CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis longtemps, Edgar Morin intrigue, fascine les uns et agace les autres, et sans doute, d’ailleurs, pour les mêmes raisons. D’abord pour avoir franchi allègrement les frontières entre savoirs et disciplines : de l’histoire à la sociologie et à l’anthropologie, de la biologie aux mathématiques et à l’écologie, de la littérature à la politique, de la poésie aux journaux personnels... Ensuite, car il n’hésite pas à lier son existence à son œuvre théorique. Il parle de lui, simplement, rappelant à plusieurs étapes de sa vie le lien entre bonheur, malheur personnel et création. Enfin, il s’est engagé dans de nombreux combats politiques. Contre le communisme qu’il connaissait bien pour, comme beaucoup d’intellectuels de sa génération, avoir adhéré au PCF, puis s’en être écarté très tôt en 1949. Il s’est, par la suite, employé à tenter de refonder le marxisme, à lutter contre la colonisation, le retour de De Gaulle au pouvoir, sans oublier Mai-68, les séjours californiens et le soutien aux Palestiniens – au point d’être taxé d’antisémitisme...

2Ses combats dans le monde académique ont été au moins aussi intenses, contre les petits maîtres marxistes, le structuralisme, le scientisme des sciences de l’homme, la fascination pour les systèmes, « l’oubli de l’Homme », le refus de voir le monde changer, les Trissotins de toute sorte. Ces batailles intellectuelles en ont fait un des pères d’une interdisciplinarité large, puisqu’elle dépasse les sciences de l’homme et touche, sans complexe, à tous les autres territoires scientifiques. Tout en poursuivant ce nomadisme théorique et existentiel, il s’est intéressé à des sujets qui étaient pour la plupart hors de la culture académique et considérés comme « mineurs », de la mort au cinéma, en passant par la jeunesse, la chanson, la musique yéyé, l’Amérique latine avant la mode, les médias de masse, la rumeur, les stars, l’Europe… Dès les années 1960, il est un des pères fondateurs des sciences de la communication avec Georges Friedmann et Roland Barthes. Sans oublier ses travaux sur la modernité à Plozévet, La Rumeur d’Orléans, et bien sûr La Méthode. Difficile à situer, il a souvent été critiqué voire soupçonné, trouvant finalement au CNRS et à l’EHESS la liberté nécessaire.

3Le fait qu’il ait été lié amicalement à Robert Antelme et Dyonis Mascolo, après la Guerre, puis à Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, malgré des différends théoriques, illustre à la fois sa liberté de penser et son non-conformisme, peu compatible avec le marxisme d’avant-68 et une bonne partie de la pensée critique d’après-68. Il aime décloisonner et proposer de nouvelles combinaisons. En ce sens, sa démarche illustre parfaitement l’esprit du temps, surtout que depuis 1990, la mondialisation oblige à tout repenser. Son éclectisme et son interdisciplinarité ont été prémonitoires de la réalité politique et culturelle d’aujourd’hui. Mais aussi des enjeux scientifiques les plus ardus de ce début de siècle : résister à la spécialisation et à la taylorisation de la production scientifique et des disciplines qui, depuis maintenant plus d’un demi-siècle, fabriquent des hyper-spécialistes incapables de se confronter aux grandes questions de la science, de la connaissance, de la politique et de l’homme. Grandes questions qui sont pourtant depuis toujours au cœur des travaux du monde académique.

4Nombre de ceux qui lui reprochent ce vagabondage théorique seraient bien incapables d’ailleurs de manifester une telle curiosité d’esprit et de faire preuve d’une telle capacité de travail pour entrer dans différents domaines de la connaissance sans s’y laisser enfermer. Un esprit curieux, peu dogmatique et en tout cas beaucoup moins vindicatif que la plupart de ceux qui se sont opposés successivement à lui depuis plus d’un demi-siècle. Si quelqu’un, au-delà de la bataille de l’interdisciplinarité, illustre la nécessité et l’immense difficulté d’une épistémologie de la complexité, c’est bien lui. Peu nombreux, dans sa génération jusqu’aux plus jeunes d’aujourd’hui, s’aventurent avec une telle confiance et liberté sur autant de Far-West de la connaissance et, surtout, en ne refusant jamais de débattre.

