1« Je ne suis pas de ceux qui ont une carrière, mais de ceux qui ont une vie. » Ces mots d’Edgar Morin donnent une idée du caractère organique de son intense production intellectuelle, forgée tout au long d’une vie dédiée à « expérimenter le monde » dans son essence et sa totalité. Ils traduisent l’influence et la portée de sa pensée à l’échelle mondiale et plus particulièrement au Brésil. Une grande proximité existe entre les matrices théoriques construites par cet intellectuel et les directives proposées par le Service Social du Commerce (SESC). En effet, cette entité brésilienne, fondée en 1946, de droit privé à but non lucratif, promeut le respect des valeurs éthiques, l’exercice de la citoyenneté, l’amour de la liberté et de la démocratie, ainsi que la reconnaissance de l’éducation et de la culture, en tant que moyens privilégiés pour lutter contre la fracture sociale. Le SESC, présent dans tout le pays, intervient dans la culture, l’éducation, la santé et les loisirs.
2Le rapprochement d’Edgar Morin avec l’Amérique latine date des années 1960, lorsque l’appel de la « pensée métisse » et les grands mythes des civilisations précolombiennes ont commencé à fasciner notre penseur. Voyageur, routard, celui-ci découvre du haut d’un scooter les délices des saveurs mixtes du Sud. C’est toutefois au Brésil – le pays de la biodiversité par excellence, y compris humaine, particulièrement complexe, « une sorte de synthèse de notre planète », comme le fait remarquer Cristovam Buarque, penseur de l’éducation et homme politique brésilien (Pena-Vega et Pinheiro de Almeida, 1999) ? que Morin découvre une société où sont à l’œuvre les plus dramatiques et fascinantes contradictions qui le poussent à produire une nouvelle pensée sur le Sud. Ce n’est pas la première fois qu’il lance ce débat au Brésil via le SESC. En juillet 2009, après avoir fêté ses 88 ans, en assistant au ballet folklorique de Bahia, il a présenté une conférence, Penser le Sud, au département régional du SESC à Sao Paulo.
Edgar Morin et le SESC
3Le SESC fait la connaissance d’Edgar Morin dans les années 1990, quand celui-ci resserre ses liens avec l’Amérique latine. C’est dans cette décennie, que se forment au Brésil d’innombrables groupes de réflexion autour de la Pensée complexe, à l’intérieur et à l’extérieur des universités. Les directives prises par le SESC dans le domaine de la production culturelle rapprochent le penseur de notre institution. Intéressé par le soutien et l’organisation d’initiatives culturelles représentatives d’une praxis collective et en phase avec une philosophie de coexistence des différences, le SESC remet sans cesse en question les frontières entre culture populaire et érudite. La pensée de notre intellectuel recommande de dépasser ces dichotomies. La culture doit être prise comme expression des manifestations collectives. Plus encore, les produits culturels sont vus comme des instruments privilégiés de perception de la réalité et de l’identité humaines. Selon les propres mots d’Edgar Morin :
Les arts nous conduisent à la dimension esthétique de l’existence et selon l’adage qui dit que « la nature imite l’art », ils nous apprennent à voir le monde esthétiquement. Il s’agit enfin de montrer que dans toute grande œuvre, que ce soit en littérature, en cinéma, en poésie, en musique, en peinture ou en sculpture, il y a une pensée profonde sur la condition humaine.
5Il se prononce aussi lui-même sur la politique culturelle du SESC :
Le SESC joue un rôle culturel irremplaçable, qui suscite notre admiration à nous, Européens, qui connaissons son action. Il contribue au développement des sensibilités artistiques, des facultés de l’esprit et de la capacité à répondre aux défis contemporains de la complexité. Sans oublier le développement d’une conscience brésilienne citoyenne à la fois sûre d’elle et ouverte au monde. Le Brésil peut s’enorgueillir d’être, grâce au SESC, à l’avant-garde de la culture de notre époque. Le SESC devrait non pas être limité, mais imité par tous [1].
