CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il n’existe pas au Pérou d’expression équivalente à « langue de bois ». Le phénomène ainsi désigné y existe pourtant bien, mais on a recours, pour y faire allusion, à des termes plus classiques, sans doute plus approximatifs, qui ne visent, chacun, qu’un type de langue de bois particulier. Ainsi en est-il de lenguaje burocrático (langage bureaucratique), lenguaje diplomático (langage diplomatique), ou políticamente correcto, (politiquement correct). Parfois, le mot lenguaje est remplacé par jerga, qui veut dire, « argot », mais qui prend aussi le sens de « jargon » ou de « langage propre à telle ou telle profession ou activité ». On peut aussi lui préférer le terme de discurso (discours), notamment quand on veut parler du discours officiel. Autrement dit, à défaut d’une expression qui saisisse de façon générale et globale le phénomène, on utilise des mots et des concepts qui ne le recouvrent, chacun, que partiellement.

2Dans les pages qui suivent, il sera question, de façon assez brève, de la langue de bois dans la politique péruvienne, au cours des vingt dernières années, et plus précisément de l’usage de certaines expressions et mots qui sont devenus omniprésents dans les discours des acteurs politiques.

Le régime d’Alberto Fujimori et le discours « anti-parti » et « anti-politicien » (1990-2000)

3En juin 1990, un ingénieur d’origine japonaise, Alberto Fujimori, inconnu de tous quelques mois auparavant, fut élu Président de la République. À la surprise générale, il avait battu Mario Vargas Llosa, le célèbre écrivain qui avait été largement en tête dans les sondages pendant pratiquement toute la campagne électorale. M. Fujimori, était un outsider, c’est-à-dire quelqu’un qui n’appartenait à aucun des partis qui, jusque-là, dominaient la vie politique péruvienne. Bien au contraire, il avait créé sa propre formation, Cambio 90 (Changement 90).

4La victoire de M. Fujimori constituait, bien évidemment, un désaveu cinglant aux partis jusqu’alors dominants, ce qui, en fait, n’avait rien de surprenant. Le Pérou se trouvait alors dans une situation catastrophique, avec une inflation de plus de 7 000 % par an, des mouvements terroristes en plein essor et une corruption généralisée. La classe politique dans son ensemble était discréditée. Les électeurs se tournèrent par conséquent vers une personnalité nouvelle. M. Vargas Llosa, était, d’ailleurs, lui aussi, un nouveau venu en politique, mais il eut peut-être le tort de s’allier à deux des anciennes formations.

5M. Fujimori plaça sa présidence sous le signe du rejet des anciens partis, et, au-delà, de la politique et des politiciens en général, ce qui s’accentua encore plus, après le coup d’État qu’il organisa le 5 avril 1992. Avec l’aide de l’armée, il mit fin au fonctionnement du Parlement, en invoquant un supposé « complot » des anciens partis contre son administration. Sous la pression de la communauté internationale, M. Fujimori dut pourtant se résoudre à un compromis et organisa, quelques mois après, des élections pour constituer une assemblée chargée de rédiger une nouvelle Constitution et d’assumer en même temps les fonctions législatives. Cependant, le Président, dont la popularité auprès de la population était immense, put s’assurer une majorité parlementaire confortable.

6Dans le climat de dénigrement des anciennes formations et de la classe politique, un nouveau lexique s’imposa. Ainsi, en est-il de l’adjectif « traditionnel » dont l’utilisation explosa dans les discours pour désigner les anciens partis, avec une connotation, bien entendu, négative. D’ailleurs, le concept lui-même de « parti politique » prit, naturellement, une tournure très défavorable, ainsi que le terme de « politicien ». On assista dès lors à des épisodes assez saisissants mettant en scène des ministres de M. Fujimori qui, à peine désignés, s’empressaient, avant toute chose, de déclarer à la presse qu’ils n’étaient pas des politiciens mais des « techniciens ». Ce dernier terme devint d’ailleurs très populaire et se présenter comme tel devint pratiquement une condition sine qua non pour s’assurer un avenir politique. Il y en eut d’autres. Le qualificatif « indépendant » devint, lui aussi, très populaire. On assista ainsi à une profusion de « mouvements indépendants » créés à l’occasion des élections municipales.

7Il faut préciser cependant que, dans une très grande majorité, les fondateurs de ces mouvements indépendants n’étaient pas des nouveaux venus en politique. Bien en contraire, il s’agissait souvent de militants et de dirigeants des anciens partis qui les avaient désertés pour créer leurs propres mouvements et ainsi préserver leurs chances électorales. Compte tenu de leur passé, ils pouvaient difficilement prétendre qu’ils n’étaient pas des politiciens, mais le qualificatif « indépendant » vint alors à leur rescousse. Ils pouvaient dire qu’ils étaient, certes, des politiciens, mais « non traditionnels » et, surtout, « indépendants ». Ce terme permettait de gommer ou de laver dans une certaine mesure le côté honteux du mot « politicien ». Ajoutons que, parfois, ce sont les anciens partis qui, compréhensifs, autorisèrent leurs militants à les quitter provisoirement pour créer des mouvements indépendants.

