rechercher et tenter de m’en enrichir ?).
Le principe de l’utilisation dynamique des contradictions
15Bien sûr, personne n’a raison tout seul ; The One Best Way n’existe pas. Il faut avoir participé à un gouvernement de droite et à un gouvernement de gauche – en tant que Délégué interministériel, c’est le cas pour l’auteur de ces lignes – pour avoir mesuré la sottise hémiplégique de celui qui croit que l’autre a totalement tort et que l’on a, soi-même, totalement raison, alors qu’à l’évidence c’est la dialectique entre des points de vue apparemment contradictoires qui portent sans doute une part de progrès.
16Les familiers de la pensée complexe reconnaîtront ici le principe dialogique, celui qui consiste à dépasser les contradictions pour initier une dynamique à partir d’éléments antagoniques et complémentaires.
17Cela suppose qu’au sein de l’organisation, chacun ait la liberté de se poser les questions suivantes : Dans mon organisation, le système de décision est-il binaire (fonctionnant en « tout ou rien ») ou subtil (acceptant les contradictions pour les dépasser) ? Mon organisation sait-elle gérer les fonctionnements contradictoires de la pyramide (la hiérarchie) et du réseau (les relations fluides et directes entre les acteurs) ?
Le principe de l’organisation apprenante
18En général, quand on conçoit une organisation, on se contente d’un raisonnement purement mécaniste et rationnel pour lui permettre d’atteindre les résultats attendus dans les délais et pour les coûts requis : la compétence de Pierre plus celle de Paul complétée par celle de Marie, permet-elle de réaliser ce qui est prévu ? La distribution des responsabilités est-elle adéquate au projet ? Un maillon ne manque-t-il pas dans la chaîne technique nécessaire à l’accomplissement de la mission ? Bref, on imagine un mécano de savoirs et de savoir-faire adapté aux résultats attendus.
19Mais, de même que c’est en forgeant que l’on devient forgeron, la pratique quotidienne d’un rôle dans une organisation modifie peu à peu celui qui le tient. À son tour celui-ci modifie subrepticement mais réellement le fonctionnement de l’organisation, qui à son tour rétroagit sur chacun de ses membres, etc. Ceci explique pourquoi tant d’organisations appauvrissent jour après jour ceux qui y œuvrent, les transformant peu à peu en ce que l’on avait prévu qu’ils deviennent : des rouages, des courroies de transmission, des gestes, des automatismes, des machines techniques.
20Les familiers de la pensée complexe reconnaîtront ici le principe de récursivité qui décrit les interactions négatives ou positives entre l’acteur et le système au sein duquel il opère : si le système a été conçu pour que l’acteur progresse dans son action quotidienne, celui-ci contribuera à son tour à enrichir le système, amorçant ainsi une spirale de progrès continu ; à l’inverse, s’il y a récursivité négative (c’est fréquent dans les situations de routine), l’acteur se « rétrécira progressivement au lavage » et le système perdra peu à peu, et sans retour, son efficacité. Au nom de ce principe l’organisation doit être conçue de telle sorte que l’action quotidienne confiée à chacun lui permette non seulement de remplir les missions relevant de sa responsabilité, mais aussi de progresser, de se développer, de gagner en compétence, en autonomie, en capacité à œuvrer avec les autres.
21Et c’est bien sûr la question de synthèse que chaque collaborateur doit se poser (et, en fait, se pose toujours implicitement) : Mon organisation est-elle anthropogène (va-t-elle me faire grandir) ou anthropophage (va-t-elle me détruire peu à peu) ?
22On peut, bien sûr, se réjouir en constatant que, dans nombre d’entreprises et d’administrations, des directeurs des ressources humaines s’inspirent des principes de la pensée complexe pour que leurs organisations deviennent plus vivantes, plus ouvertes et que les communications, en interne comme avec l’extérieur, y soient plus fluides, plus riches, plus constructives et, partant, permettent de mieux viser et de mieux atteindre les fins et les objectifs qui les justifient. Il s’agit là d’une influence directe des réflexions d’Edgar Morin sur la mutation des schémas de production construits par les modèles bureaucratique et taylorien.
23On peut aussi s’inquiéter en constatant qu’à la tête de ces organisations de demain, on continue souvent à promouvoir des dirigeants d’hier, des « sachants » monodisciplinaires – juristes, ingénieurs, gestionnaires, financiers… –, pétris de certitudes et de rationalités pauvres. Alors que, dorénavant, selon Edgar Morin : « Nous sommes condamnés à la pensée incertaine, à une pensée criblée de trous, à une pensée qui n’a aucun fondement absolu de certitudes [2]. » Ainsi, dans un environnement toujours plus complexe, les organisations productives sont, quant à elles, condamnées, pour reconquérir sans cesse une légitimité et une efficacité qu’aucun principe rationnel ou scientifique ne leur garantit plus, à mener la quête continue d’un sens et de modalités de fonctionnement toujours remis en cause et d’une communication interne et externe jamais assez fluide ni suffisamment riche.
Notes
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[1]
Le Groupe Ressources Humaines et Management <www.grouperhm.com>, outre la revue qu’il publie, associe dans six observatoires de réflexion les principaux directeurs de ressources humaines de France ; l’un de ces think tanks, le Cercle de la prospective RH, s’efforce d’apprécier l’évolution des organisations productives dans des environnements de plus en plus complexes. Les outils de la pensée complexe décrits par Edgar Morin sont au cœur de ces travaux.
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[2]
Edgar Morin, Entretien avec Sylviane Tramier, Le Devoir, 21 nov. 1991.