1Ce que l’on appelle désormais communément les réseaux sociaux numériques [1] a connu en Chine un engouement massif, à défaut d’une épithète plus originale dès lors qu’il s’agit de l’immensité chinoise. L’on serait, suivant les statistiques officielles, à plus de 210 millions d’utilisateurs de « sites d’échanges sociaux » (shejiao wangzhan) en juin 2010 [2], soit exactement la moitié des 420 millions d’internautes chinois recensés en milieu d’année. Curieusement, la catégorie « sites d’échanges sociaux » n’apparaît pour la première fois dans le rapport semestriel du très officiel China Internet Network Information Center (CNNIC) qu’en janvier 2010, alors que des études plus commerciales attestent du succès des réseaux sociaux numériques en Chine dès 2008 – pesanteur bureaucratique ou reconnaissance différée volontaire – Parmi les usages, la croissance du recours aux réseaux sociaux numériques (+19,6 % sur les six premiers mois de 2010) a dorénavant dépassé celle des blogs (+4,5 %, 231 millions de bloggeurs). Le rapport du CNNIC souligne d’ailleurs qu’avec le développement exponentiel d’Internet mobile – aujourd’hui deux tiers des internautes chinois –, les sites d’échanges sociaux devraient connaître un développement « irrésistible » (buke zudang, littéralement « auquel on ne peut résister »). Notons que les plus fortes croissances semestrielles concernent avant tout les achats en ligne (+31,4 %, 142 millions d’acheteurs), les paiements en ligne (+36,2 %, 128 millions d’utilisateurs), et surtout les jeux en ligne (+70,5 %, 296 millions de joueurs) et les échanges de « messages instantanés » (+72,4 %, 304 millions d’utilisateurs). S’agissant de ces deux dernières catégories, elles entretiennent à l’évidence une parenté très étroite avec les réseaux sociaux numériques, puisque les fonctionnalités de messagerie instantanée, de microblogging et de jeux sociaux sont étroitement intégrées aux plateformes. Le divertissement et les jeux (par exemple, Happy Farm ou Mafioso) constituent d’ailleurs les principales raisons pour lesquelles un internaute chinois rejoint un ou plusieurs de ces réseaux (42,4 % reconnaissent tout simplement y « tuer le temps » et 27,4 % s’y rendre pour « jouer » à un jeu interactif) [3].
2Comme souvent pour la Chine, la tyrannie des nombres n’a d’égale que l’originalité des usages. C’est cette originalité bornant à la singularité des « caractéristiques chinoises » que nous nous efforcerons de mettre au jour en nous intéressant successivement aux utilisateurs, aux plateformes et au rôle particulier joué par l’État-parti chinois dans les structures sociales. Une fois de plus, l’héritage communiste en Chine s’affiche comme une subtile synthèse entre contrôle des pratiques et mobilisation des individus et des organisations sociales, tout en tolérant les vertus cathartiques et correctives des émois populaires liés aux sentiments d’injustice.
Qui est mon ami ?
3La plupart des études sur les réseaux sociaux tentent de réconcilier une optique structurale avec une attention privilégiée portée aux interactions entre les acteurs des réseaux (Forsé, 2008 ; Forsé et Degenne, 1994). D’un côté, il apparaît impératif de voir en quoi les structures du réseau contraignent les comportements, et de l’autre de concéder aux interactions entre acteurs – dont la rationalité doit être comprise au sens le plus large, donc au-delà des seuls intérêts et valeurs individuels – un rôle tangible dans la structuration dudit réseau.
4Le Rapport sur l’utilisation des plateformes de réseaux sociaux par les internautes chinois publié fin 2009 nous livre un portrait statistique assez complet de l’utilisateur des réseaux sociaux numériques en Chine. Cet utilisateur est plutôt un homme (52,9 %) et très jeune (presque 53 % a entre 20 et 29 ans, contre seulement 23 % pour l’ensemble des internautes). C’est avant tout un « col blanc » (terminologie du rapport), d’ailleurs légèrement plus aisé que l’internaute moyen parmi les revenus les plus hauts (au-delà de 300 euros par mois), et surtout un étudiant (un utilisateur sur deux). De façon logique, six utilisateurs sur dix de ces réseaux ont fait des études supérieures, contre seulement un quart pour l’ensemble des internautes chinois.