L’après Fujimori : le discours sur les menaces contre la démocratie retrouvée

8M. Fujimori, après une première et triomphale réélection en 1995, s’était fait réélire en juin 2000, cette fois-ci dans des conditions beaucoup plus contestables. Quelques mois plus tard, son régime s’écroula, emporté par un grand scandale touchant le principal conseiller du Président et éminence grise du régime, l’ancien capitaine de l’armée Vladimiro Montesinos. Un enregistrement vidéo divulgué à la télévision montrait ce dernier remettant 15 000 $ US en billets de banque à un parlementaire d’opposition en échange de son passage dans le camp du gouvernement. Puis vinrent d’autres cassettes vidéo, qui dévoilèrent alors au grand jour l’immense corruption du régime et qui impliquaient des hommes politiques, des militaires de haut rang, des magistrats et des hommes d’affaires, entre autres personnalités.

9Dès lors, de nouveaux termes prirent place dans le discours politique et, notamment, ceux de « mafia » et de « fujimontésiniste », utilisés séparément ou combinés, pour se référer au régime déchu et à ceux qui en avaient fait part. Ils furent souvent invoqués par le gouvernement d’Alejandro Toledo, élu Président en 2001, en guise de réponse aux attaques dont il fut objet durant son mandat par une bonne partie des médias. M. Toledo et ses partisans ne se lassèrent pas de dénoncer l’existence, derrière les attaques, d’une « conspiration fujimontésiniste », ayant comme but ultime la destruction du système démocratique.

10Il est intéressant de noter qu’en revanche le terme « fujimorisme » n’a pas été utilisé de la même façon, et en tout cas, beaucoup moins, car il n’a pas une connotation négative auprès de toute la population, bien au contraire. Si Vladimiro Montesinos fait l’unanimité contre lui dans l’opinion en devenant le prototype de l’homme malfaisant, M. Fujimori a conservé une popularité non négligeable. Ceci, grâce aux succès obtenus sous sa présidence dans les domaines économiques et dans la lutte contre le terrorisme, et grâce aux travaux d’infrastructures qu’il a menés dans un grand nombre de localités parmi les plus reculées du pays. Dans cette optique, son association étroite avec M. Montesinos passe au second plan pour une partie de la population. Le fujimorisme est ainsi une force politique non négligeable, avec une représentation importante au Parlement. Par ailleurs, Keiko Fujimori, fille de l’ancien Président, occupe la deuxième place dans les sondages, avec environ 20 % des intentions de vote, pour l’élection présidentielle de l’année prochaine.

Les mots du débat politico-économique actuel

11Le Pérou connaît depuis plusieurs années un important essor économique, sans que la crise mondiale qui a débutée en 2008 en ait brisé l’élan. Pourtant, la politique libérale menée par les derniers gouvernements, et qui est à la base des résultats obtenus, est âprement critiquée par l’univers de la gauche qui sympathise, à des degrés divers, avec les régimes de Hugo Chavez au Venezuela, de Rafael Correa en Équateur et d’Evo Morales en Bolivie, et qui, tous trois, prônent ce qu’ils appellent le « Socialisme du xxie siècle ». L’argument principal des critiques est, en résumé, que la croissance n’aurait bénéficié qu’à une minorité de la population et aux grandes sociétés étrangères, notamment celles qui exploitent les ressources naturelles.

12Les mots et les expressions utilisés dans le cadre de cette critique sont intéressants. Ainsi en est-il du « fujimorisme économique ». Par là, on se réfère au fait que la politique menée actuellement se situe dans la même ligne que celle du régime d’Alberto Fujimori, en ce sens qu’elle est d’inspiration libérale. Bien entendu, l’expression n’est pas innocente, car elle associe le libéralisme économique au régime de M. Fujimori. Ainsi, l’opprobre est jeté, de ce point de vue, sur ceux qui défendent la politique libérale. En clair, c’est une tentative de disqualification de l’adversaire idéologique.

13De même, un lien est suggéré entre le coup d’État du 5 avril 1992 et la politique actuelle. Ainsi, un éditorial du site Web Otra Mirada (Un autre regard), publié le 5 avril 2010, assure que MM. Fujimori et Montesinos ont organisé le coup d’État à la tête d’« une coalition d’intérêts regroupant, outre les chefs des forces armées, des groupes économiques importants locaux et étrangers, ainsi que les organismes internationaux tels que le FMI et la Banque Mondiale ». Le but ultime aurait été « d’établir un rapport pervers entre l’économie et la politique », c’est-à-dire un « capitalisme des copains » que « les gouvernements de M. Alejandro Toledo et, de l’actuel Président, Alan García, ont maintenu ».