7Le SESC ajoute son engagement dans la production culturelle et le tourisme, jouant un rôle d’animateur dans la prise de conscience écologique et la préservation de l’environnement. Ce n’est donc pas par hasard que l’œuvre de Morin en est devenue une référence. À la tête d’initiatives originales et diversifiées visant le bien-être du travailleur, son émancipation et son autonomie, le SESC est en phase avec les prémisses de Morin pour une nouvelle politique civilisatrice fondée sur le bien-vivre, sur une éthique de l’inclusion et de la solidarité.
8En 1996, il est invité par le directeur régional du SESC de São Paulo, Danilo Miranda, pour participer au séminaire international La culture des métropoles. Puis, en 1999, Morin dirige un séminaire pour les techniciens du SESC de São Paulo et en l’an 2000, il coordonne un autre séminaire de Formation à la Pensée complexe. En 2002, nouveau voyage au Brésil sur invitation du SESC de São Paulo, pour le séminaire international Éducation et culture. Enfin en 2009, à Rio, il présente la conférence La reliance des savoirs au lycée.
9Un groupe de travail instauré en l’an 2000 par le Président de la Confédération brésilienne du Commerce (CNC), Antonio Oliveira Santos, s’est penché sur l’implantation d’un lycée-internat privé à Rio de Janeiro, dont les élèves proviendraient de tous les États fédérés du Brésil. Ce groupe perçoit qu’en construisant une communauté éducative, enrichie par des différences régionales inégalables, il est possible de former des jeunes sous le signe de la diversité, en les préparant au monde du travail et à l’exercice du leadership et de la citoyenneté.
10Nous étions à l’aube du xxie siècle et le modèle éducatif brésilien, archaïque et fossilisé, se montrait incapable de résoudre les défis de la société contemporaine. L’histoire de l’éducation au Brésil a été marquée par un manque chronique de moyens. Infrastructure des écoles, salaires et formation des professeurs : répercussions d’un parcours postcolonial qui a encore dû passer par une longue période de régime dictatorial.
11Publiés au Brésil en l’an 2000, les livres d’Edgar Morin, Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur et La Tête bien faite, allaient ouvrir de nouveaux horizons aux éducateurs, en proposant un ensemble d’idées directrices pour l’éducation du nouveau siècle. À l’époque, le projet pédagogique de notre lycée-internat SESC était encore en maturation. Aujourd’hui, c’est un internat mixte où résident environ 500 élèves originaires de tous les États de la Fédération brésilienne et un peu plus de 80 professeurs et leurs familles. Il s’étend sur un campus de 131 000 m2 et comprend, entre autres, une bibliothèque d’une capacité de 40 000 volumes, un théâtre de 600 places, un gymnase polyvalent, des ateliers, des laboratoires et un réseau sans fil. Le lycée concède aux élèves inscrits une bourse d’étude intégrale pour les trois ans d’enseignement. Le projet pédagogique de cet établissement s’attache à la formation à la citoyenneté et ne se limite pas seulement à l’apprentissage de droits et devoirs. Il se concentre plutôt sur l’être humain dans sa totalité, dans ses dimensions éthique, esthétique et politique. En ce qui concerne la préparation au monde du travail, ce projet vise le développement de compétences et d’aptitudes, permettant l’insertion de l’élève dans la société de façon productive et critique. Bref, il promeut l’autonomie intellectuelle des élèves, leur capacité à continuer à apprendre et stimule l’apprentissage des processus et des principes scientifiques et technologiques de la production moderne.
12En 2007, à la veille de l’inauguration du lycée, Edgar Morin répond à l’invitation de la direction du SESC et prononce une conférence adressée aux professeurs sur le thème Éduquer à la vie et au monde. Marqués par l’originalité de sa réflexion sur les sujets les plus graves de l’enseignement d’aujourd’hui, les éducateurs du lycée SESC ont trouvé dans sa pensée une référence théorique, morale et éthique pour innover dans leurs pratiques éducatives et les adapter à un lycée-internat consacré principalement à l’éducation intégrale de jeunes.