5S’agissant des usages, les trois quarts des utilisateurs ont ouvert un compte sur un réseau social après avoir été « invités » ou « contactés » par un ami, un collègue ou un camarade d’études. Ce sont donc des relations sociales « proches » qui déterminent encore largement les inscriptions aux réseaux sociaux en Chine, et une même proportion des utilisateurs présente ses amis numériques comme étant de « vrais » amis, à savoir des relations sociales effectives dans la vie réelle. Sur la fréquence des accès, la polarisation est duelle : 40 % ne se connectent qu’une fois par semaine alors que 60 % reconnaissent se connecter une voire plusieurs fois par jour, et la moitié de tous les utilisateurs admet se connecter au moins une heure par jour. L’intérêt porté aux autres, à ses amis « virtuels », se focalise essentiellement sur les commentaires écrits et la mise à jour des albums photos numériques de ceux-ci. Le « partage » de morceaux de musique, de vidéos ou de sites web n’intéresse qu’un tiers des utilisateurs et seulement environ 12 % reconnaissent chercher des rencontres intimes. Bien que l’usage des différents services proposés sur une même plateforme soit assez dispersé, ce sont les fonctionnalités de communication avec l’autre qui dominent, avec un premier groupe de fonctionnalités plus furtives voire passives (chats sur un mode de commérage, consultation de la situation de ses amis sur son propre fil d’information en continu et visite de la page de ses amis) qui occupent le devant de la scène, immédiatement suivies par des fonctionnalités de communication plus interactives (écriture de posts sous forme de discussion sur son propre compte, commentaires laissés sur le compte d’un de ses amis, création d’un nouvel album photos en partage).
6Ce portrait purement statistique semble donc indiquer une plus grande prégnance des fonctions d’observation et d’interaction binaire immédiate, faisant passer au second plan les dimensions interactives plus participatives et l’élargissement du cercle des relations – au-delà du recrutement initial de ses « amis » réels, le maillage de la communication peine à devenir centripète.
7Deux études quantitatives plus spécifiques viennent confirmer cette observation tout en l’affinant. Dans la première, les données sont extraites d’une des plus grandes plateformes de blogs en Chine, Sina Blog, et surtout de la grande plateforme estudiantine de réseaux sociaux numériques, Xiaonei (Fu, Liu et Wang, 2008). Pour les deux plateformes, les données ont été collectées en 2006 et représentent plusieurs centaines de milliers de « nuds » (nodes) de connexion. L’analyse de ces données conforte ce que les auteurs appellent « la fameuse loi des “six degrés de séparation” » rendue célèbre par Stanley Milgram à la fin des années 1960, et ce tant pour les blogs que les réseaux sociaux. Bien que le nombre des utilisateurs soit conséquent, chacun navigue ainsi dans des ramifications dont l’éloignement des terminaisons reste tout relatif. Par ailleurs, dans les deux cas, la topographie des connexions reflète des réseaux dits sans échelle, c’est-à-dire décrivant la loi de puissance des 80-20 et donc des coefficients d’agglomération élevés, suggérant une hiérarchie des nœuds. Enfin, s’agissant des modèles de corrélation (ou de mélange ; mixing patterns), les blogs sont plutôt de nature non-assortis (disassortative), c’est-à-dire qu’un blog peu connecté peut être en relation avec des blogs très connectés, alors que pour les utilisateurs de réseaux sociaux, on est plutôt dans la figure de l’assorti (assortative) – les plus connectés étant liés entre eux.