14Bien entendu, le terme « néolibéralisme » est aussi largement utilisé. Il a une connotation négative que n’a pas le mot « libéral » et une résonance dont est dépourvu le mot « ultralibéral », pratiquement jamais utilisé. On parle ainsi du « modèle néolibéral » et, par association d’idées, le terme « modèle » a, lui aussi, pris une connotation négative, et il est employé sans lui adjoindre le qualificatif « néolibéral » qui est sous-entendu. « Modèle » fait écho d’une certaine façon au mot « système », très utilisé comme épouvantail par les esprits rebelles de la dernière moitié du siècle précédent. On parle donc des « défenseurs du modèle », un peu à la manière de « défenseurs du système ».

15Cependant, les critiques de gauche récusent fermement le terme « antisystème », qui est lancé contre eux depuis l’autre côté de l’échiquier politique, car il est associé aux idées de radicalisme et de chaos. Anciens militants de partis marxistes-léninistes pour une très large part, ils refusent aussi avec indignation le qualificatif de « communistes ». Ils proclament ne pas être opposés à l’économie de marché, mais au néolibéralisme et au « capitalisme des copains ». Ils disent également accepter les investissements étrangers, mais à condition « qu’ils servent l’intérêt national ». Ce qui est curieux, c’est que s’ils ne cachent pas leurs sympathies pour les régimes des pays qui proclament le « socialisme du xxie siècle » ; ils se gardent toutefois d’invoquer ce concept. Une autre formule, qui se veut sans doute plus rassurante pour l’électorat centriste a été trouvée : l’« économie nationale de marché », mais dont les contours, comme il arrive souvent avec les idées lancées sur le terrain politique, restent assez imprécis.

Conclusion

16Le discours en politique, aussi bien celui tenu par les hommes politiques que par les journalistes et les intellectuels qui prennent position pour un camp ou l’autre, est peuplé de formules, d’expressions et de mots qui, par leur effet sur le public, sont répétés sans cesse, ou, en tous cas, souvent. Ils ont pour finalité de remplacer, ou, mieux encore, d’éviter les argumentations réfléchies. En ce sens, ce sont de vrais slogans. Au Pérou, le phénomène est particulièrement frappant, ce qui s’explique par l’absence d’une culture politique solide. Cette situation s’est aggravée avec le discrédit des politiciens et des partis qui existaient il y a une vingtaine d’années. Ils n’ont pas été remplacés par de nouvelles organisations, mais par une galaxie de mouvements personnels et éphémères. Autrement dit, le choc de l’année 1990 continue de marquer la vie politique péruvienne, et, avec elle, le message que les différents acteurs sont censés transmettre. La manifestation la plus extrême de cette réalité est que le silence et l’absence de paroles peuvent devenir un gage de succès politique. Ainsi, le maire actuel de Lima, la capitale, est extrêmement populaire et grand favori pour les prochaines élections présidentielles, alors qu’il garde un profil très bas et ne s’exprime pratiquement jamais, au point d’avoir été surnommé le « muet ». C’est là, peut-être, la forme la plus sophistiquée de langue de bois en politique.

Français

La langue de bois dans la politique péruvienne des vingt dernières années est marquée par le choc des élections de 1990, qui a révélé le grand désenchantement de la population vis-à-vis des politiciens et du discours politique en tant que tel. Les politiciens sont donc obligés d’être très économes de leurs paroles, sous peine de lasser et réveiller la méfiance. Ils doivent se rabattre sur des formules, des slogans, et des mots, dont le choix obéit souvent au seul souci de se démarquer d’autres acteurs politiques censés être tombés en disgrâce auprès de la population. Autrement dit, les politiciens cherchent beaucoup moins à faire des propositions et des promesses, qu’à éviter d’être du mauvais côté dans la perception, d’ailleurs très changeante, de la population. C’est le triomphe du marketing au détriment du discours politique traditionnel. Il s’ensuit un art de la langue de bois plus exigeant.

Mots-clés

  • sentiment anti-politicien
  • marketing politique
  • Pérou
  • Fujimori
  • mots
  • slogans
Francisco Belaúnde Matossian
Francisco Belaúnde Matossian, avocat et journaliste, est l’éditeur de la revue Testimonio de l’Instituto de Estudios Social Cristianos (IESC) de Lima (Pérou). Il écrit régulièrement des tribunes sur l’actualité politique péruvienne et internationale dans le journal El Comercio de Lima et il est également membre du comité exécutif de l’Alliance française de Lima et président de l’Association du Lycée franco-péruvien.
Courriel : <fbelaunde@terra.com.pe>.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.058.0087
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