13En 2009, cette institution, devenue un modèle pour d’autres établissements du réseau public et privé dans tout le Brésil, soutient un grand projet de réforme de l’enseignement secondaire : le Programme pour un secondaire innovateur, en cours d’implantation par le gouvernement fédéral, en collaboration avec les vingt-sept États fédérés. L’accent est surtout placé sur la formation des professeurs afin de prendre en compte dans le cursus, les dimensions scientifique, technologique, culturelle et professionnelle. Dans le cadre de l’une des initiatives du Programme, le SESC a reçu sur son campus plus de 1 000 éducateurs d’écoles publiques des États pour une session de formation au moyen de conférences, d’ateliers et d’activités culturelles. À cette occasion, Edgar Morin lui-même a fait des propositions aux professeurs pour une éducation attentive à la nécessité d’une reliance entre savoirs, soulignant l’importance des affects et de la créativité dans l’apprentissage, ainsi que pour l’intégration des éléments cognitifs avec les autres dimensions de la personnalité. Morin a énoncé dans ses conférences aux éducateurs les paradigmes d’un nouvel humanisme. Un humanisme revenu des excès de la tradition cartésienne dans sa conception d’un homme qui possède et subjugue la nature par la technique et les connaissances. Il a, de plus, exhorté ces éducateurs à ancrer leurs savoirs et leurs actions dans ce nouvel humanisme, cosmopolite et tolérant, qui envisage le destin commun de l’humanité – communauté-destin – et une identité planétaire. Dans son discours, Morin nous montre les limites d’une spécialisation trop poussée, qui fragmente les savoirs et escamote leur lien avec la vie. Il présente à nos éducateurs l’épistémologie de la complexité comme le paradigme théorique capable de relier et d’intégrer les savoirs entre eux, à condition de refuser le schisme entre sciences et humanités, entre culture et nature ou entre homme et cosmos. Cette perspective théorique fonde un apprentissage citoyen qui émancipe les sujets et est porteur de transformation. Morin suggère que c’est au Sud – creuset du métissage et de l’intégration d’héritages culturels différents, lieu du complexe par excellence – que va germer la graine de la réforme rêvée de l’éducation.
14Mars 2011. C’est l’été à Rio de Janeiro, nous sommes à la veille des festivités du Carnaval, dont cette ville est l’épicentre. Au même moment, au siège du département national du SESC, on termine les préparatifs pour la réception d’Edgar Morin. Dès la fin du Carnaval, il préside la Rencontre internationale pour une pensée du Sud, qui rassemble des intellectuels de différentes nationalités, latino-américains pour la plupart. Les couleurs et les sons de la fête dans la ville paraissent anticiper, d’une certaine manière, les débats proposés par Edgar Morin pour cette rencontre : le dialogue nécessaire entre la culture et les styles de vie de ce qu’on appelle le Sud et les héritages du Nord. L’idée de formuler une nouvelle politique de civilisation ? qui s’inspirerait surtout de la pluralité symbolique du Sud, riche de joie, d’affection et de solidarité ? rencontre un écho sur les terres brésiliennes, et c’est une lueur d’espoir dans un contexte de crise des valeurs de la modernité.
Solidarité : c’est le mot qui va régir le futur de l’humanité, affirme Edgar Morin, et non plus l’individualisme ou la bureaucratisation, qui sont l’inverse de la solidarité. La grandeur du Brésil sera un exemple pour cette civilisation du futur, que je nomme civilisation du Sud [2].