5L’anti-pensée totalitaire, on le voit dans ses écrits dépourvus de systématismes, s’impose et en fait depuis toujours, ce qui est rare, un non dogmatique. D’ailleurs, il n’y a pas d’« École Morin », incompatible avec sa philosophie de la connaissance et de la vie, même si nombreux sont ceux de par le monde qui ont été marqués par son attitude, son style, sa permanente curiosité et sa liberté de pensée. Pas une école, donc, mais plutôt une posture face au monde et à la connaissance, sans illusion sur les hommes et l’histoire, la guerre et la Résistance lui ayant tout montré, sans pour autant le pousser au pessimisme. Morin est tout le contraire : la joie de la connaissance et de la découverte, passant allègrement d’un sujet à l’autre. Hier comme aujourd’hui, c’est d’ailleurs le partage d’un certain goût pour la tolérance qui caractérise les relations à son entourage. Il est à l’aise dans la mondialisation, rebondissant d’une question théorique à une nouvelle curiosité. Le plaisir intellectuel n’est pas contradictoire avec un certain scepticisme (pour ne pas dire plus) concernant la connaissance, les relations humaines, les sentiments et l’histoire des hommes. D’ailleurs, son œuvre s’est construite sans théorie a priori et dans l’entrelacement des événements, des intuitions, des ruptures et des rencontres intellectuelles et humaines. Un réel humanisme scientifique et une acceptation des chemins tortueux, de la créativité, rarement revendiqués par le monde académique qui ne reconnaît pas toujours le poids de l’intuition et du hasard dans la création rationnelle. Et pourtant…

6Penser, c’est souvent s’aventurer, décloisonner, innover, distinguer, recomposer, regarder.

7Les cinq dimensions de son travail – l’interdisciplinarité, la liberté intellectuelle, la critique politique, l’attirance pour la complexité de nouveaux champs de connaissances, la capacité à entrelacer création et existence personnelle – ont contribué, en dehors de son intérêt pour ce que l’on n’appelait pas encore les sciences de la communication, à toujours essayer de partager et discuter avec le grand public. Il a refusé la tour d’ivoire, trouvant souvent dans le rapport avec les publics plus de liberté que dans les relations académiques. C’est sans doute cette curiosité et cette capacité à passer les lignes, à déplacer les rapports sujets-objets, à accepter sa subjectivité, sans jamais succomber au narcissisme, qui font cette originalité qui séduit, mais agace aussi certains. Beaucoup d’ailleurs, comme je l’ai dit, seraient incapables d’assumer depuis si longtemps ce « grand angle » cognitif et relationnel ; pourquoi pas, car il y a tant de chemins divers pour accéder à la connaissance, mais à condition de ne pas railler ceux qui prennent les chemins de traverse.

8D’une certaine manière, Edgar Morin illustre une autre figure que celle de l’expert qui s’est beaucoup développée depuis plus d’un demi-siècle, avec l’extension et la spécialisation des savoirs. Une autre conception de l’intellectuel qui, certes, peut répondre à la fonction d’expert mais élargit et déborde le cadre habituel. En réalité, il incarne une vision complémentaire du rapport à la science et à la connaissance, même si aujourd’hui celle du spécialiste domine. Edgar Morin renvoie plutôt à cette autre référence, moins à la mode, celle du nomade scientifique, cosmopolite et universaliste. Profil qui devrait être revalorisé au moment où, avec l’élargissement de toutes les frontières, une bonne partie des questions scientifiques, techniques, politiques et sociales échappe à l’échelle de la spécialisation du savoir. Si certains parlent, à son égard et pour tous ceux qui lui ressemblent, d’une péjorative « logique de touche à tout », il faudrait aussi évaluer les dégâts d’une pensée trop spécialisée et hiérarchique. Certes, il est indispensable d’éviter le « tourisme intellectuel », mais il est aussi facile d’affubler de ce qualificatif tous ceux qui cherchent une autre approche des problèmes.

9Conserver l’inévitable spécialisation liée à la complexité des savoirs n’interdit pas, au contraire, un élargissement des perspectives. Demain, le décloisonnement s’imposera de toute façon. Les sciences de l’Univers, de la vie, de l’environnement, de la communication n’obligent-elles pas déjà à cet élargissement des perspectives et des problématiques ? Une nouvelle figure de l’intellectuel est à construire : non pas le moraliste et l’universaliste d’hier, mais un intellectuel qui assume les deux échelles de son identité, scientifique et culturelle ; un universitaire à la fois plus modeste, compte tenu de l’immense complexité de la mondialisation mais aussi sensible à la nécessité de faire cohabiter plusieurs logiques de connaissance, d’écriture et de communication. Là, comme pour le reste, le monde ouvert, multipolaire et multiculturel d’aujourd’hui est plus compliqué à comprendre et à analyser que celui d’hier.

10En fait, ce changement d’échelle et de références oblige à faire cohabiter trois logiques contradictoires, qui illustrent l’enjeu cognitif de la communication dans le domaine des connaissances : ne rien lâcher sur la rationalité et la rigueur des disciplines, tout en construisant l’interdisciplinarité ; accepter que la logique scientifique ne soit plus incompatible avec la prise en compte, au-delà de la rationalité, d’une part de la subjectivité des chercheurs ; élargir les problématiques à l’échelle de la mondialisation. Edgar Morin symbolise, avec quelques autres, cette triple mutation. L’interdisciplinarité, il la connaît et en a souvent payé le prix dans une culture académique où elle est à la fois l’horizon et la langue de bois. L’acceptation d’une certaine subjectivité dans le travail des connaissances, il la revendique. La mondialisation est le plus souvent l’échelle de ses interrogations. Il est d’ailleurs plus souvent reconnu à cette échelle, notamment en Amérique latine, qu’en France.

11C’est selon ces perspectives qu’est construit ce numéro d’Hermès, au-delà de l’hommage à un scientifique qui sort du cadre traditionnel. Sans esprit hagiographique, cette livraison essaye de comprendre à quelle mutation du monde correspondent cette attitude et cette production intellectuelle originales. Non pour en faire un modèle, mais pour rendre compte de la rareté et de la difficulté d’une démarche « d’aventurier de la connaissance ».

12Cinquante contributeurs, de proximité variable avec Edgar Morin, amis ou connaissances, français ou étrangers, proches collaborateurs d’un temps, quasifamiliers ou anciens étudiants se rejoignent. À la fois pour ce 60e numéro d’Hermès, pour célébrer les 60 ans d’appartenance d’Edgar Morin au CNRS, et aussi, bien sûr, pour ses 90 ans. Tout ceci à partir de la structure originale de l’ISCC, qui souhaite développer cette interdisciplinarité et les sciences de la communication au CNRS.

13Comme je le précisais plus haut, il est l’un des pères fondateurs de ces sciences, aux côtés de ceux que nous avons mis en valeur dans le numéro Hermès 48 ? Les racines oubliées des sciences de la communication, en 2007. Il l’est à trois titres : ses études de communication de masse et la volonté d’appliquer une approche communicationnelle à des phénomènes sociaux et culturels inédits ; son souhait d’élargir la problématique de l’information et de la communication, avec l’épistémologie comparée, à différents domaines de connaissance ; son intérêt, enfin, pour une démarche comparatiste des processus communicationnels dans différentes aires culturelles. Il a été nommé, pour ces raisons, président du Conseil scientifique de l’ISCC.

14Le modèle des scientifiques et des intellectuels a plusieurs fois changé en trois siècles, et tout laisse à penser que dans un monde multipolaire les rapports entre l’information, la connaissance et la politique modifieront substantiellement le statut et le rôle du chercheur et du monde académique. Ne serait-ce que pour éviter que la connaissance ne succombe à la seule logique du marché, hélas parfaitement compatible avec la spécialisation des savoirs et leur rentabilisation. Pour le moment, on vante le cosmopolitisme et le vagabondage dans un monde ouvert, mais on l’appréhende avec suspicion quand il est réalisé par des chercheurs. Sortir de la spécialisation et des frontières n’est pas sortir des sciences, c’est les renouveler ; penser, c’est construire des cadres, mais c’est aussi les dépasser, les détruire, les revisiter, les recomposer et imaginer d’autres liaisons. Pourquoi cette liberté de la connaissance est-elle admise pour certaines sciences, de la physique à la biologie, de la chimie à l’environnement, des sciences de l’homme aux sciences de la communication, et n’est-elle pas tolérée comme posture épistémologique générale ?

15Edgar Morin, avec tant d’autres, moins reconnus, plus ignorés, souvent combattus, est un peu le miroir d’une liberté qu’il faudrait aujourd’hui favoriser pour à la fois garantir des spécialisations et les dépasser. Il n’y a aucune raison de faire de lui un modèle, mais aucune non plus de dévaloriser sa trajectoire et son originalité. Une figure à inventer si elle n’existait pas, en tout cas indispensable pour essayer de penser le monde d’aujourd’hui.

16Une chose est certaine : la complexité théorique et humaine est telle que l’on a sans doute besoin de toutes les facettes de la connaissance, de l’action et de la communication, avec un peu plus d’intérêt à l’égard des chercheurs qui choisissent des voies de traverse. Et cet appel pourrait d’ailleurs concerner beaucoup d’autres milieux professionnels et culturels. Merci Edgar.

17Le monde de la connaissance a besoin d’élargir ses critères de référence et de vérité sans craindre d’y perdre son unité, son identité ou sa valeur. Penser, c’est toujours comparer, interroger les synthèses du moment et chercher d’autres voies de la connaissance. Là aussi, la nouvelle échelle du monde incite à plus d’inventivité, de liberté et, en tout cas, à plus de tolérance.

Dominique Wolton
Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC)
Dominique Wolton est fondateur et directeur de la revue Hermès. Dans ses nombreux ouvrages, tels qu’Informer n’est pas communiquer (CNRS Éditions, 2009), il montre le paradoxe que les outils de communication sont souvent révélateur de l’incommunication, insistant sur le fait que la communication concerne tous les domaines. Actuellement, il œuvre pour l’interdisciplinarité et a ainsi fondé l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC).
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.060.0011
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