8La seconde étude, plus récente, s’est intéressée aux compteurs mesurant les connexions, ainsi que le nombre d’entrées de blogs et de mise en ligne de photos de quelque 42 millions d’utilisateurs (équivalent à 1,6 milliards de liens sociaux !) du réseau Renren, le second réseau social numérique du pays, ainsi qu’aux historiques détaillés des visites de 61 000 utilisateurs du réseau Renren de l’Université de Pékin enregistrés sur 90 jours (Jing, Wilson et al., 2010). L’objectif était de mesurer la popularité relative de certains profils, la réciprocité des visites de profils et l’impact des mises à jour sur la popularité de certaines identités. Cette étude considère d’ailleurs que « la majorité des interactions entre utilisateurs sur les réseaux sociaux numériques sont des “interactions latentes” », lesquelles interactions latentes prennent la forme « d’actions passives », comme notamment la consultation du profil d’autres utilisateurs. Parmi les nombreuses conclusions de cette énorme base de données (à peine explorée…), l’on note que les visites de profils sont malgré tout plus promptes à engendrer des interactions plus actives – commentaires – que la consultation des albums photos ou des calendriers. Il est donc intéressant de remarquer que certains comportements « invisibles » se chargent d’une plus grande signification que des traces plus visibles. En parallèle, cette étude semble confirmer qu’il n’existe pas de corrélation statistique significative entre la « popularité » d’un utilisateur et le nombre de ses amis ou la quantité de commentaires rédigés.
International vs local
9En Chine, les plus grands réseaux sociaux numériques n’ont pas pour noms Facebook ou Twitter, mais leurs équivalents locaux respectifs que sont QZone et Sina Weibo. À cela, deux raisons principales : la censure dont ont été victimes les deux géants américains, et la capacité des plateformes chinoises à répondre à des demandes spécifiques du marché local, faisant montre de plus de réactivité et d’adaptabilité.
10S’agissant de la censure, sur laquelle nous reviendrons plus loin quant à ses manifestations, il est intéressant de noter ici qu’elle est nécessairement plus virulente et systématique dès lors qu’elle prend pour cible des plateformes étrangères et/ou gérées à l’étranger. Autant la plus grande « docilité » des entrepreneurs nationaux – plus ou moins forcée – et la moindre porosité de contenus « non harmonisés » expliquent cette situation. Il n’en demeure pas moins que si Facebook connaît des ruptures d’accès en Chine dès l’année 2008, et cela de plus en plus régulièrement à l’approche de et pendant la tenue des Jeux Olympiques d’été de Pékin, ce n’est qu’en juillet 2009, au moment des émeutes dans le Turkestan chinois (la province du Xinjiang) que la société de Palo Alto de même que Twitter sont suspendus d’accès – hors proxis et lignes dédiées. Si les réseaux sociaux de socialisation chinois ne vont être que brièvement inaccessibles, la plupart des réseaux sociaux de navigation chinois vont pour leur part payer un lourd tribut au tournant répressif de l’été 2009 : parce qu’ils sont utilisés lors des mouvements de rue d’Ürümqi, la capitale du Xinjiang, les clones chinois de Twitter que sont Fanfou, Jiwai et Digu, tous apparus en 2007, vont être tout simplement suspendus. Mais si les américains Facebook et Twitter le sont toujours, les plateformes chinoises réapparaissent après quelques mois, et certains entrepreneurs de ces technologies dites de la connaissance ne perdent qu’en partie la main dans le cadre de ce rappel à l’ordre : le fondateur de Fanfou, M. Wang Xin, est également le créateur de Xiaonei (devenu en 2009 Renren), la seconde plateforme de réseaux de socialisation chinoise aujourd’hui [4]. Seule conséquence notable – commercialement significative ! –de ces suspensions des plateformes de microblogging chinoises : c’est le service Sina Weibo créé en août 2009 par le troisième plus gros opérateur de sites web de Chine, Sina.com, basé à Shanghai et particulièrement policé, qui va devenir très rapidement le leader du tweet en Chine – en octobre 2010, après seulement 14 mois d’existence, Sina Weibo compte plus de 50 millions d’utilisateurs et plus de 2 milliards de tweets publiés.