Former des têtes bien faites : Morin et le projet pédagogique du lycée SESC
16Pour l’auteur de la théorie de la pensée complexe, nous traversons une crise planétaire. Cette crise plonge ses racines dans un paradigme de civilisation bâti sur l’individualisme, l’appât du gain, la concurrence, le consumérisme irresponsable et l’exclusion sociale. Dans sa réflexion sur le sujet, Morin se penche sur le rôle de l’éducation. Pour lui, ceux qui se consacrent à l’éducation ont une tâche indispensable à remplir : fonder toute leur action sur une éthique du genre humain. Pour ce qui est du dépassement du paradigme d’une civilisation hégémonique, Morin valorise les contributions provenant de ce qu’il appelle le Sud, compris ici non pas comme une référence géographique, mais plutôt socioculturelle. D’après lui, le Sud représente une pensée anti-hégémonique capable d’effectuer un retour aux pratiques solidaires au détriment des pratiques individuelles, de valoriser la diversité en tant qu’élément formateur et de reconnaître le lien indissociable qui unit tout être humain à un réseau complexe formant une communauté planétaire.
17Dans le domaine de la formation scolaire, le lycée SESC cherche à faire de la place dans son cursus pour des matières qui correspondraient à la Lettre de Fortaleza [3], document produit par les intellectuels réunis en 2010 pour réfléchir sur une éducation inspirée par l’idéal morinien de réflexion sociale. La treizième réflexion de ce document dit :
Enseigner la compréhension humaine nécessite une transdisciplinarité des savoirs scientifiques, philosophiques, poétiques et artistiques, ce qui requiert un changement de la conception des processus d’enseignement et d’apprentissage et de l’organisation de l’environnement scolaire.
19Nous constatons que nos pratiques éducatives sont imprégnées par les principes de la pensée morinienne, puisqu’elles conjuguent science, arts et philosophie en vue d’une compréhension et d’une action globale.
20Le lycée SESC s’affirme de plus en plus comme un être vivant, capable de se réinventer et de proposer des réponses au nouveau défi cognitif : penser de façon complexe à l’ère planétaire. Et pour ce faire, il se positionne en faveur d’une éducation permanente qui inclut, entre autres, les enseignements sur la condition humaine, sa diversité, les incertitudes de la connaissance, l’identité terrienne et la compréhension des autres. Dans son livre La Tête bien faite, Morin établit le paradoxe référent à la réforme de la pensée et à la réforme de l’enseignement : « Comment réformer l’école sans réformer la société, mais comment réformer la société sans réformer l’école ? » (Morin, 1999a). Il répond à une impossibilité logique en constatant la totale interdépendance entre école et société : un changement de l’un de ces deux termes, quel qu’il soit, provoque une modification de l’autre. « Il faut savoir commencer », dit-il, « et le commencement ne peut être que déviant et marginal ». Si l’on considère le début de ce long chemin, qui part de la réforme de l’enseignement en direction d’une réforme de la pensée, puis de cette dernière vers une réforme de l’enseignement, le lycée SESC fait ses premiers pas.
21C’est avec orgueil que nous reprenons les mots d’Edgar Morin lors d’une interview accordée au Brésil :
Je crois que je trouve ici, dans le complexe du lycée SESC, les conditions, le style de culture et la compréhension des idées que je défends. Je crois qu’un courant effervescent peut jaillir d’ici [4].
23Prophétie d’un penseur à l’esprit libertaire, généreux et solidaire, habité par l’éthique et l’espérance dans le futur de l’humanité, vœu que nous souhaitons voir se réaliser.
Notes
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[1]
Edgar Morin, « Lettre au SESC », Le Monde Diplomatique Brésil, juin 2008. En ligne sur http://diplomatique.uol.com.br/artigo.php?id=203&PHPSESSID=7344ed5e82e51d5534f731688bd39468, consulté le 29/04/2011.
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[2]
Edgar Morin, Interview au quotidien Estado de São Paulo, 2 août 2009.
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[3]
Conferência Internacional Os Sete Saberes Necessários à Educação do Presente, Fortaleza, Brésil, sept. 2010.
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[4]
Edgar Morin, « Folha Dirigida », Cahier Educação, Rio de Janeiro, 9 juin 2009.