1Face à la mondialisation et à l’européanisation, la formation est, aujourd’hui plus que jamais, une mission interculturelle qui dépasse les limites d’une culture nationale (Morin et Wulf, 1997c ; Wulf et Merkel, 2002).
La difficulté de penser l’Europe, c’est d’abord cette difficulté de penser l’un dans le multiple, le multiple dans l’un : l’unitas multiplex. C’est en même temps la difficulté de penser l’identité dans la non-identité.
3Il s’agit ici de lier des perspectives d’une diversité culturelle aux perspectives qui concernent la situation de l’humanité dans son ensemble. Une médiation entre ces deux points de référence constitue un défi considérable pour l’enseignement et la formation.
La mission de cet enseignement est de transmettre, non du pur savoir, mais une culture qui permet de comprendre notre condition et de nous aider à vivre ; elle est en même temps de favoriser une façon de penser ouverte et libre.
Mondialisation et diversité culturelle : unitas multiplex
5De nos jours, en Europe, la mondialisation, qui crée l’ère planétaire, touche presque tous les domaines de la vie. Il s’agit d’un processus multidimensionnel qui a des effets économiques, politiques, sociaux et culturels, modifiant la relation entre le local, le régional, le national et le mondial (Morin et Kern, 1993).
6Bien que la mondialisation croissante influence aujourd’hui la vie de beaucoup de gens, nous ne pouvons nier l’importance de nombreux mouvements qui soulignent la diversité culturelle et génèrent souvent des rapports tendus avec l’homogénéisation de la mondialisation. Depuis quelques années, les efforts se sont accrus pour imposer le droit à la diversité culturelle. La protection et la promotion de la diversité culturelle rendent possible le développement de l’identité culturelle.
L’étrangéité dans l’éducation et la formation
7Face à la complexité de cette situation émerge le besoin d’une formation qui prenne en compte la diversité culturelle et qui permettra à la génération suivante en Europe de relever le défi de l’Union européenne et de l’ère planétaire. Cette crise n’est pas seulement celle des dérèglements économique et démographique mondiaux, et du développement écologique et économique ; elle est aussi celle de la formation. Et c’est par une réforme de l’enseignement qu’il faudra la gérer et la surpasser dans la mesure du possible.
Une éducation pour une « tête bien faite », mettant fin à la disjonction entre les deux cultures, rendrait apte à répondre aux formidables défis de la globalité et de la complexité dans la vie quotidienne, sociale, politique, nationale et mondiale.
9Une prémisse importante pour la gestion créatrice de cette complexité et pour le développement d’une attitude réfléchie face au monde, au savoir et à soi-même est alors l’expérience de la diversité culturelle et de l’étrangéité, car cette dernière modifie la perception du monde, des autres hommes et de soi-même.
10Pour estimer les possibilités de prise en compte de l’étrangéité dans le cadre de l’éducation et de la formation, il faut d’abord analyser les trois causes importantes qui ont, dans le courant de l’histoire, si souvent empêché les systèmes d’éducation et de formation de s’ouvrir aux autres hommes et aux autres cultures et de dialoguer avec eux. Ces causes sont les suivantes : l’égocentrisme, le logocentrisme et l’ethnocentrisme européens.
11Dans les processus de construction du sujet moderne, l’égocentrisme joue un rôle central. Des « technologies du soi » sont utilisées pour former des sujets. Beaucoup de ces stratégies se réfèrent à des représentations d’un soi clos sur lui-même, le sujet étant au centre de l’agir, susceptible de mener une vie et d’élaborer une biographie autonome.
12Le logocentrisme a poussé à percevoir et réélaborer dans l’autre ce qui est adéquat à la raison. Ce qui n’est pas susceptible de raison et n’en épouse pas les formes se trouve ainsi exclu et dévalorisé. C’est également le cas pour la raison restreinte des rationalités fonctionnelles.
13L’ethnocentrisme a aussi contribué à pratiquer durablement l’asservissement de l’étranger. Beaucoup d’auteurs ont analysé les processus de destruction de cultures étrangères, parmi lesquelles la colonisation de l’Amérique latine au nom du Christ et des rois chrétiens. L’anéantissement de ces cultures se confond avec la conquête du continent.
14La complexité de ce rapport à l’autre tient à ce que nous ne nous faisons pas face comme deux entités mutuellement fermées. Au contraire, l’étranger concourt sous des formes multiples à la genèse du moi. Il n’est pas seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de l’individu. L’intériorisation dans le moi rend plus difficile la relation avec l’étrangéité située à l’extérieur. Dans de nombreuses expressions du moi, l’autre est toujours déjà inclus.
15Si la question de l’étrangéité contient la question du soi et inversement, alors les processus de compréhension entre ces univers sont toujours des processus de thématisation du soi et d’auto-formation. S’ils réussissent, ils aboutissent à accepter la « non-compréhension de l’étranger » et induisent une altérité à soi-même.