11L’existence de champions nationaux favorisés par le pouvoir au gré des campagnes de reprise en main des contenus doit également à la nature des services proposés et à la capacité des plateformes chinoises à satisfaire le marché national. L’inventivité des programmeurs chinois semble dopée par une compétition sans cesse renouvelée qui ne tolère qu’un temps la pâle copie et pour lesquels l’emprunt initial doit vite devenir source d’innovation. Ainsi, si les rapports dénonçant le clonage des Facebook et Twitter en Chine abondent, plusieurs articles pointent du doigt les avantages comparatifs des réseaux sociaux numériques made in China, lesquels dépassent l’enjeu linguistique : pour tel, les espaces d’expression personnelle plus importants, l’existence d’un forum des liens, groupes et recommandations les plus populaires, une vraie démarche communautaire liée au don pour les victimes de catastrophes naturelles et la possibilité de voir quels sont les visiteurs qui se sont rendus sur votre profil rendent Renren « meilleur » que Facebook [5] ; pour tel autre, c’est la capacité de ces plateformes à trouver des « niches » d’audience qui fait la différence – Renren est généraliste mais dans sa première version, Xiaonei, s’adressait aux étudiants, alors que Kaixin001 est avant tout fréquenté par des cols blancs.
12Quoi qu’il en soit, tous ces réseaux sociaux numériques savent que leur modèle financier, à la différence de ce qui se passe en Europe ou aux États-Unis, repose avant tout et déjà sur les achats virtuels (à distinguer du e-commerce) et les jeux sociaux – Farmville a été inventé en Chine. Pratiquement tous ces réseaux se sont d’ailleurs ouverts en 2010 aux applications tierces pour les jeux sociaux, s’inspirant à nouveau de ce qu’avait fait Facebook, mais en saisissant toutes les ressources des intersections avec les jeux sur le Web. Dans un contexte où l’utilisateur chinois des réseaux sociaux est « multicomptes » (presque trois en moyenne, suivant le CNNIC), la concurrence fait rage. Bien que les chiffres prêtent à caution, les quatre réseaux sociaux numériques les plus importants de Chine affichent tous leur prétention d’être no 1 : QZone a le plus d’utilisateurs au total, Renren le plus d’utilisateurs actifs, Kaixin001 le plus d’utilisateurs « hautement actifs », et 51.com le plus d’utilisateurs en milieu rural ! Toutes les plateformes chinoises, qu’elles soient de socialisation ou de navigation, sont dorénavant en concurrence et leur force tient à leur capacité intégratrice de multiples usages, là encore une caractéristique proprement chinoise que l’on ne retrouve ni en Europe ni en Amérique du Nord : QZone, le no 1 de la plateforme type Facebook en Chine (presque 400 millions de comptes) s’est doté d’un service de microblogging appelé Taotao (à présent no 2 des plateformes de type Twitter), et Kaixin001 a fait de même en octobre 2010 alors qu’un mois plus tard, le no 1 du Tweet en Chine (50 millions d’utilisateurs annoncés en octobre 2010), Sina Weibo, déjà appuyé sur l’un des plus grands portails web du pays, faisait la démarche inverse en annonçant la création de Sina Groups, sa version de Facebook aux caractéristiques chinoises.
13Au final, en dépit de « l’harmonisation » des contenus, la popularité établie de ces plateformes nationales semble avant tout s’ancrer sur leurs capacités « opérationnelles » et l’éventualité d’une réintroduction – hypothétique – des « vrais » Facebook et autre Twitter ne semble donc pas constituer une « menace » commerciale effective.
Des zones grises tolérées jamais très éloignées de l’harmonisation
14Le contrôle panoptique exercé par l’État chinois sur tous les modes de communication électroniques, en amont et en aval, et tous les acteurs des industries de la connaissance, est dorénavant bien établi. Pour être bref, les méthodes sont autant préventives et réglementaires, que sélectives (blocage, filtrage, bornage, etc.) et punitives (pénalisation de l’usage d’Internet pour tout usage « dissident ») [6]. Les réseaux sociaux numériques n’échappent pas à ces contraintes. Ils n’échappent pas non plus aux exercices de propagande visant à la « mobilisation » de l’opinion publique.
15Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que les nouveaux moyens de communication électroniques n’ouvrent pas de vastes champs de possible en matière de circulation d’information « en dissonance », pour ne pas dire en dissidence, avec la version officielle. Même si nous ne croyons pas, avec Ying Chan, que le « microblogging transforme l’information en Chine », nous sommes prêts à admettre que les « communications décentralisées et fragmentées » des plateformes de microblogging renouvellent le jeu du chat et la souris entre les pourvoyeurs de vérité et les censeurs. L’affaire de l’immolation de Yihuang, en septembre 2010, est à cet égard exemplaire : après que les autorités locales eut caché les circonstances réelles dans lesquelles trois personnes s’étaient immolées par le feu pour protester contre la démolition forcée de leur domicile, la fille d’une des victimes entame une croisade via Sina Weibo interposé recueillant jusqu’à 60 000 suiveurs de ces quelque 250 tweets, tous répercutés à plusieurs milliers d’exemplaires, finissant donc par attirer l’attention des autorités supérieures et conduisant au final à la mise à pied de cadres locaux [7]. L’on pourrait prendre également l’exemple des grèves massives intervenues dans le Guangdong en mai 2010, et lors desquelles on sait parfaitement que deux ouvriers de chez Honda, Tan Guocheng et Liu Shengqi, tous deux originaires du Hunan, vont largement se servir de leur groupe QQ pour mettre en place leur stratégie de grève et de négociation [8]. Au final, les débrayages de Honda seront suivis dans plusieurs entreprises et à travers plusieurs provinces, se soldant par des augmentations notables (jusqu’à 70 % dans certains cas) des salaires de ces ouvriers dont on avait oublié qu’ils continuaient à gagner environ 115 euros par mois en période de très forte inflation et alors même que les inégalités de statut en fonction des modes de recrutement pouvaient varier du simple au quadruple. Dès qu’il s’agit de « maux sociaux », dans lesquels les victimes sont des « petites gens » en proie à la prédation de cadres locaux, d’employeurs indélicats ou de promoteurs immobiliers sans scrupules, nombre d’affaires ou de scandales finissent par remonter et être exposés au grand jour. En cela, les plateformes de microblogging ne sont pas différentes des blogs, de l’usage des SMS ou des messageries électroniques, comme nous l’avons déjà documenté. Ce qu’elles permettent de publier constitue également à notre sens un outil de gouvernance pour l’État-parti qui appelle de ses vœux la mobilisation citoyenne : ainsi, dans le Livre Blanc sur Internet en Chine publié par le gouvernement en juin 2010, la référence au rôle de supervision joué par Internet apparaît dans la section III consacrée aux « Garanties accordées à la liberté de parole des citoyens sur Internet » juste après que le développement rapide des services de microblogging, de partage de vidéos et de réseaux sociaux numériques soit mentionné et loué. C’est précisément cette capacité d’écoute du Parti communiste chinois, développée au cours des trente dernières années, qui en a fait le plus vieux Parti communiste du monde encore au pouvoir aujourd’hui.
16Dès qu’il s’agit de sujets plus embarrassants, d’un point de vue politique, l’écoute se transforme bien vite en « nettoyage » puis en mobilisation des esprits par martelage d’une vérité enfin harmonisée. Un rapport de Wang Chen, directeur adjoint du département de la propagande du Parti communiste chinois, auprès du comité permanent de l’Assemblée nationale populaire d’avril 2010 obtenu par Human Rights in China, décrit par le menu toutes les campagnes de création d’un environnement favorable au sein de l’opinion publique en ligne et ce afin de créer ce qu’il qualifie de « front d’opinion publique sur Internet ». Comme nous l’avons déjà indiqué, c’est l’utilisation de Twitter et Facebook comme outils d’information et de mobilisation lors des « émeutes » d’Ürümqi, la capitale du Xinjiang, qui conduiront à l’interdiction pure et simple de ces deux plateformes étrangères. Plus près de nous, les tweets concernant le prix Nobel de la Paix chinois Liu Xiaobo se soldent bien vite par des arrestations si d’aventure les titulaires de compte se rassemblent et des mises en résidence surveillée des auteurs afin de prévenir tout débordement [9]. Enfin, selon Reporters sans frontières, un internaute chinois a écopé en novembre dernier d’une peine de 365 jours de travaux forcés dans un camp de rééducation par le travail pour avoir reposté un tweet satirique contre les manifestations anti-japonaises en Chine. On le voit, tout ce qui touche à la légitimité du régime – tensions ethniques, réforme du système politique et nationalisme – ne tolère aucune dissonance. De façon plus anecdotique et néanmoins révélatrice de la vigilance d’État, les éditeurs de jeux sociaux simulant la participation à des organisations mafieuses virtuelles se sont trouvés à l’été 2009 victimes de l’ire du ministère de la Culture, et des jeux tels que Godfather, Gangster et Mafioso Hitman ont tout simplement été retirés de la circulation parce qu’ils étaient « socialement dérangeants ». Le développeur de Happy Farm avait été quant à lui plus chanceux, puisqu’on l’avait simplement incité à changer certains termes de son jeu : ainsi, les internautes chinois ne « volent » plus les récoltes de leurs amis, mais les « récoltent » à leur profit !
