1Étymologiquement, le terme vient de l’art vétérinaire et désigne une maladie bovine, fatale puisque le ruminant ne peut plus s’alimenter quand sa langue devient aussi dure que du bois. D’où l’interrogation sur ce que Jean d’Ormesson, à propos du parler Unesco, appelait « la langue de guimauve » : sinon fatale, tout au moins impropre à nourrir la communauté internationale ?
2À un premier niveau de réflexion tout langage exotique par les sons, les accents, la grammaire, le vocabulaire est ressenti comme une marque d’extériorité et suscite de la défiance car « il n’est pas d’ici ». Réflexe communautaire bien connu des anthropologues, car il est un moyen sûr de démasquer un intrus ; de même, les sociétés secrètes (à commencer par les chrétiens réfugiés dans les Catacombes) veillent à se doter de rituels et de symboles qui exigent une lente et longue initiation. Pierre Bourdieu a décrit sous le concept de « stratégies de distinction » le soin apporté par chacun de nous à définir son appartenance et du fait même de ses choix, les différences d’avec d’autres quartiers, classes sociales, classe d’âge. Toute définition est par là même une négation, remarquait Spinoza.
3Le choix d’un langage hermétique et codé pour ceux qui n’appartiennent pas au clan (groupe, parti…) est donc un phénomène extrêmement répandu. L’idéal d’une langue partagée de tous et transparente (sans initiation préalable) relève du mythe paradisiaque, d’avant la condamnation de Babel, car les êtres humains se définissent dans ce double mouvement d’appartenance et d’exclusion, au sein de leurs semblables.
4Mais, pour autant, qu’en est-il en termes de citoyenneté et de démocratie, dans les instances internationales comme l’Unesco ou la Cour internationale de justice ? La déclaration des Droits de l’Homme proclame bien l’égalité des droits et récuse les inégalités, licites sous des temps régaliens désormais révolus. Les décisions juridiques, les conventions internationales (sur la diversité des expressions culturelles, par exemple) font une obligation abstraite du droit à la différence, à l’existence de la pluralité des langues, même minoritaires, transformant en « principe » l’antique malédiction de Babel.
5Comme il est loin le temps où les écoliers de la République ne devaient s’exprimer que dans la langue officielle, inconnue de leurs parents. Se révèle ainsi une injonction paradoxale : soyez différents, mais tous unis dans une communauté nationale, européenne, internationale, ce qu’avait déjà souligné Montesquieu. Près de trente années de séances de travail dans les instances internationales permettent de témoigner que la « langue de guimauve », c’est-à-dire ces textes adoptés à l’unanimité ont effectivement perdu tout relief, toute saveur locale. On ignore les interminables séances, parfois en nocturne et sans interprète, portant sur la marque ou non du pluriel, l’ajout d’un adjectif qualifiant. Pour devenir universellement applicables, sans aucun recours à la force, les textes adoptés doivent être acceptables pour tous, les aspérités, particularismes, soigneusement gommés pour éviter tout conflit ou revendication ultérieurs. Les silences, les omissions, les abandons d’amendement, autant de sacrifices, autant de batailles perdues par chacun au nom de l’intérêt général.
6Un membre éminent (un des douze juges) de la Cour internationale de la Haye, témoigne du travail d’invention conceptuelle juridique auquel se livrent les juges qui doivent « créer » des notions nouvelles (en droit international) là où n’existaient jusqu’alors que la loi du marché ou la supériorité de la flotte. Il s’agit, tout comme dans les domaines de la science, de l’éducation ou des arts, de dépasser les coutumes régionales, nationales, dans un espace public, au nom du Bien commun.
7Langue de bois ? Certes non, pour qui sait l’entendre, chaque phrase vibre encore des combats livrés pour son élaboration collective ; mais il y a déjà deux siècles, Jean-Jacques Rousseau gémissait : je n’ai pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif.