1« Langue de bois » : ce concept – car c’est bien de cela qu’il s’agit – est devenu si « incontournable » qu’il s’impose, pour ainsi dire, de lui-même. Il est de ceux qu’il semble presque superflu de présenter : véritable « lieu commun », on croirait qu’il fait partie intégrante de notre langue, voire de toutes les autres, depuis des lustres. Il n’en est rien : le terme apparaît en français au moment du mouvement Solidarność (début des années 1980). C’est un calque sur le russe, par l’intermédiaire du polonais. Au début, il ne renvoie qu’à la « soviet-langue » et aux régimes totalitaires situés de l’autre côté du rideau de fer. Aujourd’hui, la langue de bois est partout : dans le discours des hommes politiques des régimes démocratiques (à l’intérieur de nos frontières) ou des diplomates (à l’extérieur), mais aussi au sein des médias, dans le monde des « communicants », dans le marketing, la publicité, les stratégies de communication des entreprises, voire dans la langue de tous les jours. « Pas de langue de bois : dites-moi tout » : combien de fois entend-on des variations sur le même thème ? De plus en plus d’études et d’ouvrages lui sont consacrés. Un tel succès médiatique mérite qu’on l’analyse en profondeur et sous toutes ses facettes, car il n’y a pas en réalité une langue de bois, mais plusieurs : y compris la dernière en date, qui se pare des atours du « parler vrai ». Il était par conséquent indispensable qu’un volume d’Hermès lui soit consacré, dans toute la diversité et la complexité de ses manifestations et de ses enjeux.
De la « novlangue » totalitaire aux langues de bois démocratiques
2L’expression « langue de bois » a, en français, une gamme de sens très étendue, puisqu’elle sert aussi bien à qualifier les discours des régimes totalitaires et autoritaires (Thom, 1987) que la prose convenue des déclarations politiques les plus banales en démocratie. Dans l’usage courant, tout énoncé qui enrobe des vérités désagréables, des décisions impopulaires ou des injonctions administratives pour les atténuer ou les masquer relève de « la langue de bois » : celle-ci ne serait donc qu’un simple code social parmi d’autres. À cet usage affaibli, on peut opposer un usage fort : la langue de bois, le newspeak décrit par Orwell dans 1984 est une langue dévoyée (voir l’article de Michaël Oustinoff), énonçant sciemment le contraire de ce qui est. Elle ne saurait se confondre avec une langue euphémisée par convention diplomatique, ni avec le « politiquement correct ». Cette langue de bois impose autoritairement une vision du monde inversée, au service d’un pouvoir qui y trouve sa légitimation et dans le but d’interdire la communication, au sein de l’espace public et de ses contre-pouvoirs.
3En France, le terme de « langue de bois » est pris dans un sens souvent si affaibli que l’on a pensé à la baptiser « langue de coton » (Huygue, 1991). C’est oublier un peu vite deux choses : dans l’Autre Europe, par exemple, « langue de bois » évoque immédiatement sa forme « dure », totalitaire (et pour cause : voir l’article de Joanna Nowicki) ; en démocratie aussi, il peut y avoir manipulation délibérée de l’opinion publique, comme le démontrent les dérives de la « bien-pensance » dans le cas du « politiquement correct » ou l’exemple des spin doctors. La « langue de coton » n’est donc pas toujours aussi moelleuse qu’on pourrait le croire : autant de questions que ce numéro ne pouvait éluder.
4Replacée dans une telle perspective, la langue de bois est une question hautement polémique. Néanmoins, il aurait été paradoxal que le numéro d’une revue de communication politique portant sur la langue de bois élude le sujet en recourant ainsi à l’une des stratégies de base… de la langue de bois. En revanche, l’objectif de ce numéro n’est pas d’imposer un point de vue particulier. Les auteurs sollicités expriment donc des positions qui leur sont propres et parfois contradictoires les unes par rapport aux autres : nous l’assumons.
5Nous sommes cependant partis du principe (qui n’est pas nouveau) que la langue de bois n’est ni de droite, ni de gauche, ni du centre : on remonterait ainsi sans peine aux sophistes de la Grèce antique et aux commencements de la politique pour démontrer que la langue de bois ne date pas d’aujourd’hui, même si elle tend maintenant à déborder très largement du cadre originel de la politique. Raison de plus pour en analyser les tenants et les aboutissants.
6Le concept de « langue de bois » suscite actuellement de nombreux débats : aussi bien dans son évolution que dans sa réalité présente. C’est pourquoi il nous a semblé indispensable de parler du livre récent de Christian Delporte, Une histoire de la langue de bois. Un compte-rendu détaillé en est présenté en tête de la rubrique « Lectures » par Bernard Valade qui, en suivant l’auteur, note que la langue de bois « n’est plus comprimée par des mâchoires d’acier ; elle sort de bouches de velours ».
« Promis, j’arrête la langue de bois » : chronique d’une mort annoncée ?
7La langue de bois est, et a toujours été, un repoussoir. C’est la « langue de l’autre ». Du moins quand elle est (trop) visible : elle n’est véritablement efficace que quand on ne la voit pas. Une langue de bois chasse l’autre : en politique, la langue de bois des années 1980 n’était plus utilisable dans les années 1990, et celle des années 1990 ne l’est pas plus aujourd’hui. De plus, le terme « langue de bois » a pris un sens particulier chez les experts en communication et les « communicants » au sens large : l’exemple-type de ce qu’il ne faut plus faire.
8La « langue de bois », c’est la langue d’hier, autrement dit, une langue obsolète et ringarde. Elle doit être remplacée par le « parler vrai », une langue sans détours, qui contrairement à la langue de bois qui communique sans informer, informe en communiquant, directement dans la langue de l’autre, une langue simple, comprise par tous et non réservée à une élite. C’est sous la pression de l’évolution de l’opinion publique que la « langue de bois » technocratique des années 1980-1990 est devenue aujourd’hui impraticable. Elle sonnerait automatiquement faux, c’est-à-dire apparaîtrait pour ce qu’elle est, à savoir une langue de bois.
9Mais ce n’est pas parce que l’on ne parle plus dans la « langue de bois » d’hier que l’on ne parle dans la « langue de bois » d’aujourd’hui ou de demain. Ce n’est pas parce que l’on utilise une langue simple, courante et compréhensible par tous, que l’on met un terme à la langue de bois. Le « parler vrai » devient simplement une des formes possibles de la langue de bois.
10De ce point de vue, ce que l’on pourrait appeler la « nouvelle communication » – et pas seulement dans le domaine de la politique : dans celui aussi de la « société civile » ou des entreprises, etc. – a massivement recours à cette nouvelle forme de langue de bois. À l’inverse, tout « parler vrai » n’est pas forcément, bien sûr, de la langue de bois. Tout dépend du contexte : voilà pourquoi il est important d’analyser chaque langue de bois dans sa spécificité en fonction du cadre dans lequel on l’utilise. Autrement dit, toute langue de bois, y compris la plus « transparente » appelle un art du décodage.
Les langues de bois dans les nouvelles formes de la communication
11Entre les deux extrêmes que sont la langue de bois totalitaire et le terme fourre-tout de la vie courante, tout un éventail de discours plus ou moins stéréotypés peut se déployer, si bien que selon les contextes discursifs les connotations iront crescendo : banalisation du terme dans l’usage courant, code de la politesse sociale à l’inévitable hypocrisie, langage diplomatique aux formules aussi obscures qu’alambiquées, jargon autoritaire de l’expertise bureaucratique, verbiage (pseudo)scientifique disqualifiant les « non-experts », slogans sclérosés habillant l’inédit pour en occulter la nouveauté, propagande mensongère destinée à tenir lieu de vérité officielle, etc. La « langue de bois » est un phénomène polymorphe qu’il est nécessaire d’examiner dans toute l’amplitude de ses variations, examen qui constitue en lui-même une des originalités du numéro.
12La problématique s’ordonnera autour de trois questions fondamentales :
- Est-il tout d’abord possible de tracer une ligne de partage entre ce qui relève ou non de la « langue de bois » dans la gamme des discours conventionnels, à forte prévisibilité, recourant aux stéréotypes et lieux communs de leur domaine (recours qui est en soi parfaitement légitime) ?
- Est-il ensuite possible de cerner des modalités de production récurrentes de la « langue de bois », dans des domaines aussi variés que la communication politique, scientifique, technique ou culturelle et les finalités (positives et négatives) qu’elles servent ?
- Enfin, qu’est ce qui produit, chez le récepteur, cette sensation de lien perdu volontairement ou non au « réel », quand les « les mots ne collent pas aux choses » (Mrozek) ? En effet, la « langue de bois » n’existe, selon nous, que du point de vue des récepteurs. Du côté des locuteurs, peut-on repérer comment les mécanismes par lequel le langage, au lieu d’évoquer le référent et donner prise sur lui, permet de l’éviter, de le masquer ou de le nier ? Comment lui substitue-t-il un « autre monde », autosuffisant, auto-référencé, inaccessible au non-initié, hermétique à l’échange et à toute « vérification » ?