17Le succès des réseaux sociaux numériques ne se dément pas en Chine, et s’il n’est pas linéaire, tant son ampleur que sa singularité s’imposent par leur constance. En tant que média, ce succès s’explique largement par le rôle très important traditionnellement joué par les relations interpersonnelles, les fameuses guanxi – la notion de lien fort est très extensive en Chine, mais elle est compensée par une plus grande indigence des liens faibles. À cette dimension culturelle s’ajoutent l’engouement jamais démenti d’une société jeune pour les nouvelles technologies (la Chine en est l’un des principaux producteurs mondiaux et les services afferents sont très vite adaptés à la demande locale) ainsi que la relative « pauvreté » de l’offre plus classique en matière de divertissement et de loisirs. En revanche, les contenus sont là comme ailleurs étroitement surveillés et donc contrôlés par l’État-parti, et dans le jeu de David contre Goliath, aucun signe n’indique pour le moment que la partie – celle de la vérité ou tout du moins d’un éclairage plurivoque de la réalité – pourrait être gagnée par le toujours plus petit…
Notes
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[1]
Sur l’ordre des mots et les querelles de définition ainsi que le rapport aux réseaux sociaux dans leur acceptation plus traditionnelle, voir l’introduction de ce numéro et l’article non publié d’Aurélie Girard et Bernard Fallery (2009). Nous retiendrons ici l’idée de sites de réseaux sociaux numériques, qu’ils soient dits de socialisation (comme Facebook), de réseautage (comme LinkedIn) et de navigation (comme Twitter).
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[2]
China Internet Network Information Center (CNNIC), Statistical Report on Internet Development in China, juil. 2010, p. 36.
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[3]
China Internet Network Information Center, Rapport sur l’utilisation des plateformes de réseaux sociaux par les internautes chinois, oct. 2009, p. 11.
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[4]
Pour une lecture partisane de ces événements, on lira avec un intérêt l’exercice en propagande feutrée proposé par le China Daily, le quotidien de langue anglaise de l’État-Parti, intitulé « Flutter Over New Twitter ». En ligne sur <http://www.chinadaily.com.cn/cndy/2009-10/22/content_8829406.htm>, consulté le 26/01/2011.
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[5]
« Why Renren is Better than Facebook », China Hush, 5 avr. 2010. En ligne sur <http://www.chinahush.com/2010/04/05/why-renren-is-better-than-facebook/>, consulté le 26/01/2011.
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[6]
Pour un panorama des enjeux et des méthodes de la censure, voir Sautedé, 2009a et 2009b.
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[7]
Ying Chan, « Microblogs Reshape News in China », China Media Project, 12 oct. 2010. En ligne sur <http://cmp.hku.hk/2010/10/12/8021/>, consulté le 26/01/2011.
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[8]
Voir, en chinois, Yazhou Zhoukan, n° 23, 13 juin 2010.
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[9]
Bei Feng, « Viewing the Liu Xiaobo Response Through Twitter », China Media Project, 11 oct. 2010. En ligne sur <http://cmp.hku.hk/2010/10/11/7990/>, consulté le 26/01/2011.