16La conscience chez l’individu de sa « non-identité » constitue une prémisse importante de son ouverture à l’altérité. La confrontation avec des cultures étrangères doit permettre de développer la faculté de percevoir et de penser du point de vue de l’autre. C’est la tentative de mettre le soi entre parenthèses, de le voir et de le vivre du point de vue de l’étrangéité avec pour objectif l’élaboration d’une pensée hétérologique au cœur de laquelle se situe la relation entre le familier et l’étrange, le savoir et le non-savoir, la certitude et l’incertitude.
17Une forme importante de l’approche de l’autre se fait par des processus mimétiques, à l’aide de différentes formes de représentation où le propre et l’étranger se superposent. Chaque représentation de l’étranger a un côté performatif. Lors des processus mimétiques, l’étranger est intégré dans la logique et la dynamique du monde imaginé par le sujet (Huppauf et Wulf, 2009). Ainsi, il est transformé en représentation, mais ne devient pas encore quelque chose de propre, il devient une figuration où s’entremêlent l’autre et le même, une « figuration de l’Entre ». Lors de la rencontre, la naissance d’une telle figuration revêt une importance extraordinaire.
18Une représentation mimétiquement créée offre la possibilité, non pas de fixer et incorporer l’étranger, mais de le maintenir dans son ambivalence, comme quelque chose d’à la fois inconnu et connu. La mimétique de l’étranger conduit à des expériences esthétiques et peut passer par tous les sens ; elle ne mène pas à une « chute » dans l’altérité et à une fusion avec elle. Un tel mouvement serait l’abandon du soi. La mimétique implique à la fois l’approche et la distance, l’arrêt dans l’indécis de « l’Entre », danse sur la frontière entre le propre et l’étranger. S’arrêter d’un côté de la frontière signifierait un manquement, et ainsi la fin du mouvement mimétique (Gebauer et Wulf, 2004 ; 2005 ; Wulf, 2007).
La dynamique des processus de formation interculturelle
19L’apprentissage interculturel se place dans un « troisième espace » qui n’est pas spécifique à une culture donnée mais qui se crée entre des cultures, des gens et des imaginations. Ce « troisième espace » peut être réel ; mais il a toujours aussi une dimension imaginaire et laisse ainsi la place aux mouvements et aux changements. Les processus d’apprentissage dans ce « troisième espace » mènent très souvent à la perception de la « diversité », souvent à des processus de « transgression » et parfois à une nouvelle forme d’« hybridité ».
Diversité
20Les diversités engendrent des frontières et contribuent à leur dynamisme. Sans elles, la formation de l’identité culturelle devient impossible. C’est par les processus d’inclusion et d’exclusion au sein des pratiques sociales que peuvent émerger les diversités. Lors de la Convention de l’Unesco sur la diversité culturelle de 2005, cette signification-ci a pris de l’importance et fut reconnue officiellement. La diversité culturelle est alors envisagée comme un droit universel de l’homme ; c’est uniquement sur ce fondement que peut se construire l’identité (Wulf et al., 2004 ; Wulf, 2005 ; 2007).
Transgression
21La transgression peut signifier aussi bien le dépassement de règles, de normes et de lois, que le dépassement de frontières culturellement fabriquées. Ces dépassements peuvent se dérouler de manière pacifique même s’ils sont souvent liés à une certaine forme de violence, qu’elle soit manifeste, structurelle ou symbolique. Cette transgression des frontières se produit souvent lors du contact avec la diversité culturelle, et c’est au cours de ce même processus qu’on peut créer le Nouveau. Les transgressions transforment les normes et les règles, les formes de vies et les pratiques.
Hybridité
22Il est particulièrement intéressant de se pencher sur la question des formes culturelles hybrides, les conséquences de ces diversités et transgressions. Le terme « hybride » sert désormais à définir autrement les contacts culturels. Ceux-ci ne sont pas seulement duaux et essentialistes, mais également créateurs d’identité, et ce grâce au « troisième espace ». Ce dernier est liminaire, dans le sens où il constitue un espace intermédiaire et met en évidence les « entre-nids ». Dans ces espaces, on contourne et on restructure les frontières. De même, les hiérarchies et les comportements de pouvoir y évoluent. Ces formes mixtes créent alors une nouvelle identité culturelle qui ne se construit plus à partir du détachement mais par une adaptation mimétique vis-à-vis de l’étranger (Audehm et Velten, 2007).
Perspectives
23Plus que jamais, les processus de formation visant l’expérience de l’étrangéité doivent s’ouvrir et la diversité culturelle doit être comprise comme condition constitutive pour la formation en tant que formation à la pensée complexe. Dans ce processus, la discussion de l’autre joue un rôle important. Pour mieux comprendre l’unitas multiplex de l’ère planétaire, il faut aussi prendre en considération l’altérité dans notre propre culture et être disposé à en faire la rencontre en soi-même. Pour le développement d’une pensée hétérologique, qui s’ouvre à la complexité des choses, les processus mimétiques dans lesquels une compréhension non violente du monde est possible jouent un rôle important.